On l'attribue à l'avocat Jean-Charles Gervaise de Latouche.
Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait
disparu. J’avais oublié mes chagrins, l’univers entier, dans les bras de
Suzon, — Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où
trouveras-tu une fille plus tendre ? où trouverais-je un amant plus
passionné ? Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui
jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir.
L’orage grondait sur nos têtes, le charme de l’illusion le dérobait à
nos yeux. — Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée
sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé ! Surpris, nous voulûmes nous
lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment où
nous nous levions. Suzon, éperdue, se jette dans mes bras : il l’en
arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Cette vue me rend furieux ;
la rage me prête des forces, le désespoir me rend invincible. Un chenet,
dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je
m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus
temps, le coup est porté, le ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se
jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie ; à
peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits.
— Adieu, Suzon, m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère
sœur, adieu ! On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur
que me causaient les coups des marches sur lesquelles ma tête frappait
me fit bientôt perdre connaissance.
Dois-je finir ici le récit de mes malheurs ? Ah ! lecteur, si votre
cœur est sensible, suspendez votre curiosité, contentez-vous de me
plaindre mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours
sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ? Je touche
au port et je regrette encore les dangers du naufrage. Lisez, et vous
allez voir les tristes suites du libertinage, heureux si vous ne le
payez pas plus cher que moi.
Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit,
au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais. A Bicêtre, me dit-on. A
Bicêtre ! m’écriai-je ; ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la
fièvre me saisit, je n’en revins que pour tomber dans une maladie plus
cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du
ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne
souffrais pas le même malheur.
Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eut
recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me
résoudre à subir une petite opération. Il faut vous épargner ce
spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ? Je tombai dans une
faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne
l’était-il ? J’aurais été trop heureux ! La douleur qui avait causé mon
évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur
la plus vive. Ah ! je ne suis plus un homme ! Je poussai un cri qui fut
entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt revenant à
moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis
aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit.
Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir
de la vie ; l’anéantissement était le but de tous mes désirs ; j’aurais
voulu me cacher éternellement ce que j’avais été, je ne pouvais penser
sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon
cœur, le voilà, cet infortuné père Saturnin, cet homme si chéri des
femmes, il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure
partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs,
malheureux, meurs ; peux-tu survivre cette perte ? Tu n’es plus qu’un
eunuque !
La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ;
mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services
qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara
que j’étais libre. — Je suis libre, répondis-je au supérieur qui me
l’annonçait ; hélas ! à quoi va
me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je
suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais,
monsieur, oserais-je vous demander le sort d’une jeune personne que
l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ? — Il est plus heureux
que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les
remèdes. — Elle est morte, repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon
est morte ! Ah ciel ? et je vis encore ! J’aurais dans le moment
terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me
sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de
la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.
Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant un torrent
de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré
du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à
peine de quoi vivre un jour et ne sachant où aller, je m’abandonnai dans
les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les
murs des Chartreux ; la profonde solitude qui y règne fit briller à mon
esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez
dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune,
vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui
déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la
partager. J’allai me jeter aux pieds
du supérieur ; je lui contai mes infortunes. O mon fils, me dit-il en
m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après
tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.
Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en
donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre
qu’on m’a connu.
C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour
le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je
prétends que, quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en
lettres d’or sur mon tombeau :
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