Contraint par sa famille
d’embrasser une carrière religieuse, le jeune abbé de T… s’est depuis peu
installé chez son oncle, le très libertin Evêque de N… Ce dernier
possède une maison de campagne où il se rend en grande compagnie pour prendre les
eaux.
C’est là que le jeune abbé fait connaissance avec la Marquise de B…
J’attendais avec impatience le jour fixé pour le
commencement du régime prescrit à ma belle Déesse, il ne tarda pas à arriver,
et comme je n’avais en garde de discontinuer mes promenades du matin, que je
pressentais devoir m’être si favorables, j’eus la satisfaction de lui voir
prendre le chemin du cabinet des bains le matin à la fraîcheur : je m’étais
embusqué derrière une charmille, d’où il me fut aisé de l’examiner à mon aise,
et sans crainte d’être découvert ; Dieux, que de charmes ! non, mon
cher Marquis, je ne connais point d’expression qui puisse rendre la sensation
que cette vue excita en moi ; elle marchait d’un pas négligé et
languissant, un déshabillé complet de la plus belle Perse, me laissait
découvrir toute la beauté de sa taille, un pied d’une délicatesse achevée, et
le bas d’une jambe tournée à ravir : un mantelet de mousseline attaché
négligemment, me dérobant une partie d’une gorge admirable, et m’en offrant
suffisamment, pour m’enflammer de désirs ; elle passa assez près de moi,
pour que je pusse remarquer que ses yeux, que j’idôlatrais étaient humides,
indice certain d’une mélancolie secrète dont je brûlais de découvrir le
motif ; cependant ma timidité me maîtrisant au même point, je me contentai
de la suivre et de la dévorer des yeux, lorsque je lui vis prendre la route qui
conduisait aux bains : je fis mille fois le tour du cabinet, sans jamais
avoir la hardiesse de m’y introduire, ni même de me laisser apercevoir :
enfin elle en sortit après le temps prescrit, et reprit le chemin du Château ;
je la vis passer, elle avait une physionomie encore beaucoup plus triste que le
matin. Je rentrai peu de temps après, je me présentai à sa porte qui me fut
refusée ; et lorsque l’heure où toute la Compagnie se rassemblait fut arrivée,
jamais elle ne daigna jeter les yeux sur moi ; et si elle m’adressa la
parole, ce ne fut que pour me lancer quelques épigrammes détournées dont il ne
m’était pas absolument impossible de comprendre le sens.
Quels reproches ne me fis-je pas alors de mon impertinente
timidité, que de fermes propos de mieux me comporter à l’avenir : mais il
était écrit que je devais commencer par être un sot, et il était réservé aux
femmes même de me guérir d’une maladie aussi absurde : elles ont opéré
cette cure avec un succès auquel je suis obligé de rendre un témoignage
authentique ; et la Marquise même travailla à me guérir de façon, que si
dans le commencement de mes autres affaires j’ai eu des rechutes de respect,
elles ont été si légères et sitôt réparées, qu’elles n’ont point porté coup à
mon état, ni à ma réputation dans le monde.
Je laissai prendre encore quelques bains à la Marquise
avant d’exécuter mes courageuses résolutions : j’apercevais aisément que
son froid augmentait tous les jours, je craignis enfin de me perdre
entièrement, et je tirai plus de force de cette idée, que de tous les projets
que j’avais faits jusques alors : d’ailleurs toujours occupé du désir de
remplacer sa Grandeur, perspective chatouilleuse et tentative pour un Prosélyte
qui avait une réputation à se faire, et qui était encore alors bien éloigné de
celle qu’il s’est faite depuis : enfin je m’embusquai un jour à mon
ordinaire, cependant avec moins de précaution, je vis arriver la Marquise à son
heure accoutumée, je ne sais si elle m’aperçut, cela ne me parut pas
impossible, mais il n’y eut de sa part aucune marque extérieure, qui prouvât
qu’elle m’eut remarqué ; je m’écartai pour lui laisser la liberté de
continuer, elle était accompagnée d’une femme qui portait les linges
nécessaires en pareille occasion, ce tiers me déconcertait, je ne sais pourquoi
je sentais qu’il était de trop : je fis mille fois le tour du Salon sans
que mon esprit me suggérât aucun moyen spécieux pour m’introduire ; je ne
savais enfin à quel parti m’arrêter, lorsque je vis sa femme de chambre sortir
et reprendre la route du Château : nous en étions à une distance assez
considérable. Qu’on juge de la satisfaction que je ressentis de ce que j’attribuais
à un effet du hasard : je pris mon parti tout à coup, et je n’attendais
plus que l’instant où la femme de chambre aurait tourné une allée qui la
dérobât à mes yeux, lorsque j’entendis des cris perçants sortir du cabinet, et
que je reconnus distinctement que c’était la voix de la Marquise : j’accourus
avec précipitation, et ayant ouvert la porte, le premier objet qui frappa mes
regards fut la Reine de mon cœur, qui presque nue, vint se jeter dans mes bras
avec toutes les marques de la frayeur la plus terrible.
Or, il est bon de dire pour l’intelligence de cette histoire,
que le Salon en question était situé au bord d’un grand canal qui coupait le
Parc, une balustrade régnait au dedans de ce lieu charmant, des sièges disposés
avec art offraient un bain facile dans l’eau même du canal : et pour
revenir à moi dans l’instant, car je ne doute pas que tout Lecteur qui aura le
cœur bon, ne souffre beaucoup de l’état où j’étais alors, tout ce que je pus
tirer de la Marquise dans ces premiers moments de frayeur, fut qu’elle avait
une aversion et une crainte mortelle des anguilles, à cause de leur
ressemblance avec les serpents, qu’en ayant aperçu une dans le canal, elle avait
frémi d’horreur sans avoir pu retenir les cris que j’avais entendus. Je ne
connaissais aucun antidote qui guérit de la morsure de ces sortes de bêtes,
encore moins de la peur : mais le premier pas fait, avait en quelque façon
dissipé les nuages qui obscurcissaient ma raison ; je me sentais rendu à
moi-même, honteux du temps que j’avais perdu, et très disposé à le réparer ;
j’entrevoyais des spécifiques capables de faire tout disparaître, au moins pour
le moment, avec quelle ardeur ne les employai-je
pas ! et en quelle occasion pouvais-je mieux mettre en usage les heureux
talents dont la nature m’a doué.
(à suivre ici)
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