En ce jour sombre, rendons un modeste hommage aux victimes du fanatisme religieux, aux Sirven, La Barre, Calas, à tous les martyrs de ce que Deleyre (dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert) appelle pudiquement un "zèle aveugle et passionné qui... fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles."
FANATISME, s. m. (Philosophie.)
c’est un zèle aveugle et passionné, qui naît des opinions superstitieuses, et
fait commettre des actions ridicules, injustes, et cruelles ; non
seulement sans honte et sans remords, mais encore avec une sorte de joie et de
consolation. Le fanatisme n’est donc
que la superstition mise en action.

Imaginez une immense rotonde, un panthéon à mille
autels ; et placé au milieu du dôme, figurez-vous un dévot de chaque secte
éteinte ou subsistante, aux pieds de la divinité qu’il honore à sa façon, sous
toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. A droite, c’est un
contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air, que la
lumière céleste vienne investir son âme ; à gauche, c’est un énergumène
prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance :
là, c’est un saltimbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque ; ici
c’est un pénitent immobile et muet, comme la statue devant laquelle il
s’humilie : l’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit
pas de sa ressemblance ; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier
avait horreur de son ouvrage : un autre tourne le dos au midi, parce que
c’est-là le vent du démon ; un autre tend les bras vers l’orient, où Dieu
montre sa face rayonnante : de jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair
encore innocente, pour apaiser le démon de la concupiscence par des moyens
capables de l’irriter ; d’autres dans une posture toute opposée,
sollicitent les approches de la divinité : un jeune homme, pour amortir
l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids
proportionné à ses forces ; un autre arrête la tentation dès sa source,
par une amputation tout à fait inhumaine, et suspend à l’autel les dépouilles
de son sacrifice.
Voyez les tous sortir du temple, et pleins du dieu qui les
agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se
partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités ; les
peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un
seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les
esprits rassemblés se communiquent ; tous ces mouvements tumultueux
augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le
vertige général. (…)

Il est affreux de voir comment cette opinion d’apaiser le
ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque
toutes les religions ; et combien on a multiplié les raisons de ce
sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des
ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur : les Scythes égorgent à
ses autels le centième de leurs prisonniers ; et par cet usage de la
victoire, on peut juger de la justice de la guerre : aussi chez d’autres
peuples ne la faisait-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices ;
de sorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les
horreurs, ils servirent enfin à les justifier. (…)
Les sources particulières du fanatisme sont :
1°. Dans la nature des dogmes ; s’ils sont contraires
à la raison, ils renversent le jugement, et soumettent tout à l’imagination,
dont l’abus est le plus grand de tous les maux. Les Japonais, peuples des plus
spirituels et des plus éclaires, se noient en l’honneur d’Amida leur dieu
sauveur, parce que les absurdités dont leur religion est pleine leur ont
troublé le cerveau. Les dogmes obscurs engendrent la multiplicité des
explications, et par celles-ci la division des sectes. La vérité ne fait point
de fanatiques. Elle est si claire,
qu’elle ne souffre guère de contradictions ; si pénétrante, que les plus
furieuses ne peuvent rien diminuer de sa jouissance. Comme elle existe avant
nous, elle se maintient sans nous et malgré nous par son évidence. Il ne suffit
donc pas de dire que l’erreur a ses martyrs ; car elle en a fait beaucoup
plus que la vérité, puisque chaque secte et chaque école compte les siens.
2°. Dans l’atrocité de la morale. Des hommes pour qui la
vie est un état de danger et de tourment continuel, doivent ambitionner la mort
ou comme le terme, ou comme la récompense de leurs maux : mais quels
ravages ne fera pas dans la société celui qui désire la mort, s’il joint aux
motifs de la souffrir des raisons de la donner ? On peut donc appeler fanatiques, tous ces esprits outrés qui
interprètent les maximes de la religion à la lettre, et qui suivent la lettre à
la rigueur ; ces docteurs despotiques qui choisissent les systèmes les
plus révoltants ; ces casuistes impitoyables qui désespèrent la nature, et
qui, après vous avoir arraché l’œil et coupé la main, vous disent encore
d’aimer parfaitement la chose qui vous tyrannise.
3°. Dans la confusion des devoirs. Quand des idées
capricieuses sont devenues des préceptes, et que de légères omissions sont
appelées de grands crimes, l’esprit qui succombe à la multiplicité de ses
obligations, ne sait plus auxquelles donner la préférence (…)
5°. Dans l’intolérance d’une religion à l’égard des autres,
ou d’une secte entre plusieurs de la même religion, parce que toutes les mains
s’arment contre l’ennemi commun. La neutralité même n’a plus lieu avec une
puissance qui veut dominer ; et quiconque n’est pas pour elle, est contre elle.
Or quel trouble ne doit-il pas en résulter ? (…)