Pendant que je lisais le Journal du Marquis d'Argenson, il m'est revenu à l'esprit une remarque que m'adressait récemment une historienne :
"D’Argenson n’était pas une fine mouche. On l’appelait “D’Argenson la bête”. Je le trouve pour ma part effectivement très balourd."
De toute évidence, cette brave dame n'a jamais dû lire la moindre ligne de ce magnifique journal. Elle y aurait découvert un témoignage aussi lucide qu'impartial sur le (dys)fonctionnement de l'Ancien Régime.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1751.
Avec la misère générale, jamais les loyers de Paris
n'ont monté si haut, et jamais il
n'y a eu plus d'argent à placer déposé chez les notaires : cela vient de l'inégalité des richesses qui augmente la misère des uns et le luxe
des autres ; cela vient de ce que
les richesses sont concentrées dans les seuls gens de finance; tout le monde veut être de cette classe
et gagner Paris. Cela vient de la
mauvaise gestion de nos ministres qui ne réforment rien, qui se laissent aller aux abus et les
augmentent au lieu de les
diminuer.
Les quarante millions à emprunter par le roi font
grand bruit dans le public, on en
va voir paraître les édits; cela fait craindre que toute la machine ne s'écroule un de ces jours.
La distance devient plus grande chaque jour de la
capitale à la province, tout va à
la première, rien ne revient à la seconde; je remarque qu'on ignore les événements les plus marqués
qui nous ont le plus frappés à
Paris.
Un politique disait hier qu'il fallait définir ainsi notre gouvernement actuel :
une anarchie dépensière; et, par ces
deux principes opposés, l'autorité chemine à sa propre destruction; car il faut de l'autorité
pour gouverner et pour tirer de
grosses sommes de la nation.
Il nous souffle d'Angleterre un vent philosophique
de gouvernement libre et
anti-monarchique ; cela passe dans les
esprits et l'on sait comment l'opinion gouverne le monde. Il se peut faire que ce gouvernement soit
déjà arrangé dans les têtes pour
l'exécuter à la première occasion ; et peut-être la révolution se passerait-elle avec moins de
contestation qu'on ne pense. Il n'y
faudrait ni prince, ni seigneur, ni l'enthousiasme de la religion : cela se ferait par acclamation, comme
les bons papes s'élisent
quelquefois. Tous les ordres sont mécontents à la fois. Le
militaire, congédié le moment
d'après la guerre, est traité avec dureté et injustice, le clergé vilipendé et bafoué comme on sait, les parlements, les autres corps, les
provinces, les pays d'États, le bas
peuple accablé et rongé de misère, les financiers triomphant de tout et faisant revivre le règne des
Juifs. Toutes ces matières sont
combustibles, une émeute peut faire passer à la révolte, et la révolte à une totale révolution où l'on
élirait de véritables tribuns du
peuple, des comices, des communes, et où le roi et les ministres seraient privés de leur excessif
pouvoir de nuire. La meilleure
raison qu'on dise à cela est que le gouvernement monarchique absolu est excellent sous un bon roi ;
mais qui nous garantira que nous
aurons toujours des Henri IV? L'expérience et la nature nous prouvent au contraire que nous
aurons dix méchants rois contre un
bon.
On n'a jamais parlé avec tant de hauteur contre le Roi
et le ministère. Les mendiants
augmentent à Paris; le pain est à 4 sols
dans les cabarets; on craint disette pour cet hiver; la moitié du royaume manque de blé, il en est
beaucoup sorti. Le roi en fait
venir des pays étrangers pour la somme de six millions, pour les provinces méridionales du royaume qui
en manquent.
On ne tient que de mauvais discours dans Paris sur la
famille royale, on en veut
principalement à la marquise : l'on s'en prend à elle de la misère publique, et, comme le garde des sceaux
passe pour sa créature et pour son
valet, on ne parle que de le déchirer;
et véritablement il y a à craindre quand il passe dans les rues de Paris.On s'en prend à lui des impôts,
des mauvais paiements du trésor
royal, de la misère, des bâtiments et des dons faits à la maîtresse et à sa famille. De tout
cela, il résulte une mauvaise
volonté dans le peuple dont on ne peut retracer ici les traits.
Cette mauvaise et inouïe volonté
est soufflée par la prêtraille...
le
gouvernement despotique de France, tout semblable à celui de Turquie quant à l'absolu pouvoir, a
rendu les derniers règnes très-
entreprenants pour les guerres qui ont incommodé nos voisins et nous ont ruinés ici. Il est beaucoup
question aujourd'hui, dans l'esprit des peuples, de cette prochaine révolution dans le gouvernement; on ne parle
que de cela, et, jusqu'aux
bourgeois, tout en est imbu.
On ne parle que de la grande dépense que causera le
feu d'artifice que l'on va donner
à Versailles. Il y aura une bombe qui coûtera deux mille écus, une seule fusée sera de huit cents livres... cette fête coûtera
plus de deux millions. Le duc de Gesvres doit y gagner plus de cinquante mille écus, par les débris
qui lui appartiennent par droit de sa charge, étant premier gentilhomme de
la chambre en année d'exercice, et
le roi a déclaré que, quand même ladite fête ne pourrait se donner que dans le mois de janvier prochain, il
serait toujours d'exercice ce
jour-là, par bonté et égards pour des besoins qui ne consistent que dans des dépenses très-frivoles. La
Cour est le tombeau de la nation.
Le peuple de France n'est pas seulement déchaîné
contre la royauté; la philosophie
et presque tous les gens d'étude et de bel esprit se déchaînent contre notre sainte religion; la
religion révélée est secouée de
toutes parts, et ce qui anime davantage les incrédules, ce sont les efforts que font les dévots, et particulièrement les jansénistes, pour
obliger à croire. Ils font des
livres qu'on ne lit guère; on ne dispute plus, on se rit de tout et
l'on persiste dans le
matérialisme. Les dévots se fâchent, injurient et voudraient établir une inquisition sur les écrits et sur les
discours; ils poussent les choses
avec injustice et fanatisme, ce qui fait plus de mal que de bien. Ce vent d'anti-monarchisme et
d'anti-révélation nous a soufflé
d'Angleterre, et, comme le Français enchérit toujours sur les étrangers, il va plus loin et plus
effrontément dans ces carrières
d'effronterie.
Il y a un grand orage contre le Dictionnaire encyclopédique , et cet orage vient des
jésuites, y ayant eu l'hiver
dernier grande querelle entre les auteurs de ce livre et les journalistes de Trévoux. Les jésuites
sont Italiens et machinent de loin et avec cruauté leurs vengeances.
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