samedi 14 septembre 2013

L'Ancien Régime vu par le Marquis d'Argenson

 Pendant que je lisais le Journal du Marquis d'Argenson, il m'est revenu à l'esprit une remarque que m'adressait récemment une historienne :

 "D’Argenson n’était pas une fine mouche. On l’appelait “D’Argenson la bête”. Je le trouve pour ma part effectivement très balourd."

De toute évidence, cette brave dame n'a jamais dû lire la moindre ligne de ce magnifique journal. Elle y aurait découvert un témoignage aussi lucide qu'impartial sur le (dys)fonctionnement de l'Ancien Régime.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1751.



Avec la misère générale, jamais les loyers de Paris n'ont  monté si haut, et jamais il n'y a eu plus d'argent à placer déposé chez les notaires : cela vient de l'inégalité des richesses qui  augmente la misère des uns et le luxe des autres ; cela vient de ce que les richesses sont concentrées dans les seuls gens de finance;  tout le monde veut être de cette classe et gagner Paris. Cela vient  de la mauvaise gestion de nos ministres qui ne réforment rien, qui  se laissent aller aux abus et les augmentent au lieu de les  diminuer.

Les quarante millions à emprunter par le roi font grand bruit dans  le public, on en va voir paraître les édits; cela fait craindre que  toute la machine ne s'écroule un de ces jours. 

La distance devient plus grande chaque jour de la capitale à la  province, tout va à la première, rien ne revient à la seconde; je  remarque qu'on ignore les événements les plus marqués qui nous ont le plus frappés à Paris. 

Un politique disait hier qu'il fallait définir ainsi notre gouvernement actuel : une anarchie dépensière; et, par ces  deux principes opposés, l'autorité chemine à sa propre  destruction; car il faut de l'autorité pour gouverner et pour tirer de grosses sommes de la nation. 

Il nous souffle d'Angleterre un vent philosophique de  gouvernement libre et anti-monarchique ; cela passe dans les  esprits et l'on sait comment l'opinion gouverne le monde. Il se  peut faire que ce gouvernement soit déjà arrangé dans les têtes  pour l'exécuter à la première occasion ; et peut-être la révolution  se passerait-elle avec moins de contestation qu'on ne pense. Il n'y  faudrait ni prince, ni seigneur, ni l'enthousiasme de la religion :  cela se ferait par acclamation, comme les bons papes s'élisent  quelquefois. Tous les ordres sont mécontents à la fois. Le militaire,  congédié le moment d'après la guerre, est traité avec dureté et  injustice, le clergé vilipendé et bafoué comme on sait, les  parlements, les autres corps, les provinces, les pays d'États, le bas  peuple accablé et rongé de misère, les financiers triomphant de  tout et faisant revivre le règne des Juifs. Toutes ces matières sont  combustibles, une émeute peut faire passer à la révolte, et la  révolte à une totale révolution où l'on élirait de véritables tribuns  du peuple, des comices, des communes, et où le roi et les ministres  seraient privés de leur excessif pouvoir de nuire. La meilleure  raison qu'on dise à cela est que le gouvernement monarchique  absolu est excellent sous un bon roi ; mais qui nous garantira que  nous aurons toujours des Henri IV? L'expérience et la nature  nous prouvent au contraire que nous aurons dix méchants rois  contre un bon.

On n'a jamais parlé avec tant de hauteur contre le Roi et le  ministère. Les mendiants augmentent à Paris; le pain est à 4 sols  dans les cabarets; on craint disette pour cet hiver; la moitié du  royaume manque de blé, il en est beaucoup sorti. Le roi en fait  venir des pays étrangers pour la somme de six millions, pour les  provinces méridionales du royaume qui en manquent. 


On ne tient que de mauvais discours dans Paris sur la famille  royale, on en veut principalement à la marquise : l'on s'en prend à  elle de la misère publique, et, comme le garde des sceaux passe  pour sa créature et pour son valet, on ne parle que de le déchirer;  et véritablement il y a à craindre quand il passe dans les rues de  Paris.On s'en prend à lui des impôts, des mauvais paiements du  trésor royal, de la misère, des bâtiments et des dons faits à la  maîtresse et à sa famille. De tout cela, il résulte une mauvaise  volonté dans le peuple dont on ne peut retracer ici les traits. Cette  mauvaise et inouïe volonté est soufflée par la prêtraille...


le  gouvernement despotique de France, tout semblable à celui de  Turquie quant à l'absolu pouvoir, a rendu les derniers règnes très-  entreprenants pour les guerres qui ont incommodé nos voisins et  nous ont ruinés ici. Il est beaucoup question aujourd'hui, dans l'esprit des peuples, de cette prochaine révolution dans le gouvernement; on ne parle que  de cela, et, jusqu'aux bourgeois, tout en est imbu.


On ne parle que de la grande dépense que causera le feu d'artifice  que l'on va donner à Versailles. Il y aura une bombe qui coûtera  deux mille écus, une seule fusée sera de huit cents livres... cette fête coûtera  plus de deux millions. Le duc de Gesvres doit y gagner plus de  cinquante mille écus, par les débris qui lui appartiennent par droit de sa charge, étant premier gentilhomme de la chambre en année  d'exercice, et le roi a déclaré que, quand même ladite fête ne  pourrait se donner que dans le mois de janvier prochain, il serait  toujours d'exercice ce jour-là, par bonté et égards pour des besoins  qui ne consistent que dans des dépenses très-frivoles. La Cour est le  tombeau de la nation.


Le peuple de France n'est pas seulement déchaîné contre la  royauté; la philosophie et presque tous les gens d'étude et de bel  esprit se déchaînent contre notre sainte religion; la religion révélée est secouée de toutes parts, et ce qui anime davantage les  incrédules, ce sont les efforts que font les dévots, et  particulièrement les jansénistes, pour obliger à croire. Ils font des  livres qu'on ne lit guère; on ne dispute plus, on se rit de tout et l'on  persiste dans le matérialisme. Les dévots se fâchent, injurient et  voudraient établir une inquisition sur les écrits et sur les discours;  ils poussent les choses avec injustice et fanatisme, ce qui fait plus de  mal que de bien. Ce vent d'anti-monarchisme et d'anti-révélation  nous a soufflé d'Angleterre, et, comme le Français enchérit  toujours sur les étrangers, il va plus loin et plus effrontément dans  ces carrières d'effronterie. 

Il y a un grand orage contre le Dictionnaire  encyclopédique , et cet orage vient des jésuites, y ayant eu l'hiver  dernier grande querelle entre les auteurs de ce livre et les  journalistes de Trévoux. Les jésuites sont Italiens et machinent de loin et avec cruauté leurs vengeances.

 

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