Critique littéraire, auteur d'innombrables études littéraires, Emile Faguet (1847-1916) fut également l'un des contempteurs les plus féroces de Voltaire. Jugez-en plutôt...
I.
L’HOMME.
(...) Voltaire est avant tout un bourgeois gentilhomme français du temps
de la Régence, devenu très riche, un peu audacieux, très
impertinent, et gardant tous ses défauts d’origine et d’éducation.
— Seulement c’est un bourgeois gentilhomme très spirituel, ce qui
fait qu’il n’a pas eu tous les ridicules, et très intelligent, ce
qui fait qu’il a mis un grand talent au service de ses préjugés
et a tenu par là une très grande place dans le monde intellectuel:
(...) Ce qui distingue d’abord le bourgeois, c’est
qu’il n’est pas un artiste. Voltaire n’a pas été artiste
pour une obole. Ce qui distingue encore le bourgeois, c’est qu’il n’est
pas philosophe. Les hautes spéculations le rebutent. Voltaire n’a
aucune profondeur ni élévation philosophique, et la synthèse
lui est interdite. Il est évident qu’il ressemble peu à Platon,
et nullement à Malebranche. — Ce qui marque encore, sans doute,
le bourgeois, c’est qu’il est peu militaire. Voltaire a une peur naturelle
des coups, et n’a rien d’un chevalier d’Assas, ni même d’aucun chevalier.
Ce qui achève de peindre le bourgeois, c’est qu’il
est éminemment pratique. Voltaire est un homme d’affaires de génie,
et le sens du réel est son sens le plus développé
et le plus sûr, en quoi est une partie de sa valeur, qui est grande.
Voltaire est un bourgeois qui a vingt ans en 1715, qui est très
ambitieux, très actif, fait sa fortune en quelques années,
n’a plus besoin que de considération, la cherche dans la littérature
parce qu’il sait qu’il écrit bien, n’a point d’idées à
lui, ni de conception artistique personnelle, ni même de tempérament
artistique distinct et tranché à exprimer dans ses écrits;
mais qui se sait assez habile pour mettre en belle lumière pendant
soixante ans, s’il le faut, les idées courantes, et produire des
oeuvres d’art distinguées selon les formules connues. Ce n’est pas
un monument à élever; c’est une fortune littéraire
à faire. Il la fera, comme il a fait l’autre, avec beaucoup de suite,
d’ardeur et de décision.
Et il aura toute sa vie les défauts du bourgeois
français. Sans être précisément cruel, et même
tout en ne détestant point donner quand on le regarde, il sera bien
dur pour les petits, et bien méprisant pour la «canaille »;
persécuteur, quand il pourra persécuter avec une
«suite enragée», comme disait de Saint-Simon le duc d’Orléans.
On le verra poursuivre un Rousseau, qui ne lui a rien fait, que lui dire
une sottise, avec un acharnement incroyable, le dénoncer comme ennemi
de la religion, et, à ce titre, au moment où le malheureux
est déjà proscrit et traqué partout, crier qu’il faut
punir capitalement un vil séditieux » (Sentiment
des citoyens (1764)), ce qui est
un peu fort peut-être dans la bouche d’un adversaire de la peine
de mort.
On le verra, incapable de pardon, dénoncer de Brosses
comme un voleur à toute l’Académie française, dans
vingt lettres furibondes, parce qu’il a eu un procès de marchand
de bois avec de Brosses; tempêter contre Maupertuis par delà
le tombeau, vingt ans après la mort du pauvre savant, dans toutes
les lettres qu’il écrit à Frédéric; ne jamais
manquer de réclamer les galères, la Bastille et le Fort-l’Évêque
contre tous les Fréron, Coger, Desfontaines ou La Beaumelle qui
le gênent. La prison pour qui l’attaque sera toujours tenue par lui
comme son droit strict. Jamais l’idée de la liberté de penser
contre lui n’a pu entrer dans son esprit. Ses amis, sur tous les tons,
lui disent: « Laissez cela; dédaignez. Si vous croyez que
cela vaille la peine. . . » Il ne veut rien entendre. Il n’a ni le
détachement du philosophe, ni l’élévation du vrai
artiste. Il ne songe qu’à écraser ce qui, étant au-dessous
de lui, ne l’adule pas.
En revanche, il ne songe qu’à aduler ce qui, à
quelque titre que ce soit, est au-dessus. Empereurs, impératrices,
rois, princes, grands-ducs, ducs, maîtresses des rois, et que ce
soit Catherine II, Pompadour, Frédéric ou Du Barry, pour
ceux-là les apothéoses sont toujours prêtes, et de
ceux-là les familiarités, même meurtrissantes, toujours
bien reçues. Frédéric l’a traité comme un valet;
mais à celui-ci on pardonne, « et la moindre faveur d’un coup
d’oeil caressant nous rengage de plus belle. » — « Il fut donné
à celui-ci de tromper les peuples »; mais non point de prévaloir
contre les rois. — Richelieu ne lui paye point les intérêts
de son argent, et lui joue d’assez mauvais tours. Mais que voulez-vous
qu’on dise à « un homme qui parle de vous dans la chambre
du roi », si ce n’est merci? — Mme du Deffand lit Fréron avec
délices et daube Voltaire avec complaisance. Mais une marquise,
et qui reçoit si bonne compagnie, et qui a si grande influence!
On n’en sera que plus galant avec elle. Nul homme n’a reçu de meilleure
grâce les petits coups de pied familiers des puissances. C’est même
alors qu’il est tout à fait charmant, et spirituel. Car «
l’esprit est une dignité », — qui supplée à
l’autre.
C’est même alors qu’il devient meilleur. Il ne veut
pas recevoir la souscription de Rousseau à sa statue. Dix fois D'alembert
lui écrit: « Mais si! cela fait honneur à Rousseau
de souscrire. Cela vous fera bonheur de pardonner, et d’accepter. »
La raison de sentiment le touchant peu, il redouble de colère. Mais
D'alembert s’avise de lui écrire: « Rousseau, quoique exilé,
se promène dans Paris la tête haute. Jugez s’il est protégé!
» Voltaire n’insiste plus. Il n’a point pardonné mais il s’adoucit.
Il est des cas ou il sait se vaincre.
Il a le mépris pour le vaincu devant le vainqueur.
Rien ne lui a plus agréé que le partage de la Pologne, parce
que c’est une belle manifestation de la force, et il en félicite
Catherine de tout son coeur. La prise de la Silésie est une chose
aussi qui a son charme; il prémunit Frédéric contre
les remords qu’il en pourrait avoir: « Qu’avez-vous donc à
vous reprocher? . . . Vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle
préface de vos Mémoires. . . N’aviez-vous pas des
droits très réels? Je trouve Votre Majesté trop bonne.
. . » — Sire, dit le renard vous êtes trop bon roi.
Avec cela, la prudence étant une vertu bourgeoise,
il est très prudent. Il l’est jusqu’à l’anonymat perpétuel
et le pseudonymat obstiné. Tous ses ouvrages sont des lettres anonymes,
à moins qu’ils ne soient signés de noms qui ne sont pas le
sien. Du reste, sauf, je crois, la Henriade et sauf, j’en suis sûr,
le
poème de Fontenoy, il les a tous démentis. Cela ne lui
coûte pas, parce que le contraire pourrait lui coûter. Se démentir
et mentir, c’est à quoi une bien grande partie de sa vie est occupée.
Combler Maffei de compliments sur sa Mérope,
et cribler la
Mérope de Maffei d’épigrammes dans un ouvrage pseudonyme;
dire à Mme de Luxembourg qu’il n’a jamais dénoncé
Rousseau; à l’Académie française qu’il a passé
sa vie à chanter la religion chrétienne, et à l’univers
entier qu’il n’a jamais écrit le Dictionnaire philosophique;
conseiller le mensonge aux autres comme une chose qui va de soi, et
écrire à Duclos:
« Diderot n’a qu’à répondre qu’il
n’a pas écrit les Lettres philosophiques et qu’il est bon
catholique; il est si facile d’être catholique! »; ce sont
là des jeux pour Voltaire. Ce ne lui sont pas même des jeux.
C’est sans effort. Voltaire ment comme l’eau coule. Il est menteur à
ce point que la notion du mensonge lui est étrangère. Il
est tout à fait stupéfait qu’on lui reproche ses pasquinades
et ses tartuferies, comme, par exemple, d’offrir le pain bénit et
de communier solennellement dans son église. Puisque c’est utile;
puisqu’il y aurait danger à ne pas le faire; puisqu’on le chasserait
(car il a toujours peur) lui, pauvre vieillard ruiné et sans asile
dans toute l’Europe! Ce n’est qu’un acte de haute philosophie pratique.
Et il s’admire dans sa sagesse, dans cette vie si bien
conduite, troublée quelquefois par le noble souci de plaire au «
Trajan » de Versailles ou au « Salomon » de Potsdam,
et le désagrément de n’y pas réussir; mais habile
en somme et avisée et qui finit bien, et qui finit tard.
Il a été doux envers la mort des autres;
il a écrit le 27 janvier 1733: « J’ai perdu Mme de Fontaine-Martel;
c’est-à-dire que j’ai perdu une bonne maison dont j’étais
le maître et quarante mille livres de rente qu’on dépensait
à me divertir. . . Figurez-vous que ce fut moi qui annonçai
à la pauvre femme qu’il fallait partir. . . J’étais obligé
d’honneur à la faire mourir dans les règles. . . Je lui amenai
un prêtre. . . Quand il lui demanda si elle était bien persuadée
que Dieu était dans l’Eucharistie, elle répondit: «
Ah! oui! » d’un ton qui m’eût fait pouffer de rire dans des
circonstances moins lugubres ». — Il voit arriver sa propre mort
avec une gaîté moindre; mais il lui fait encore bonne figure.
Il regarde ce peuple de laboureurs et d’artisans qu’il a créé
autour de lui, ces beaux domaines, ces fabriques, cette ville florissante
qui est son oeuvre, et son rempart.
Il fait du bien en s’enrichissant et en criant qu’il se
ruine. Ce sont trois jouissances. Il écrit pour deux ou trois innocents
condamnés, ce qui restitue sa popularité, satisfait ses rancunes
contre la magistrature, lui sera compté par la postérité
comme s’il n’avait fait autre chose de toute sa vie, et ce qui, du reste,
est très bien; C’est une conscience qu’il se fait sur le tard, et
une estime de soi qu’il se ménage au dernier moment, et certes,
c’est la seule chose qui lui manquât encore. Il est complet désormais;
le bourgeois s’est épanoui en gentilhomme terrien, en grand seigneur
attaché au sol, bienfaisant et protecteur, ce qui vaut mieux, il
le fait remarquer, et il a raison, que de courre la pension et le cordon
à Versailles.
Il joue ce rôle, comme tous les rôles, «
en excellent acteur », mais un peu en acteur, avec une insuffisante
simplicité. Quand il communie à son église, c’est
par intérêt, c’est par malice et pour faire une niche à
l’évêque d’Annecy; c’est aussi pour s’établir dans
le personnage de seigneur, et pour haranguer avec dignité, comme
c’est son « privilège », ses « vassaux»,
à l’issue de l’office.
C’est une belle vie et une belle fin. Il ne lui a manqué
qu’une solide estime publique: « Je n’ai jamais eu de popularité,
s’il
vous plaît, disait Royer-Collard, dites un peu de considération
». Pour Voltaire, cela a été l’inverse. Ne nous y trompons
point. Il a occupé et charmé le monde; il ne s’en est pas
fait respecter. Cette « royauté intellectuelle», de
Voltaire, n’est qu’une jolie phrase. Ses contemporains l’admirent beaucoup
et le méprisent un peu. Diderot le méprise même beaucoup
et évite de lui écrire. Duclos se tient sur la réserve
et le tient à distance. D'alembert le rudoie durement, à l’occasion,
et les occasions sont fréquentes, et d’un ton qui va jusqu’à
surprendre. Quant à Frédéric, il ne semble tenir à
écrire à Voltaire et lui dire des douceurs que pour en prendre
le droit de le fouetter, de temps à autre, du plus cruel et lourd
et injurieux persiflage qui se puisse imaginer. (...)
C’était un homme très primitif en son genre:
il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était
le coeur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine
du non-être qu’on ait constatée. Il se relève par d’autres
côtés, et nous finirons par le trouver moins noir que je ne
le fais en ce moment; parce que l’intelligence sert à quelque chose.
Mais le fond du caractère est bien là. Il est peu sympathique
et singulièrement inquiétant.
(à suivre ici)
(à suivre ici)
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