mercredi 1 mars 2017

Etre femme du monde au XVIIIè : illusions et désillusions (4)




Que signifie « être soi »  quand les contraintes sociales et idéologiques vous imposent un rôle et une place que vous n'avez pas choisis ? Et dans la position qui est la leur, que deviennent les rêves, les passions, les ambitions de Louise, d'Emilie et de toutes ces autres femmes du monde ?
 
l'homme lit, la femme écoute
-Prenons d'abord le cas de Louise Dupin. Entre 1740 et 1750, l'épouse du fermier général travaille à l’écriture d’un très volumineux ouvrage (environ 2000 pages réparties en 47 chapitres) consacré à la défense des femmes.
Au final, cet essai ne sera jamais publié, ni à l’étranger, ni même sous couvert de l'anonymat.
Comment expliquer ce renoncement ? 
En femme lucide et consciente des usages de son temps, sans doute a-t-elle voulu s'éviter le ridicule de ces femmes savantes dont Molière riait déjà un siècle plus tôt. Au XVIIIè, le champ littéraire de la femme demeure en effet circonscrit aux genres mineurs tels que le conte ou les petits vers. Les sujets sérieux, ceux traités dans les ouvrages d'esprit, restent par tradition réservés aux hommes. Au mieux, on se moquerait d'une femme qui se mêlerait de participer à ces débats ; au pire, on l’accuserait de ne pas être l'auteur de ses livres.

Ce renoncement s'explique également par la position que tient Louise au sein de la famille Dupin. Quand on tient salon au service d’un époux, ce serait faire du tort à sa réputation que de prétendre rivaliser avec les auteurs ou les scientifiques qu’on reçoit.

Parmi les salonnières du XVIIIè, j’entends celles qui ont duré, aucune n'a jamais pris le risque d’assumer  le statut d’écrivain ou de « bel esprit ». 

Mme du Deffand regrettait d'ailleurs : « j’ai le malheur de passer pour un bel esprit, et cette impertinente et malheureuse réputation me met en butte à tous les étalages »

Et Louise d’Epinay de constater : « une femme a grand tort et n’acquiert que du ridicule lorsqu’elle s’affiche pour savante ou pour bel esprit et qu’elle croit pouvoir en soutenir la réputation »





-Cette dernière fait pourtant partie de ce petit groupe de femmes qui ont longuement hésité à investir ce champ littéraire réservé aux hommes.

C’est en 1757, alors qu’elle est déjà séparée de son époux, qu’elle ose franchir le pas. Mais son 1er ouvrage consacré à l’éducation de ses enfants est imprimé à Genève, où Louise d'Epinay séjourne, et il n’est distribué qu’à un petit nombre d’amis.

Son émancipation sera progressive, d'une part parce qu'elle est séparée de son mari, et d'autre part parce qu'elle bénéficie du soutien de son amant Grimm et d’autres amis moins traditionalistes comme Diderot.

Son immense roman autobiographique restera pourtant dans les tiroirs et ne paraîtra qu’après son mort.

Finalement, c'est en 1774 (10 ans avant sa mort) qu'elle publie un nouvel ouvrage de pédagogie intitulé les conversations d’Emilie. Il connaîtra un grand succès (jusqu’à être traduit en russe) et vaudra même un pris littéraire à son auteur.

Consciente du risque qu’elle prend, elle écrit pourtant à l’un de ses correspondants : « je ne vous en parle pas parce que j’attends quelques bonnes plaisanteries de votre part (…) quand il sera fini, je vous donne carrière, et je serai la première à en rire avec vous »

Tout cela n’est que posture ; en fait, elle est très attachée à son sujet, à l’écriture de son livre, et à l’idée de partager ses idées avec les femmes de son temps.

On parlera pour finir d’Emilie du Châtelet, de cette ambition qu’elle a osé mener à son terme sans crainte aucune d’être moquée par ses contemporains.

Au contraire de bien d’autres, Emilie a toujours privilégié sa propre personne (ses passions) au détriment de sa réputation, de son époux, de ses enfants, et même de ses amants.

Précisons au passage que sa situation personnelle (loin de Paris, elle aussi séparée de son mari, et habilement secondée par Voltaire), a grandement facilité son ambition scientifique.

Grâce à l’instruction solide qu’elle a eue dans sa jeunesse, grâce à des maitres prestigieux comme Maupertuis, Emilie est devenue la seule grande scientifique de son temps.

Elle a par ailleurs été la 1ère à traduire les ouvrages de Newton et à introduire ses théories en France.

Evidemment, cela lui a valu des méchancetés inimaginables, notamment de la part de Mme du Deffand :

« On dit qu'elle étudie la géométrie pour parvenir à entendre ses livres. La science est un problème difficile à résoudre : elle en parle comme Sganarelle parlait latin devant ceux qui ne le savaient pas… […] Quelque célèbre que soit madame du Châtelet, elle ne serait pas satisfaite si elle n'était pas célébrée, et c'est encore à quoi elle est parvenue en devenant l'amie déclarée de M. de Voltaire ; c'est lui qui donne de l'éclat à sa vie et c'est à lui qu'elle devra l'immortalité. »

Avec Louise d'Epinay, elle fut pourtant l'une des rares femmes du siècle à oser s'avancer au devant de la scène, parmi les grands hommes de son temps, et à y jouer sa propre partition.

 

samedi 25 février 2017

Etre femme du monde au XVIIIè : illusions et désillusions (3)

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ETRE UNE MERE



En devenant mères, Louise Dupin, Louise d’Epinay et Emilie du Châtelet rempliront toutes la fonction qui leur est assignée : donner naissance à un garçon et perpétuer le nom de la famille.


Le rapport des parents aux enfants, même celui de la mère avec l'être qu'elle vient de mettre au monde, n’a pourtant rien à voir avec ce qu’il est devenu aujourd'hui.

Dans les 1ères années, on a évidemment recours à une nourrice. Ainsi, la famille Lalive (les beaux-parents de Louise d'Epinay) envoie l'enfant à plus de dix lieues de Paris. Le moyen idéal pour éloigner la jeune femme de son petit garçon... 
visite à la nourrice, par Fragonard

Plus tard, on s’adjoint les services d’une gouvernante ou d’un précepteur. Ils auront la charge d'éduquer l'enfant et de lui donner sa première instruction. 
Les garçons entreront ensuite au collège, les filles au couvent, en attendant d’être mariés à leur tour.
***
Personne n'attend de ces mères qu'elles prennent soin de leurs enfants.
Ainsi, lorsque Louise soumet à son époux l'idée d'allaiter son premier né, Denis lui répond : « Que voilà bien une des folles idées qui passent quelquefois dans la tête de ma pauvre femme ! Vous, nourrir votre enfant ? J’en ai pensé mourir de rire. Quand bien même vous seriez assez forte pour cela, croyez-vous que je consentisse à un semblable ridicule ? » 
Dans l'esprit du financier, allaiter l'enfant serait un acte ridicule et surtout indigne d’une femme du monde. Dans ces familles, l’enfant est perçu comme une gêne, surtout dans ses jeunes années, d'où ces mesures d'éloignement.
Le témoignage de Louise d’Epinay est une nouvelle fois éclairant : « Hélas ! Tout ce que j’aurais désiré au monde, puisqu’il n’y avait pas de place pour lui dans la maison (rappelons que les Lalive possédaient un hôtel particulier à Paris et un château à la campagne...), aurait été de l’avoir assez près de Paris pour y aller tous les jours ; mais ma mère et mon beau-père, qui ont tout arrangé, ont choisi une nourrice qui demeure à près de dix lieues. Je dois aller demain le voir avec ma mère. Mon mari, qui ne l’a point encore vu, ce cher enfant, n’y peut pas venir »
Denis d'Epinay
 
 Ce désintérêt à l’égard de l’enfant peut également toucher la mère.
Le jour de la mort de son garçon (en 1734), Emilie du Châtelet écrit à son amant Maupertuis: « Mon fils est mort cette nuit…Si vous voulez venir me consoler, vous me trouverez seule. J’ai fait défendre ma porte, mais je sens qu’il n’y a point de temps où je ne trouve un plaisir extrême à vous voir »

Et dans une autre lettre : « j’ai perdu le plus jeune de mes fils. J’en ai été plus fâchée que je ne l’aurais cru et j’ai senti que les sentiments de la nature existaient en nous sans que nous nous en doutassions »

 Ses enfants seront tous pris en charge et instruits par des précepteurs, celui de Louise Dupin sera quant à lui mis en pension chez un précepteur savant à Paris.
 
 ***

 Si l’instruction est semble-t-il assurée, l’éducation est quant à elle souvent négligée.
 Chargé un temps de du petit Dupin, Rousseau renonce avec ce commentaire concernant sa mère : « elle ne voulait pas qu’il fût contrarié »
Comme une mauvaise graine ne saurait donner un bon arbre, ces garçons tourneront mal : l'un comme l'autre s'adonneront aux jeux d'argent et accumuleront les dettes. Louise d’Epinay et Louise Dupin solliciteront elles-mêmes une lettre de cachet pour les faire enfermer en prison. Cette dernière ira jusqu’à exiler son fils unique à l’Ile Maurice. Il y mourra en 1767.

(à suivre ici)



mercredi 22 février 2017

Etre femme du monde au XVIIIè : illusions et désillusions (2)

--> ETRE UNE EPOUSE :


Si l'âge moyen du mariage en France est alors de 25 ans,
Louise Dupin (16 ans), Louise d’Epinay et Emilie du Châtelet (19 ans) et Marie du Deffand (22 ans) appartiennent à des milieux sociaux (notamment celui de la finance) qui unissent leurs enfants par intérêt (s'attacher des noms ou des fortunes), et souvent à un âge plus précoce.
Hormis Louise d’Epinay (tombée amoureuse de son cousin Denis), aucune des jeunes femmes citées ci-dessus n’a choisi son mari. Toutes ont néanmoins semblé heureuses de se marier. 
Comment expliquer ce paradoxe ?  
 
 ***


Pour elles, le mariage offre une perspective alléchante, celle d'entrer dans le monde, donc de découvrir une vie sociale longuement fantasmée, émaillée de sorties et de divertissements.

Ainsi de Marie du Deffand qui épouse un lointain cousin bourguignon (dont elle ignorait tout jusqu'alors !) avant de revenir à Paris, d'être introduite à Sceaux et de devenir brièvement la maîtresse du régent ! Sa vie amoureuse plus que tumultueuse lui vaudra un jour ce jugement peu amène : « elle prend un amant comme on prend un vêtement, parce qu’il faut en avoir un, et le quitte le lendemain, pour le seul plaisir de s’en donner un autre »

Et que dire de Louise d’Epinay ? Le lendemain de son mariage, son mari Denis lui offre du rouge à joues, symbole de son entrée dans ce monde qui lui fait encore peur. La jeune femme disposera très vite de son carrosse et de ses chevaux, ainsi que d'un quart de loge à l'Opéra.


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Dans ce monde, la fidélité ne saurait être exigée d'aucun des deux conjoints. Pour un peu, elle serait même considérée comme ridicule.  Hormis Louise Dupin (et encore manque-t-on d'informations sur son compte), aucune de nos épousées ne sera fidèle à son époux. Du moment qu'elles respectent la bienséance en évitant le scandale public, les jeunes femmes peuvent donc prendre un amant. Ainsi, Grimm pourra s'installer à demeure sous le toit familial (au chateau de la Chevrette) sans que quiconque trouve à y redire. Voltaire vivra lui à Cirey auprès de sa maîtresse Emilie du Châtelet.

Les époux ne sont évidemment pas en reste. Quelques mois après son mariage, Denis Lalive d'Epinay multiplie déjà les conquêtes amoureuses.
le château de la Chevrette : dans l'aile droite, les appartements de Grimm


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Certaines de ces jeunes femmes doivent néanmoins assumer un rôle social auprès de leurs époux. Qu'ils se nomment Claude Dupin ou Denis d'Epinay, ces derniers cherchent généralement à asseoir leur réputation et à donner à leur nom l'honorabilité qui leur manque. Pour ce faire, les familles de financiers miment les conduites aristocratiques, les uns achetant d'immenses châteaux à la campagne, les autres se payant des orchestres ou encore des tableaux de valeur

Chenonceau, demeure estivale des Dupin

L'objectif est encore d'attirer chez soi une "bonne compagnie" ou une "bonne société".
Recevoir un écrivain renommé ou un peintre est facteur de prestige et de considération sociale. On entretient ces artistes, on s’attache leur présence, parfois l’exclusivité de leur présence, en les pensionnant .

Mme du Deffand a pour elle d’Alembert, mais elle est surtout la principale interlocutrice de Voltaire. Pour connaître les dernières nouvelles de Ferney, rien ne vaut une soirée dans le salon du couvent Saint-Dominique !

Le rôle de l’épouse est également de recevoir les visites, de présider aux soupers, et pourquoi pas d’avoir un ou deux jours marqués par semaine.
Louise Dupin reçoit le vendredi et on croise chez elle toute l'aristocratie parisienne, mais également des ministres et des ambassadeurs étrangers. En jouant ce rôle d'hôtesse, elle contribue à dorer le blason de la famille Dupin.
Au début de son mariage, Louise d’Epinay écrit : « nous aurons deux soupers et un dîner par semaine…. Ensuite nous aurons un concert public par semaine, c'est-à-dire où tous les gens de notre connaissance pourront venir et 2 autres jours où nous aurons seulement quelques musiciens pour nous amuser à porte fermée »

Mme du Deffand reçoit tous les jours au plus tôt à 17 heures ; après le souper, on lit, on parle, on joue aux jeux d’argent ; elle s’endort rarement avant l’aube : « je me couche à une heure ou deux, je ne dors point. J’attends les 7 heures avec impatience ; mon invalide arrive, je veux dormir, et il me lit quelquefois 4 heures avant que le sommeil arrive…je m’endors à onze heures ou midi…je ne me lève qu’à cinq ou six heures »


***

L’espace dévolu à ces épouses (notamment les deux Louise) n’est pas véritablement domestique (on ne leur demande pas de s’occuper du foyer) ; il n’est pas non plus public (c’est avant tout la place de l’homme) ; il est entre les deux.

(à suivre ici)


lundi 20 février 2017

Etre femme du monde au XVIIIè : illusions et désillusions (1)

D’Alembert, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Voltaire… Du XVIIIème siècle, l’histoire littéraire a retenu le nom de quelques personnages emblématiques, généralement associés au mouvement des Lumières, et célébrés depuis la chute de l’Ancien Régime comme les inspirateurs de la société moderne. Le lecteur attentif aura remarqué qu’aucune femme ne figure dans ce panthéon des grands hommes.
Des salonnières les plus célèbres de l’époque, parmi lesquelles Claudine de Tencin, Marie-Thérèse Geoffrin, Marie du Deffand ou encore Julie de Lespinasse, qui ont accueilli chez elles les plus illustres esprits de leur temps, on ne trouve quasiment nulle trace dans notre patrimoine littéraire. Spectatrices au quotidien de l’effervescence intellectuelle qui caractérisait les réceptions mondaines, elles se sont toujours contentées d’applaudir au génie de leurs hôtes sans jamais s’avancer sur le devant de la scène pour jouer leur propre partition.


Le parcours de Louise d'Epinay, que j'évoque dans mon dernier roman, est révélateur de cette injustice faite aux femmes. Essayons de comprendre pourquoi.




ETRE JEUNE FILLE DE LA BELLE SOCIETE
 
Des 150 écoles parisiennes ouvertes aux jeunes filles dans les années 1750, il convient de distinguer les externats payants qui dépendent de Notre-Dame, les écoles de charité destinées aux enfants pauvres et les communautés religieuses (parfois gratuites, elles aussi) dont les pensionnats réunissent l'essentiel de l'élite parisienne.
A en croire ses pseudo-mémoires, Louise d’Epinay a passé 2 années au couvent (sans doute entre 1737 et 1739), apparemment dans une institution caritative.
Marie du Deffand est elle aussi demeurée pensionnaire au couvent de la Madeleine du Traisnel, établissement fort renommé à Paris. Emilie du Châtelet a quant à elle bénéficié d'une instruction à domicile, au 4ème étage de l'hôtel particulier où résidait sa famille.

Dans leur salon, ses parents reçoivent alors ce que Paris fait de plus brillant : et notamment Fontenelle, avec qui la jeune femme parle d’astronomie et de physique. Contrairement aux filles instruites dans les institutions traditionnelles, Emilie apprend les langues, notamment l’anglais, l’italien, un peu d’espagnol, et surtout le latin ; avec Maupertuis, elle aura plus tard un maître capable de former son esprit et de l'initier à la complexité scientifique. Mais les autres ? Celles qui connaissent une scolarité plus classique ?
Pour elles, l’instruction religieuse et la formation à la piété constituent évidemment la priorité.

On peut ainsi lire dans le règlement de la communauté de Sainte-Anne (paroisse de St-Roch) : « Il ne faut pas exiger d'elles plus que Dieu leur a donné et qu'elles peuvent faire, si on ne peut pas tirer d'avantage il suffit qu'elles croient ce qui est nécessaire et qu'elles soient de bonnes mœurs »
Pour toutes les classes de filles, même celles tenues par des maitresses laïques, il faut avant tout apprendre à connaître et à obéir à Dieu. On apprend les prières, le catéchisme, les grands textes sacrés, et on assiste à la messe quotidienne.
L’instruction de base est partout la même, à savoir lire, écrire, et compter.
Selon l’origine sociale des écolières, le contenu peut cependant varier. Ainsi, dans les écoles payantes, qui comptent bon nombre de filles de marchands, on privilégie souvent le calcul.
Les écoles caritatives de Notre-Dame initient plutôt les jeunes filles aux travaux d’aiguille, à la couture, à la broderie, à la dentelle... Après deux ou trois années de formation, elles deviendront ouvrières dans l’industrie textile parisienne.
Les couvents, qui hébergent les enfants des meilleures famille, proposent moins de travaux d'aiguille (les domestiques y pourvoiront). En contrepartie, elles développent les pratiques de sociabilité indispensables pour entrer dans le monde. Ainsi, il n'est pas rare que des maîtres extérieurs entrent au couvent pour y donner des cours individualisés d'histoire et de géographie. La musique (harpe, clavecin), le chant, la danse, le dessin, la déclamation sont d'autres pratiques que la jeune fille doit acquérir. L’agrément l’emporte toujours sur les sciences, et nulle part on n’enseigne de langue étrangère.
Comme on le devine, cette instruction ne vise en aucun cas la formation intellectuelle de l'élève.
Pour l’Eglise, la jeune fille est évidemment une cible prioritaire, d'abord parce qu'elle est enfant, et surtout parce qu'elle deviendra mère.


Dans le Mémoire instructif pour faire connaitre l’utilité des écoles charitables, on lit :
«Le défaut d'éducation et d'instruction des jeunes filles a toujours été et est en effet la source de la plupart des dérèglements qu'on voit avec douleur au milieu du christianisme»
Pour restaurer son pouvoir sur les consciences, l'Eglise fait de la future mère l'instrument chargé de propager la bonne parole...

 
Emilie du Châtelet



Devenues adultes, les femmes les plus brillantes porteront un regard amer sur leurs jeunes années.
Marie du Deffand écrira un jour à Voltaire : « Vous ne savez point (…) quel est l’état de ceux qui pensent, qui réfléchissent, qui ont quelque activité, et qui sont en même temps sans talent… »
En écho, Louise d’Epinay confirme : « du temps de notre enfance, ce n’était pas l’usage de rien apprendre aux filles : on leur enseignait les devoirs de la religion…on leur donnait un fort bon maître à danser, un fort mauvais maître de musique et tout au plus un médiocre maître de dessin…Voilà à quoi se réduisaient les études soignées. Surtout on ne vous parlait jamais raison »




 A part Emilie du Châtelet, toutes ces femmes auront le sentiment d’une enfance sacrifiée, d’une éducation ratée et surtout, la conscience d'une injustice faite aux femmes...

(à suivre ici

samedi 18 février 2017

Dom Bougre, le portier des chartreux (5)

Dom Bougre, portier des Chartreux est un roman libertin distribué sous le manteau dès 1741.

On l'attribue à l'avocat Jean-Charles Gervaise de Latouche.

A la fin du roman, le père Saturnin retrouve Suzon, sa bien-aimée.



Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. J’avais oublié mes chagrins, l’univers entier, dans les bras de Suzon, — Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouveras-tu une fille plus tendre ? où trouverais-je un amant plus passionné ? Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir. L’orage grondait sur nos têtes, le charme de l’illusion le dérobait à nos yeux. — Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé ! Surpris, nous voulûmes nous lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment où nous nous levions. Suzon, éperdue, se jette dans mes bras : il l’en arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Cette vue me rend furieux ; la rage me prête des forces, le désespoir me rend invincible. Un chenet, dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus temps, le coup est porté, le ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie ; à peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits. — Adieu, Suzon, m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère sœur, adieu ! On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur que me causaient les coups des marches sur lesquelles ma tête frappait me fit bientôt perdre connaissance.



Dois-je finir ici le récit de mes malheurs ? Ah ! lecteur, si votre cœur est sensible, suspendez votre curiosité, contentez-vous de me plaindre mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ? Je touche au port et je regrette encore les dangers du naufrage. Lisez, et vous allez voir les tristes suites du libertinage, heureux si vous ne le payez pas plus cher que moi.
Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit, au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais. A Bicêtre, me dit-on. A Bicêtre ! m’écriai-je ; ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la fièvre me saisit, je n’en revins que pour tomber dans une maladie plus cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne souffrais pas le même malheur.
Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eut recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me résoudre à subir une petite opération. Il faut vous épargner ce spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ? Je tombai dans une faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne l’était-il ? J’aurais été trop heureux ! La douleur qui avait causé mon évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur la plus vive. Ah ! je ne suis plus un homme ! Je poussai un cri qui fut entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt revenant à moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit.
Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir de la vie ; l’anéantissement était le but de tous mes désirs ; j’aurais voulu me cacher éternellement ce que j’avais été, je ne pouvais penser sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon cœur, le voilà, cet infortuné père Saturnin, cet homme si chéri des femmes, il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs, malheureux, meurs ; peux-tu survivre cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !
La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre. — Je suis libre, répondis-je au supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, monsieur, oserais-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ? — Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes. — Elle est morte, repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ? et je vis encore ! J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.
Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant un torrent de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour et ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux ; la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune, vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la partager. J’allai me jeter aux pieds du supérieur ; je lui contai mes infortunes. O mon fils, me dit-il en m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.
Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre qu’on m’a connu.
C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je prétends que, quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en lettres d’or sur mon tombeau :
Hic situs est dom Saturnin, Fututus, Futuit.


FIN