mardi 14 mai 2024

L'homme du Royal Corse (8)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent  )

16

 

Autant Scevola semblait vieilli, un peu voûté et l’allure moins altière qu’autrefois, autant Roccu Spada avait gardé les mêmes traits épais, sa tignasse hirsute et ce sourire mauvais qui étirait par moments son visage de brute. Presque nez contre nez avec Arno, il le toisait maintenant avec ce même sourire, ce même air cruel qu’autrefois, lui soufflant sans retenue son épaisse haleine au visage. Dans son dos, quelques pas en arrière, Scevola se tenait immobile, les mains plongées dans les poches de sa veste de coutil.

Détournant le visage, c’est à lui qu’Arno s’adressa en premier :

- Comment toi, mon ancien frère d’armes, tu es resté à la solde d’un pazzi[1] sans…

Sa phrase s’acheva dans un râle de douleur, suivi d’un autre lorsque Spada lui asséna un second coup de poing, dans les côtes cette fois.

- Tu fais encore le fier, bastardu ? Tu as tort. Bientôt, tu m’imploreras de t’accorder la mort. Mais avant cela, tu devras souffrir, et longuement, crois-moi ! Pour m’avoir volé ma femme, à moi, Roccu Spada ! Et pour l’avoir laissée mourir sans rien faire !

- Tais-toi ! gronda Arno en tentant de lui décocher un coup de pied. Ne parle pas de Stella ! Tu n’as jamais été digne d’elle !

Se déplaçant d’un pas sur le côté, Spada l’attrapa par les cheveux et les tira brutalement vers lui, arrachant un nouveau cri à son prisonnier.

- Pas digne, vraiment ? Mais toi, bastardu, si tu étais digne d’elle, pourquoi n’as-tu pas su la protéger quand elle a eu besoin de toi ?

La tête renversée sur son épaule, Arno serra les dents sans répondre.

- Tu vois, bastardu, je sais tout de ce qui s’est passé. Car même si elle veut ton bien, la vieille maquerelle s’est montrée trop bavarde, beaucoup trop bavarde. Avec Scevola, on n’a eu qu’à s’asseoir autour d’un pichet et à l’écouter raconter. Pour un peu, c’est même moi qui l’aurais payée afin qu’elle nous engage. Ensuite, on a fait savoir aux mouches que la Vaudry hébergeait un fuyard et on a attendu qu’ils te fassent sortir du terrier. Et te voilà là, entre nos mains !

Spada lui adressa un sourire mauvais.

- Alors, si ça peut te consoler, ta vendetta, on veut bien s’en charger. Ce fermier général, même si j’ignore encore tout de lui, on va l’étriper comme il le mérite. Et sa famille avec lui. Sauf que toi, tu ne seras plus là pour y assister…

D’un geste brusque, il rejeta la tête d’Arno contre le pieu et recula de quelques pas.

- En vérité, je n’attends rien de toi, Lavasina, aucun aveu, aucune information, je veux juste entendre ta souffrance. Et tu pourras hurler autant que tu veux, ici, personne ne viendra à ton secours.

Alors, accompagnant ses paroles d’un mouvement de la main, il invita Arno à lever les yeux et à regarder autour de lui. Dans son dos s’étendait une vaste place mal pavée, presque rectangulaire, et éclairée çà et là par quelques lanternes accrochées aux façades des maisons. Au centre était allumé un feu plus nourri autour duquel on avait dressé des tables. Des hommes et des femmes étaient réunis là par petits groupes, à boire et à manger, pendant qu’autour d’eux des enfants en haillons couraient en riant après les chiens. Arno balaya une nouvelle fois les lieux du regard, dans l’espoir que quelqu’un leur prête attention.

- Ha ha ha ! s’esclaffa Roccu, les mains sur le ventre. Un endroit surprenant, non ? Et inutile d’écarquiller les yeux, il finit en cul-de-sac. La seule issue est cette ruelle que tu as empruntée tout à l’heure, mais nos hommes y sont postés nuit et jour. Autrefois, à ce qu’on raconte, ils appelaient ça la Cour des miracles[2]. Eh ! Pour toi, hélas, il n’y en aura pas de miracle. Car on est entre nous ici, entre soudards et coupe-bourses, et tu pourras gueuler à gorge déployée, ton sort leur importe moins qu’un liard percé.

Il ponctua sa sentence d’un nouvel éclat de rire, puis il glissa un mot à l’oreille de Scevola avant de tourner les talons pour rejoindre les autres au centre de la place.

Son complice attendit qu’il se fût éloigné pour détacher une petite gourde de sa ceinture et la porter à la bouche du captif.

- Tiens, amicu, un peu d’eau-de-vie, elle atténuera peut-être la douleur…

Arno en avala une large rasade et serra les dents sous l’effet de la brûlure.

- Je te le redemande, Scevola. Comment as-tu pu rester lié à ce porc ?

L’autre haussa les épaules avec fatalisme.

- Oh, ça… Après ton départ, le Cap est très vite devenu invivable. Les Génois envoyaient leurs troupes pour nous capturer, et quand on avait le bonheur d’en tuer cinq, dix autres les remplaçaient aussitôt. Ces chiens ont décimé notre bande en moins de six mois. Même cet idiot de Carlu y est passé… Alors, avec Spada, on a rassemblé notre maigre butin et un pêcheur nous a pris à son bord pour Marseille. Trois semaines plus tard, sur les conseils d’un ancien du régiment, on a rejoint Paris pour y retrouver d’autres fugitifs. Et le bout de la route, c’est ici, dans les entrailles de la ville, avec tous ces vauriens qui nous entourent. Roccu a réuni un ramassis de galeux qui battent le pavé pour détrousser les imprudents. Et il s’est tout naturellement imposé comme leur chef. De temps à autre, quand une Vaudry nous paie pour un mauvais coup, j’accepte moi aussi de reprendre du service…

- Du service ? releva Arno avec mépris. Ton service, tu l’as effectué autrefois dans le Royal Corse, avec honneur et bravoure, alors qu’ici…

Son ancien compagnon poussa un nouveau soupir.

- L’honneur ? Bah, oublions cela ! L’honneur n’est qu’une chimère tout juste bonne à vous envoyer à la mort, pendant que d’autres sont récompensés pour leur vilénie. Et pourtant, combien de nos frères d’armes y ont cru, à cette sottise ! Aujourd’hui, à peine se souvient-on d’eux alors que leurs cadavres nourrissent encore les vers des cimetières de Flandre.

Il montra du doigt la place qui s’étendait derrière lui.

- C’est vrai, ceux qui ont échoué ici sont souvent des misérables sans foi ni loi. Mais du moins vivent-ils encore…


 

Comme quelqu’un approchait dans son dos, Scevola se redressa pour donner ses ordres au nouveau venu. L’autre, un tout jeune homme de bonne mine, acquiesça avant de se pencher sur le prisonnier pour palper ses vêtements et en retirer tout ce qui s’y trouvait. 

- Je te présente Gueule d’ange, notre dernière recrue, expliqua Scevola. Un conseil : ne te fie pas à son âge ni à ses boucles blondes, car le bougre manie le couteau mieux que personne. Crois-moi, il est préférable que tu le laisses te fouiller à sa guise.

Le blondin retira précautionneusement les papiers qu’Arno portait dans la poche du justaucorps, puis le poignard et le médaillon dissimulés dans le revers de sa veste.

En le voyant déposer sa récolte sur la petite table toute proche, Arno se sentit blêmir.

- Alors, qu’avons-nous là ? demanda Scevola sans le quitter des yeux. Hum… un sauf-conduit, une bourse, une petite chaîne avec un médaillon, et ce vieux poignard marqué aux initiales de ton père, si mes souvenirs sont bons ?

Au moment de se relever, il se ravisa et reprit le médaillon avant de l’approcher de la chandelle pour en déchiffrer la gravure.

- Arno… Stella… Samperu, les trois noms entrelacés dans un rameau d’olivier.

- Rends-moi ça ! réclama Arno d’une voix contenue.

Scevola échangea un regard avec le blondin, puis il secoua lentement la tête et reposa le bijou sur la table.

- Si je m’attendais… Vous avez donc eu un fils, n’est-ce pas ? questionna-t-il après un temps.

D’un geste, il congédia Gueule d’ange, attendant qu’il se fût éloigné pour revenir vers Arno.

- Désolé, mon ami, si ça ne tenait qu’à moi… Mais Gueule d’ange a tout entendu, et Spada sera mis au courant dans les minutes qui viennent. Je crains, hélas, qu’il réagisse mal à cette nouvelle.

Il eut une moue gênée, jeta un coup d’œil dans son dos, et reprit à mi-voix :

- De grâce, au nom de ce que nous avons vécu autrefois, ne le laisse pas s’acharner sur toi, révèle-lui au plus vite ce qu’il veut entendre. Car si tu t’entêtes… Non, on en finira avant. Le moment venu, si on doit en arriver là, c’est moi qui mettrai un terme à tes souffrances.

 

- Réveille-toi, bastardu !

Arno réagit à la gifle en ouvrant à demi ses yeux tuméfiés pour découvrir face à lui son tourmenteur. Spada l’avait battu pendant une bonne partie de la nuit, d’abord à coups de poing et de pied, puis à l’aide d’une cravache pour lui lacérer le dos. À bout de forces, le jeune homme était tombé à genoux dans le sable avant de perdre connaissance. Mais le répit n’avait duré que quelques heures.

Quelqu’un venait de le saisir sous les bras pour le remettre sur pied. Dans sa stupeur, Arno se rendit compte que le jour était levé. Autour de lui, toute une foule de loqueteux, hommes, femmes et enfants réunis, défilait par petits groupes pour aller reprendre leur maraude en ville. Les uns s’étaient muni de béquilles, d’autres avaient noué un bras autour de la taille, quelques-uns se frictionnaient même le visage avec du sable afin de paraître plus souffreteux.

Revenant peu à peu à lui, Arno affronta du regard l’homme qui lui faisait face.

- Alors, Roccu, articula-t-il en grimaçant un sourire, qu’as-tu prévu comme réjouissances pour aujourd’hui ?

Spada s’écarta d’un pas, lui montrant les outils de forgeron qui rougeoyaient dans le feu un peu plus loin.

- Tu vas bientôt mourir, Lavasina. Mais ta mort ne me suffit pas, loin de là. Il faut encore que tu me révèles où vit ce chiot que tu as fait porter à ma femme. Je m’occuperai de lui plus tard. Car pour apaiser ma colère, je veux que toute ta lignée disparaisse, qu’il ne reste rien de toi sur cette terre. Entends-tu, bastardu ?

- Ce n’est encore qu’un enfant, Spada, hasarda Scevola qui s’était approché, suivi du blondin.

- Basta ! tonna la brute sans même lui accorder un regard. Je ne t’ai pas demandé ton avis. Allons, Gueule d’ange, on va commencer par marquer notre ami comme on le ferait d’un animal.

Obéissant, le blondin s’empara prudemment d’un fer avant de le tendre à son chef qui le fit tournoyer sous les yeux d’Arno.

- Avant que tu parles, je veux t’entendre chanter, Lavasina.

Alors, sans prévenir, il appliqua d’un mouvement brusque l’extrémité incandescente sur la poitrine découverte de son prisonnier. Il y eut un grésillement, puis un peu de fumée qui répandit dans l’air une odeur grasse d’animal rôti. Les yeux fermés, Arno se mordit les lèvres pour réprimer le cri qui montait en lui.

- Tu pues le cochon, gloussa Roccu, c’est vraiment répugnant. Allons, complétons notre dessin !

Le fer se posa une seconde fois sur le torse, et cette fois, Arno sentit son corps se soulever sous l’effet de la brûlure. Il laissa malgré lui échapper une plainte que Spada accueillit avec un sourire de dément.

- Bien, voilà qui est mieux ! Maintenant, avant qu’on en finisse, parle-moi et dis-moi ce que je veux entendre.

- Samperu… mon petit Samperu, gémit Arno, les yeux mi-clos.

- C’est ça, je t’écoute, approuva Spada en se penchant vers lui pour mieux l’entendre. Soudain, avec toutes les forces qu’il lui restait, Arno lui cracha au visage. L’autre demeura un court instant sans voix, les bras ballants et les dents serrées, avant d’aboyer un ordre en direction de ses hommes :

- La pince ! Amenez-moi la pince ! On va rétrécir ce bâtard morceau par morceau !

Scevola et Gueule d’ange échangèrent un regard, puis ce dernier alla ramasser l’outil réclamé par son chef.

- Détache-le et tends-moi sa main, commanda Spada au blondin.

Lavasina n’avait plus la force de se débattre. Il sentit qu’on lui défaisait ses liens, que quelqu’un saisissait son poignet et lorsqu’il entrouvrit les yeux, ce fut pour voir les dents de la pince se refermer sur son auriculaire et le sectionner à vif. La souffrance fut telle qu’elle lui arracha un râle qui le ramena brutalement à lui.

- Arrête, Roccu…, bredouilla-t-il sans desserrer les dents, toujours crispées sur ses lèvres en sang.

- Répète, Lavasina, je ne t’entends pas ? gueula son agresseur avant de refermer la pince sur un second doigt. Cette fois, Arno fut rejeté en arrière et sa tête heurta violemment le pieu avant de retomber sur sa poitrine. Il y eut comme un éclat en lui, presque une détonation suivie d’un éclair où apparurent brièvement les visages de Stella et du petit Samperu. Ils se tenaient là, sous ses yeux, et le dévisageaient en silence. Alors, l’enfant leva lentement la main et la tendit vers son père d’un air suppliant.

- Dis à mamma de me pardonner, sanglota Arno comme la vision commençait de s’effacer. Mais si je veux te revoir, il faut que je leur dise cette vérité…

- La vérité ! vociféra une voix toute proche. Voilà ce que je veux entendre, bastardu, sans quoi j’attaque ta main droite avant de te rôtir les doigts de pieds.

Arno se força à rouvrir les yeux et à affronter le regard féroce de Spada.

- Tu n’en feras rien, Roccu…, murmura-t-il en rassemblant ses dernières forces. Non, si tu tiens à savoir où se trouve Samperu, tu n’en feras rien. Ni à moi, ni à l’enfant…

- Et qu’est-ce qui m’en empêcherait ? ricana l’autre, la bouche grande ouverte sur ses dents gâtées.

- Peu de chose, Roccu, sauf que d’instinct, même les animaux comme toi refusent de faire du mal à leurs petits…

Spada s’était redressé, les sourcils froncés sur ses yeux étrécis.

- Je ne comprends rien à ton charabia, parle donc !

Dans son dos, Scevola s’était figé, les doigts noués dans l’attente de ce qu’allait révéler leur prisonnier.

- Quand nous avons fui la Corse, il y a cinq ans…, commença Arno avec effort.

- Et bien ?

- Stella était déjà enceinte…

Spada secoua la tête avec force.

- Que veux-tu dire, Lavasina ?

- L’enfant n’est pas de moi, Roccu. C’est le tien…

La brute demeura un instant bouche bée, articulant à mi-voix :

- Le mien… le mien… Que veux-tu dire, bastardu ?

Voyant que Spada ne comprenait pas, Scevola prit les devants :

- C’est bien un marché que tu nous proposes, Lavasina ? demanda-t-il. Mais qu’exiges-tu en échange de l’enfant ? Que nous t’aidions à te venger, c’est bien cela ?

Arno acquiesça d’un vague mouvement de tête. Puis il ajouta tout bas :

- Quand ce sera accompli, Roccu, je te dirai où trouver Samperu…

 

17

 

Les plaies dans son dos ne mirent que quelques jours à cicatriser. L’onguent concocté par Scevola réduisit également les boursouflures qui menaçaient de gangrener la main amputée de ses deux doigts. Consigné dans un galetas, Arno demeurait étendu sur sa couche, à compter les heures qu’égrenait un clocher au loin. Maintenant que la douleur s’était atténuée, il commençait à mesurer les conséquences de l’aveu fait à Spada.

Si je n’avais pas parlé, cette brute m’aurait achevé sans hésiter, se répétait le jeune homme pour dissiper ses remords. Il s’agissait maintenant de mettre ce répit à profit pour se tirer de ce mauvais pas. Mais comment s’y prendre ? Personne ne le savait ici, il était donc illusoire d’espérer une aide venue de l’extérieur. Quant à une éventuelle évasion, il ne fallait pas y songer, vu son état. D’ailleurs, même si la porte de la masure restait le plus souvent ouverte, Gueule d’ange patrouillait à intervalles réguliers devant l’entrée pour manifester sa présence et le dissuader de toute velléité de fuite. Non, c’était peine perdue. Il fallait au contraire se montrer patient, attendre une opportunité et la saisir lorsqu’elle se présenterait. Ils avaient établi leur plan ensemble, avec Spada et Scevola : d’abord sortir Brissart de sa tanière, à découvert, puis l’attirer dans un traquenard chez la Vaudry où ils lui tomberaient dessus en nombre.

Arno s’était exclamé :

- Mais nous, comment fuirons-nous ? Et la Vaudry, ses filles, que deviendront-elles ?

- Tu n’auras pas à t’en préoccuper, mes coquins se chargeront d’effacer les traces, trancha Roccu sans plus d’explications. Mais sitôt l’affaire réglée, j’entends que tu tiennes ta promesse et que tu me dises où je trouverai l’enfant. Mon enfant…  

Un peu à l’écart, Scevola n’avait pas réagi à la provocation de son chef. Après son départ, il était revenu vers Arno pour le prendre à part.

- Brissart… C’est bien de Victor de Brissart dont il s’agit ?

- Lui-même, confirma Arno.

Son vieux camarade fit la moue avant de se relever et de se poster, le dos tourné, dans l’encadrement de la fenêtre.

- Le vampire de Berg… C’est ainsi qu’on l’avait surnommé après le siège de la ville.

- Et que sais-tu d’autre à son propos ?

- Peu de chose, sinon qu’il terrorisait même ses propres hommes. À la fin du pillage, des bruits ont couru sur son compte…

- Des bruits ? demanda Arno pour l’inciter à poursuivre.

Scevola eut un geste de la main comme pour chasser une pensée.

- Bah, des sottises, confirma-t-il après s’être retourné. On a prétendu qu’il buvait le sang des enfants, là-bas… Peu importe, ce n’est vraiment pas le genre de gaillard auquel il fait bon se frotter…

Au ton de sa voix, Arno sentit l’inquiétude qui avait gagné son ancien frère d’armes.

- Je le connais, crois-moi, et je t’assure qu’il est fait de chair et de sang, comme nous autres.

- Spada s’est déjà renseigné sur son compte, le coupa Scevola. L’homme a acquis une petite maison, quelque part à l’ouest de la ville, il y emmène des filles qu’on ne revoit plus jamais...

- Allons, s’étonna Arno, pour un peu, on penserait que tu as peur de lui !

- Peur ? répéta Scevola en se forçant à sourire. Eh, vois-tu, Lavasina, j’ai presque tout sacrifié pour continuer de vivre, tout ce en quoi je croyais : ma famille, mes amis, l’armée et enfin la Corse à laquelle j’ai tourné le dos. En somme, il ne me reste que ma pauvre vie, à laquelle je demeure attaché malgré tout. Donc, pour répondre à ta remarque, tout ce qui pourrait m’en priver me fait peur, oui.

Sentant que le moment était venu de tenter sa chance, Arno hasarda :

- Écoute, mon ami, on m’a parlé d’un certain Paoli qui réunit les clans en Corse pour chasser l’ennemi génois. Peut-être n’est-il pas trop tard ? Peut-être devrions-nous éliminer Spada et regagner notre île afin de reprendre le combat à ses côtés ?

Scevola haussa les sourcils avant de soupirer d’un air las :

- Libérer la Corse ? Encore une chimère, Lavasina… Non, je te répète que mon chemin s’achève ici, au fond de cette impasse. Pour le reste, il est trop tard, j’ai fini de rêver. Et tu devrais en faire de même si tu tiens à revoir ton fils…

- Seul, je ne m’en sortirai pas, amicu…

Scevola se dirigea d’un pas lent vers la porte, puis au moment de sortir, il parut hésiter.

- Tu m’en demandes trop… Mais je connais Roccu. À la seconde où tu lui auras donné ce qu’il attend, il te frappera dans le dos. Et sans l’ombre d’une hésitation. J’essaierai d’être là pour l’en empêcher et t’offrir l’opportunité d’un combat loyal. Voilà ma promesse, Lavasina, et il faudra t’en contenter.

 

Le cinquième jour, Gueule d’ange vint lui rendre son épée, son poignard et tous les effets qui lui avaient été confisqués.

- On s’en retourne chez vous ! annonça-t-il d’une voix fluette en l’invitant à le suivre.

Arno se leva, réunit ses quelques affaires et sortit sur la place avant d’emprunter la ruelle menant aux quais. Le blondin marchait en sifflotant, quelques pas en avant, saluant de temps à autre les visages qui apparaissaient aux fenêtres des bouges. Ils traversèrent ensuite le marché des Halles, se frayant un passage parmi la foule massée autour des étals, et longèrent un temps le cimetière des Innocents avant d’arriver chez la Vaudry.

- Dieu du ciel ! s’exclama Victoire en découvrant l’état d’Arno. Venez, entrez vite, ils vous attendent dans le sérail.

Au passage, elle prit la main d’Arno et la serra dans la sienne, la gorge nouée par les sanglots.

- Nous avons eu si peur ! bredouilla-t-elle. Oh, Monsieur ! Qu’aurions-nous fait s’il vous était arrivé malheur ?

Touché par tant de sollicitude, Arno tenta de lui adresser quelques paroles de réconfort. Au moment de pénétrer dans la salle de réception, il marqua un temps d’arrêt.

- Ah, c’est toi, mon gaillard ! s’écria la Vaudry en s’extrayant péniblement de son ottomane. Nous désespérions de te revoir, vraiment. Et cette blessure ? Par chance, notre ami nous a très rapidement rassurés sur ton sort.

Assis dans un fauteuil vis-à-vis d’elle, Roccu Spada prit le temps d’avaler une rasade de café avant de réagir.

- Te voilà sur pieds, Lavasina ! Voilà qui me réjouit. J’ai expliqué à Madame comment nous t’avions tiré des griffes de ces canailles qui arpentent les quais. À quelques minutes près, je le crains, nous serions arrivés trop tard ! Enfin, inutile de ressasser le récit de cette mésaventure, je crois que nous avons mieux à faire.

Victoire revenait déjà, portant un broc et des pansements pour soigner la main du convalescent. Elle le fit asseoir dans un fauteuil et lui ôta précautionneusement le bandage qui recouvrait sa blessure.

- Ces hommes sont des monstres ! se récria-t-elle en découvrant ses plaies encore suintantes.

- Cette petite est décidément adorable ! susurra Roccu à l’oreille de la maquerelle. D’ailleurs, vous m’avez promis d’y goûter un jour, rappelez-vous.

Arno serra les lèvres, réprimant un haut-le-cœur avant d’intervenir sèchement :

- Assez de ces plaisanteries ! Je crois que nous devons décider des affaires à venir.

- Voilà qui est dit, garçon ! s’exclama la Vaudry. Nous avons effectivement un gredin à débusquer et voilà comment nous comptons nous y prendre.

Elle prit alors la parole et reprit dans les moindres détails le plan qu’ils avaient échafaudé avec Spada.

- Il se méfiera, objecta Arno au bout d’un temps. D’ailleurs, comment l’attirerais-je ici, dans un lieu dont il ignore tout ?

La maquerelle posa une main sur l’épaule de Victoire, toujours accroupie devant Arno à refaire son pansement.

- Ah ! Je suis certaine que tu sauras lui vanter les charmes qui habitent ces murs, non ? Et si mes renseignements sont bons, crois-moi, l’animal devrait accourir à bride abattue. Victoire, Lolotte et Zaïre ont leur réputation, ne l’oublie pas. Ce chien ne saura pas y résister. Mais il repartira d’ici les pieds devant, je te le garantis !

- Et après ? demanda Arno. La police ?

- On lestera le corps avant de le jeter à la rivière. N’aie crainte, il ne restera aucune trace de son passage.

En guise de jurement, la Vaudry éternua à deux reprises le tabac qu’elle venait d’inspirer dans le creux de sa main.

- Allons, qu’il en soit ainsi ! décréta-t-elle. Et qu’on ne parle plus jamais de cette engeance !

 

Arno retrouva avec bonheur la paisibilité de sa chambre sous le comble. Victoire l’avait accompagnée pour lui changer les draps et s’occuper de son linge. Il s’allongea sur sa couche sans mot dire et la regarda s’affairer dans la pièce, apaisé de l’entendre chantonner pendant qu’elle s’affairait autour de lui.

- Tu es une brave fille, Victoire. Et c’est un bonheur de voir qu’il existe encore des personnes aussi dévouées que toi…

La jeune femme se tortilla, les joues rougies par le compliment, puis elle vint s’asseoir sur le rebord du lit et dit tout bas :

- C’est que… Depuis quelques jours, je ne songe plus qu’à ces paysages lointains, à cette Corse dont vous m’avez parlé. J’en rêve même toutes les nuits… Oh, Monsieur, si vous pouviez m’offrir ce bonheur, je saurais me faire toute petite et vous n’auriez jamais à vous plaindre de moi, je vous l’assure.

Arno lui rendit son sourire, touché par tant de candeur, et il ouvrit son bras pour qu’elle vînt se blottir contre son épaule.

- Gentille fille, dit-il en lui caressant lentement les cheveux du bout des doigts.

Victoire demeura un long moment sans rien dire, la tête posée contre son torse, mais le corps tendu et à distance du sien. Arno ferma les yeux, consolé par sa présence, et déjà tourné vers ces journées funestes où son destin devait se jouer. Tuer Brissart ? Il s’en ferait évidemment une joie. Mais il songeait également à Marie, à la peine qu’il avait lue dans ses yeux, et au chagrin qu’elle devrait endurer par sa faute. À cette pensée, son corps se raidit et il serra Victoire un peu plus fort dans ses bras. Se méprenant sans doute, la jeune femme se déplaça un peu et vint se lover contre lui, le visage dans le creux de son épaule.

- Je vous promets que nous serons bien, murmura-t-elle, la bouche tendue vers la sienne.

Arno huma pendant quelques instants le parfum de ses lèvres, puis il se pencha vers elle et lui offrit le baiser qu’elle attendait.

Lorsqu’il se détacha d’elle, les larmes perlaient sur les joues de la jeune femme.

 

(à suivre ici)



[1] Fou.

[2] L’une de ces Cours des miracles était effectivement située non loin des Halles,  rue de la Grande Truanderie.

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