mercredi 17 octobre 2018

Voltaire vu par... Emile Faguet (2)


Critique littéraire, auteur d'innombrables études littéraires, Emile Faguet (1847-1916) fut également l'un des contempteurs les plus féroces de Voltaire. Jugez-en plutôt...

(lire ici l'article qui précède) 
 

III.

SES IDÉES GÉNÉRALES.



Ce qu’il y a au fond de tout cela, c’est l’égoïsme, comme je l’ai dit, l’égoïsme vigoureux, et exigeant, devenant toute une philosophie. A se placer à ce point de vue les contradictions disparaissent. Les besoins ou les goûts de M. de Voltaire sont la mesure de toutes ses idées, les créent, les déterminent, et font qu’elles concordent. C’est un grand bourgeois ; il est riche, il aime le monde, le luxe, les arts, les conversations libres entre « honnêtes gens », le théâtre, et la paix sous ses fenêtres. Tout ce qui contribuera à ces goûts ou concordera avec eux sera vrai, tout ce qui les contrariera sera faux. — Comme il n’a pas d’imagination, il n’a pas besoin de merveilleux, et de surnaturel ; donc il n’y a pas de religion.— Comme il a de la curiosité, qu’il aime le théâtre, et qu’il n’est pas très rigoureux sur la règle des moeurs, il n’aime guère une religion hostile à la curiosité, au spectacle et au libertinage ; donc il ne faut pas de religion. — Comme il aime que le peuple le laisse tranquille, il aime tous les freins qui peuvent contenir le peuple; donc il faut une religion. —Comme il déteste les guerres civiles, il a horreur de ce qui en a excité et qui peut en déchaîner encore ; donc il ne faut pas de religion, etc.— Le principe est constant, ce n’est pas sa faute si les conséquences sont contradictoires.

Comme il est grand bourgeois, à demi gentilhomme et né dans un siècle où cette classe peut parvenir à tout, il n’est nullement adversaire de l’aristocratie dont il sent qu’il est, de la monarchie qui ne laisse pas de s’être faite à demi bourgeoise. (…)



Quant à la démocratie, pourquoi l’aimerait-il ? Il la prévoit niveleuse,et il est riche ; peu littéraire, ou ayant tendresse pour la littérature médiocre, et il est un fin lettré; bruyante, et il chérit la paix; aimant mieux les phrases que l’esprit, et il est spirituel et « n’a pas fait une phrase de sa vie ». — Et certes, mieux vaut entrer dans une aristocratie de gouvernement despotique, c’est-à-dire ouverte au talent, à la richesse et aussi à la flatterie, qu’être englouti dans une démocratie peu clairvoyante sur ces divers genres de mérite. — Donc Louis XIV, Catherine, Frédéric s’il avait bon caractère, Louis XV s’il voulait ressembler à Louis XIV. Donc il faut une aristocratie sous un despote, une aristocratie dont un despote ouvre les rangs pour qui lui plaît. — Mais point de corps privilégiés, point de parlements, point de clergé autonome, ni « deux puissances »,ni « trois pouvoirs ». A quoi serviraient-ils qu’à être des obstacles au gouvernement personnel, sans profit appréciable pour un homme comme M.de Voltaire; et dès lors que signifient-ils? Point d’aristocratie indépendante, sous aucune forme. Montesquieu est à peu prés inintelligible. (…)



Voilà donc, à ce qu’il paraît, un esprit assez étroit, dispersé et curieux, mais superficiel et contradictoire, quand on le presse et qu’on le ramène, sans le trahir, il me semble, aux deux ou trois idées fondamentales qui forment son centre; très peu nouveau, assez arriéré même, répétant en bon style de très anciennes choses, sensiblement inférieur aux philosophes, chrétiens ou non, qui l’ont précédé, et ne dépassant nullement la sphère intellectuelle de Bayle, par exemple ; surtout incapable de progrès personnel, d’élargissement successif de l’esprit, et redisant à soixante-dix ans son credo philosophique, politique et moral de la trentième année.

Prenons garde pourtant. Il est rare qu’on soit intelligent sans qu’il advienne, à un moment donné, qu’on sorte un peu de soi-même, de son système,de sa conception familière, du cercle où notre caractère et notre première éducation nous ont établis et installés. Cette sorte d’évolution que ne connaissent pas les médiocres, les habiles, même très entêtés, s’y laissent surprendre, et ce sont les plus clairs encore de leurs profits. Je vois deux évolutions de ce genre dans Voltaire. Voltaire est un épicurien brillant du temps de la Régence, et l’on peut n’attendre de lui que de jolis vers, des improvisations soi-disant philosophiques à la Fontenelle, et d’amusants pamphlets. C’est en effet ce qu’il donne longtemps. Mais son siècle marche autour de lui, et d’une part, curieux, il le suit: d’autre part, très attentif à la popularité, il ne demandera pas mieux que de se pénétrer, autant qu’il pourra, de son esprit, pour l’exprimer à son tour et le répandre. Et de là viendra un premier développement de la pensée de Voltaire. Ce siècle est antireligieux, curieux de sciences, et curieux de réformes politiques et administratives. De tout cela c’est l’impiété qui s’ajuste le mieux au tour d’esprit de Voltaire, et c’est ce que, à partir de 1750 environ, il exploitera avec le plus de complaisance, jusqu’à en devenir cruellement monotone. Quant à la politique proprement dite, il n’y entend rien, ne l’aime pas, en parlera peu et ne donnera rien qui vaille en cette matière. Restent les sciences et les réformes administratives. Il s’y est appliqué, et avec succès. Il a fait connaître Newton, très contesté alors en France et que la gloire de Descartes offusquait. Il aimait Newton, et n’aimait point Descartes. Le génie de Newton est un génie d’analyse et de pénétration; celui de Descartes est un génie d’imagination. Descartes crée son monde, Newton démêle le monde, le pèse, le calcule et l’explique. Voltaire, qui a plus de pénétration que d’imagination, est très attiré par Newton. Il a pris à ce commerce un goût de précision, de prudence, de sang-froid, de critique scientifique qu’il a contribué à donner à ses contemporainset qui est précieux. Sa sympathie pour D'alembert et son antipathie à l’égard de Buffon, sa réserve à l’égard de Diderot viennent de là. Et s’il n’est pas inventeur en sciences géométriques, ce qui n’est donné qu’à ceux qui y consacrent leur vie, son influence y fut très bonne, son exemple honorable, son encouragement précieux. Comme Fontenelle, comme D'alembert, il maintenait le lien utile et nécessaire qui doit unir l’Académie des sciences à l’Académie française. En matière de réformes administratives il a fait mieux. Il a montré l’impôt mal réparti, iniquement perçu, le commerce gêné par des douanes intérieures absurdes et oppressives, la justice trop chère, trop ignorante, trop frivole et capable trop souvent d’épouvantables erreurs. Je crains de me tromper en choses que je connais trop peu; mais il me semble bien que je ne suis pas dans l’illusion en croyant voir qu’il a deux élèves, dont l’un s’appelle Beccaria et l’autre Turgot. Cela doit compter. J’insiste, et quelque admiration que j’aie pour un Montesquieu, quelque cas que je fasse d’un Rousseau, et quelque estime infiniment faible que je fasse de la politique de Voltaire, je le remercie presque d’avoir été un théoricien politique très médiocre, en considérant que négliger la haute sociologie et s’appliquer aux réformes de détail à faire dans l’administration, la police et la justice, était donner un excellent exemple, presque une admirable méthode dont il eût été à souhaiter que le XVIIIe siècle se pénétrât. Ici Voltaire est inattaquable et vénérable. C’est le bon sens même, aidé d’une très bonne, très étendue, très vigilante information. Ici il n’a dit que des choses justes, dans tous les sens du mot, et tel de ses petits livres, prose, vers, conte ou mémoire, en cet ordre d’idées, est un chef-d’oeuvre.

 
Cesare Beccaria

Je vois une autre évolution de Voltaire, celle-là intérieure (ou à peu près), intime, et qu’il doit à lui-même, au développement naturel de ses instincts. C’est un épicurien, c’est un homme qui veut jouir de toutes les manières délicates, mesurées, judicieuses, ordonnées et commodes, qu’on peut avoir de jouir. Donc il est assez dur, nous l’avons vu, assez avare (« l’avarice vous poignarde », lui écrivait une nièce), et la charité n’est guère son fait. Cependant le développement complet d’un instinct, dans une nature riche, intelligente et souple, peut aboutir à son contraire, comme une idée longtemps suivie contient dans ses conclusions le contraire de ses prémisses. L’épicurien aime à jouir, et il sacrifie volontiers les autres à ses jouissances ; mais il arrive à reconnaître ou à sentir que le bonheur des autres est nécessaire au sien, tout au moins que les souffrances des autres sont un très désagréable concert à entendre sous son balcon. Pour un homme ordinaire cela se réduit à ne pas vouloir qu’il y ait des pauvres dans sa commune. Pour un homme qui a pris l’habitude d’étendre sa pensée au moins jusqu’aux frontières, cela devient une vive impatience, une insupportable douleur à savoir qu’il y a des malheureux dans le pays et qu’il serait facile qu’il n’y en eût pas. Voltaire, l’âge aidant, du reste, en est certainement arrivé à cet état d’esprit, et je dirai de coeur,si l’on veut, sans me faire prier. Les pauvres gens foulés d’impôts, tracassés de procès, « travaillés en finances » horriblement, lui sont présents par la pensée, et le gênent, et lui donnent « la fièvre de la Saint-Barthélemy», cette fièvre dont il parle un peu trop, mais qui n’est pas, j’en suis sûr, une simple phrase. — Et l’on se doute que je vais parler des Calas, des Sirven et des La Barre. Je ne m’en défends nullement. Oui, sans doute,on en a fait trop de fracas. On dirait parfois que Voltaire a consacré ses soixante-dix ans d’activité intellectuelle à la défense des accusés et à la réhabilitation des condamnés innocents. On dirait qu’il y a couru quelque danger pour sa vie, sa fortune ou sa popularité. On sent trop, à la place que prennent ces trois campagnes de Voltaire dans certaines biographies, que le biographe est trop heureux d’y arriver et de s’y arrêter;et l’effet est contraire à l’intention, et l’on ne peut s’empêcher de répéter le mot de Gilbert:



Vous ne lisez donc pas le Mercure de France?

Il cite au moins par mois un trait de bienfaisance.



Oui sans doute, encore, cette pitié se concilie chez Voltaire, et au même moment, et dans la même phrase, avec une dureté assez déplaisante pour des infortunes identiques: « J’ai fait pleurer Genevois et Genevoises pendant cinq actes... On venait de pendre un de leurs prédicants à Toulouse ; cela les rendait plus doux; mais on vient de rouer un de leurs frères ...» Oui, sans doute, encore, il y a, dans ces belles batailles pour Calas, Sirven, La Barre et Lally, beaucoup de cet esprit processif qui était chez Voltaire et tradition de famille et forme de sa « combattivité ». Il a été en procès toute sa vie et contre tel juif d’Allemagne, ce qui exaspère Frédéric, et contre de Brosses, et contre le curé de Moëns; et s’il y a dix mémoires pour Calas, il y en a bien une vingtaine pour M. de Morangiès, lequel n’était nullement une victime du fanatisme. — N’importe, c’est encore un bon et vif sentiment de pitié qui le pousse dans ces affaires des protestants, des maladroits ou des étourdis. Pour Calas surtout, le parti qu’il prend lui fait un singulier honneur; car, remarquez-le, il sacrifie plutôt sa passion qu’il ne lui cède. Ses rancunes auraient intérêt à croire plutôt à un crime du fanatisme qu’à une erreur judiciaire, sa haine étant plus grande contre les fanatiques que contre la magistrature. Il hésite, aussi, un instant; on le voit par ses lettres; puis il se décide pour le bon sens, la justice et la pitié. Ce petit drame est intéressant.


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