vendredi 26 août 2016

Madame de Tencin, la scandaleuse (1)

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Une des existences les plus scandaleuses du XVIIIè siècle (nous y reviendrons...), ce que rien ne laisse deviner dans cette notice biographique.


Claudine de Tencin


Madame de TENCIN, soeur du cardinal et archevêque de Lyon, naquit à Grenoble en 1681. Ses parents la contraignirent à se faire religieuse au couvent de Montfleury, près de Grenoble. Après cinq ans de profession, elle protesta contre ses voeux et obtint de passer comme chanoinesse au chapitre de Neuville, près de Lyon. Ayant ensuite quitté Neuville, elle vint à Paris, ou les agréments de son esprit et de sa figure lui firent des amis puissants et nombreux. Fontenelle surtout prit à son sort un intérêt très vif et sollicita auprès du pape un rescrit qui la dégageât de tout lien religieux. Le rescrit fut accordé ; mais comme on apprit en cour de Rome qu’il avait été obtenu sur un exposé de faits peu exact, il ne fut point lancé. Madame de Tencin n’en fut pas moins rendue entièrement au monde. 

Elle commença par s’occuper beaucoup de l’avancement de son frère, et elle parvint à lui procurer une fortune rapide et brillante. On assure que ses complaisances pour le régent et le cardinal Dubois y contribuèrent puissamment. Son frère étant un des chefs du parti des constitutionnaires, elle mit tant d’ardeur à soutenir la bulle Unigenitus que le gouvernement, dans la crainte que ses discours n’enflammassent davantage des haines déjà trop allumées, lui donna l’ordre de se retirer pour quelque temps à Orléans. Ainsi que son frère, elle se mêla beaucoup du fameux système de Law, et les opérations de ce financier, qui renversèrent tant de fortunes, ne nuisirent point à celle de madame de Tencin. Mêlant toujours la galanterie à l’intrigue, elle eut du chevalier Destouches-Canon un enfant qui fut le célèbre d’Alembert (1717). Cet enfant, exposé sur les marches de la petite église de St-Jean le Rond, dont le nom devint un des siens, fut recueilli par une pauvre vitrière, qui lui donna tous les soins de la plus tendre mère. On a prétendu que madame de Tencin avait voulu le reconnaître lorsque ses talents lui eurent acquis de la réputation, et qu’il avait repoussé cette marque tardive et suspecte d’amour maternel en disant: « Je ne connais qu’une mère, c’est la vitrière. » Cette anecdote est fausse. D’Alembert ne fut jamais dans le cas de dire le mot qu’on lui prêté. Un autre amant de madame de Tencin, Lafresnaye, conseiller au grand conseil, se tua chez elle d’un coup de pistolet. Ce suicide ayant les apparences d’un assassinat, elle fut conduite au Châtelet, puis à la Bastille (22 avril 1726), et bientôt après, mise en liberté. 


La seconde moitié de sa vie fut aussi tranquille, aussi régulière que la première avait été inconsidérée et orageuse. Elle se plut dès lors à rassembler chez elle l’élite des savants et des gens de lettres. Elle appelait cette réunion sa ménagerie ou ses bêtes, et tous les ans, aux étrennes, elle donnait à chacun de ceux qui la composaient deux aunes de velours pour se faire une culotte. Les coryphées de cette société étaient Fontenelle et Montesquieu. Lorsque ce dernier fit paraître son Esprit des lois, elle en prit un grand nombre d’exemplaires, qu’elle distribua entre ses amis, et elle donna ainsi la première impulsion au succès de cet immortel ouvrage. Benoît XIV eut toujours de l’amitié pour elle. N’étant encore que le cardinal Lambertini, il entretenait avec madame de Tencin une correspondance assez suivie, et dès qu’il fut pape, il lui envoya son portrait. 
Elle mourut à Paris le 4 décembre 1749, âgée de 68 ans.
 
le cardinal Dubois, premier des ministres et amant de Mme de Tencin

Son caractère ne fut pas moins attaqué que sa conduite. On vantait sa douceur devant l’abbé Trublet : « Oui, dit-il, si elle avait intérêt de vous empoisonner, elle choisirait le poison le plus doux. » Duclos, qui l’avait beaucoup connue, la loue de son désintéressement. Duclos parle aussi très avantageusement de son esprit : « On ne pouvait, dit-il, en avoir davantage, et elle avait toujours celui de la personne à qui elle avait affaire. » Elle mit plus que de l’esprit dans ses romans : elle y mit de la sensibilité et du talent. Le Comte de Comminges est son chef-d’oeuvre. Laharpe, après avoir payé un juste tribut d’admiration au roman de la Princesse de Clèves de madame de la Fayette, dit : « Il n’a été donné qu’à une autre femme de peindre, un siècle après, avec un succès égal, l’amour luttant contre les obstacles et la vertu. Le Comte de Comminges peut être regardé comme le pendant de la Princesse de Clèves. » Le Siège de Calais est moins régulier; mais la lecture en est peut-être plus attachante encore. On croit qu’il fut fait par gageure et pour prouver qu’un roman pouvait commencer exactement par où beaucoup d’autres finissent. Les Malheurs de l’amour offrent cet intérêt tendre et douloureux que le titre promet. Les Anecdotes de la cour et du règne d’Édouard II, roi d’Angleterre, autre roman de madame de Tencin, laissé imparfait par elle, à été achevé par madame Élie de Beaumont, l’auteur des Lettres du marquis de Roselle.

On a prétendu que d’Argental et de Pont-de-Veyle, neveux de madame de Tencin, avaient beaucoup contribué aux ouvrages de leur tante, si même ils ne les avaient pas composés en entier. On cite le témoignage d’une dame, la plus ancienne amie de d’Argental, que celui-ci surprit un jour fondant en larmes à la lecture du Comte de Comminges, et à qui il avoua qu’il était l’auteur de ce roman, mais qu’il l’avait donné à sa tante pour ne pas blesser les convenances de son état. Enfin on assure avoir trouvé dans les papiers de d’Argental plusieurs pages du roman intitulé les Anecdotes de la cour et du règne d’Édouard II, lesquelles sont écrites de sa main et chargées de ratures. Les ouvrages de madame de Tencin ont été souvent imprimés. Ils ont été réunis à ceux de madame de la Fayette en 1786.

(à suivre ici)

mercredi 24 août 2016

La Mettrie chassé de France


Né en 1709, Julien Offray de La Mettrie était médecin des Gardes-Françaises lorsqu'il publia (en 1745) son Histoire Naturelle de l'âme, traité dans lequel il prétend que l'âme n'est que l'organisation complexe de la matière.
Les premières lignes de son ouvrage laissent déjà imaginer l'insolence de son propos :

On ne sera donc pas surpris de lire sous la plume du même auteur que " Nous ne connaissons dans les corps que la matière, et nous n'observons la faculté de sentir que dans ces corps: sur quel fondement donc établir un être idéal désavoué par toutes nos connaissances ?"
 
La Mettrie


 Comme souvent au cours de ce siècle qui vit leur autorité menacée par ce que Kant nommait les Lumières, ce fut un homme d'église (en l'occurrence le père Dupré, jésuite enseignant à Louis-le-Grand) qui dénonça l'effronté à la police.

LE PÈRE DUPRÉ A MARVILLE (Lieutenant de police).

J’avais été chargé par M. l’ancien évêque de Mirepoix de lui fournir quelques éclaircissements sur un livre très impie qui paraît depuis peu. Il voulait savoir le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur et de l’imprimeur et tout cela pour vous le communiquer hier, à Versailles. Je n’ai pu le satisfaire, parce que je n’ai pas été instruit assez à temps (...) Voici le titre du livre: Histoire naturelle de l’âme, traduite de l’anglais de M. Cochard, par feu M. H. de l’Académie des sciences. Ce sont là des personnages supposés, le véritable auteur du livre est M. Métrie, médecin du régiment des gardes, qui a répandu dans tout Paris à pleine bouche et sans aucun ménagement, les périlleuses maximes répandues dans son livre sur la matérialité et mortalité de l’âme, sur l’éternité du monde et sur l’athéisme dont il fait hautement profession, et qui pour cela fut sévèrement repris par feu M. de Grammont, avant son départ pour la campagne où il vient de périr. Le livre est imprimé chez David, mais comme il y a deux imprimeurs de ce nom, je ne sais pas lequel des deux est le coupable. David l’a imprimé sous la condition de donner la moitié des exemplaires à l’auteur, et cette moitié a été remise chez Durand, à l’image de Saint-Lambert, pour y être vendue au profit de l’auteur. L’ouvrage avait été dédié à M. de Maupertuis, qui avait fait ôter l’épître dédicatoire, qui ne se trouve que dans deux ou trois exemplaires. Le même M. de Maupertuis a fait mettre un carton pour faire disparaître un endroit, où il était loué comme pensant de la même manière que l’auteur sur le sujet de son livre. Les libraires sont encore timides à le débiter, et M. Astruc écrit qu’il n’en a encore paru que 45 ou 46 qui ont été distribués pour présents, et il a eu le sien d’un homme qui en avait reçu trois exemplaires. Cependant je sais certainement qu’il y a des colporteurs qui en ont vendu en Sorbonne. Voilà toute ma science.

Au collège, I5 juin 1745.
 

Apostille de Marville à Duval. — Tâcher de m’avoir deux exemplaires de ce livre, et de savoir chez lequel David il a été imprimé. L’envoyer à M. Deon pour l’examiner promptement, ensuite en parler à M. de Mirepoix, et après répondre au père Dupré.  
Constater par le procès-verbal la quantité d’exemplaires que l’on saisira et celle dont l’édition était comptée et à qui les exemplaires ont été vendus, et observer préalablement le commissaire de dresser procès-verbal de la saisie et de recevoir les diverses déclarations de David et Durand, libraires, pour constater la quantité d’exemplaires dont l’édition a été composée, celle qui en reste actuellement sous la saisie, les noms des personnes à qui il a vendu ou livré les exemplaires qui peuvent y manquer. n
Fait ce 26 juin 1745.

***

TAPIN (exempt) A MARVILLE.

28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous informer qu’en exécution de vos ordres, je me suis transporté avec M. le commissaire de Rochebrune, au collège des Chollets, à l’effet d’y faire enlever l’édition de l’Histoire naturelle de l’âme, que j’ai fait conduire au château de la Bastille. J’en ai tiré trois exemplaires en présence de M. Anquetil, que j’ai envoyés chez le relieur pour les faire brocher; aussitôt que je les aurai eus, j’aurai l’honneur de vous les remettre. 
 
***
 
DE ROCHEBRUNE (commissaire) A MARVILLE.

28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous envoyer l’expédition du procès-verbal dressé le 26 du présent mois, dans le magasin de David et Durand, au sujet de la saisie que j’ai faite du livre intitulé Histoire naturelle de l’âme, suivant vos ordres. J’ai pris leur déclaration qui contient le nombre des exemplaires qui ont été tirés; ceux qui ont été donnés ou envoyés en Hollande et en Suisse, et ceux enfin qui ont été représentés, saisis et portés à la Bastille en présence de Tapin. 
 
***
  
 Ainsi fut réglé le sort de La Mettrie, coupable aux yeux de la justice de "raisonnements scandaleux, contraires à la religion et aux bonnes moeurs." (voir ci-dessous)
 L'arrêt du 7 juillet 1746 précise que l'ouvrage "frappe les fondements de toute religion et de toute vertu", et le condamne au bûcher.
 


 Dans la foulée, La Mettrie perdit son poste de médecin et fut contraint de quitter le royaume. Réfugié en Hollande, il vint peu après grossir (en 1748) les rangs des intellectuels recueillis à Potsdam par Frédéric II.
Sautant sur l'occasion, Voltaire railla de la sorte la décision prise à Versailles : "un roi gouverné par un jésuite eût pu proscrire La Mettrie et sa mémoire, un roi qui n'était gouverné que par la raison, sépara le philosophe de l'impie, et laissant à Dieu le soin de punir l'impiété, protégea et loua le mérite".
 
 
 

lundi 22 août 2016

Robert-François Damiens le régicide


le visage empreint de douceur ?

ou la bête brute ?


qualifié de "plus abominable des hommes sur terre"

ou de "monstre"




les quelques secondes qui suivent l'attentat

comparé à Ravaillac



place de Grêve

samedi 20 août 2016

Richard Flamein - Voltaire au Panthéon

      

Comment le personnage de Voltaire est-il né ?
L'historien Richard Flamein évoque ici un moment-clé, en 1791, lorsque le penseur des Lumières fut panthéonisé.

entrée de Voltaire au Panthéon
 

jeudi 18 août 2016

Les prêtres au bordel (2)

 (pour lire l'article précédent, c'est ici)


Comment expliquer cet acharnement contre les clercs débauchés ?

 ***

Pour le comprendre, revenons quelques années en arrière, plus précisément en 1713, lorsque dans sa célèbre bulle Unigenitus le Pape Clément XI condamne sévèrement 101 propositions jansénistes sur la grâce et la lecture de l'Ecriture Sainte. Si de nombreux évêques se montrent alors favorables à ce décret, les milieux parlementaires (sous influence janséniste) vont refuser de l'appliquer. 

Pour affirmer son autorité (après 1746), l'Archevêque de Paris Christophe de Beaumont impose alors aux fidèles de présenter un billet de confession signé par un directeur de conscience favorable à la bulle. Ceux qui refusent sont menacés d'être privés des derniers sacrements, et partant, d'une inhumation en terre chrétienne. On imagine l'immense tollé que cette ordonnance a provoqué dans les milieux jansénistes !

Des lors, la guerre devient totale entre ultramontains (favorables à la bulle) et jansénistes. Donnant raison aux uns et autres selon les circonstances, exilant un jour les parlementaires et le lendemain certains prélats (dont C. de Beaumont), Louis XV n'a jamais su se dépêtrer de cette crise qui paralysait les affaires du royaume. Sans doute lui manquait-il la force de caractère de son arrière-grand-père...

*** 

Dans ce contexte particulièrement tendu, plusieurs hypothèses sont à envisager :

- l'une d'entre elles serait que l'Archevêque ait été lui-même à l'initiative de cette "chasse aux abbés" (on trouve cette formule dans le Tableau de Paris de Mercier). 




En effet, on peut imaginer que le prélat se soit montré particulièrement attentif aux moeurs des aspirants à des places ou dignités dont il avait directement ou indirectement la charge. Ainsi, qu'auraient dit ses adversaires jansénistes s'ils avaient eu vent des polissonneries de François de Clugny, aumônier du roi, futur évêque de Riez (en 1772), arrêté quelques années plus tôt "rue du chantre, chez la femme Fouquet, avec la nommée Henriette, qu'il a vue charnellement jusqu'à parfait copulation" ? Dans le combat à mort qu'il menait contre les magistrats jansénistes, l'Archevêque ne pouvait de toute évidence pas s'encombrer d'alliés aussi embarrassants... 
 
l'archevêque C. de Beaumont
Cette lettre de Christophe de Beaumont adressée au lieutenant de police nous éclaire sur les bénéfices qu'il pouvait tirer de cette chasse aux débauchés :
"l'on m'a fait un portrait si fort désavantageux d'un prêtre interdit qui demeure sur la paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonneret que je ne puis m'empêcher de vous le dénoncer... On assure qu'il y a plusieurs lettres d'exil pour cause de jansénisme, mais on peut dire que c'est un grand hypocrite puisque sous le voile du rigorisme, il vit en commerce depuis 14 ans avec la demoiselle Budet à qui il a fait plusieurs enfants..."
Comme on le constate, la stratégie de l'archevêque était non seulement défensive (car destinée à protéger les siens), mais également offensive (afin de discréditer l'ennemi janséniste).

- Si cette première hypothèse est plausible, on se gardera pourtant d'affirmer que la surveillance des gens d'église s'est faite au service exclusif de la hiérarchie ecclésiastique. 
En coulisses, d'autres acteurs ont très bien pu oeuvrer, dont la Pompadour, qui a conservé durant toute la période 1747-1757 un lien privilégié avec le lieutenant de police Berryer.
L'historienne Erica-Marie Benabou confirme d'ailleurs que les arrestations de clercs ont quasiment cessé après la mort de la marquise en 1764.
Régulièrement menacée par la coterie des dévots (réunie autour de la reine et du Dauphin), la favorite avait tout intérêt à assurer ses arrières en se constituant des dossiers contre ses adversaires. Comme le souligne l'historien R. Muchembled, "ces récits crus peuvent mettre du baume au coeur du souverain et de Mme de Pompadour, écartés des sacrements par les rigoristes, alors que beaucoup d'ecclésiastiques ne s'appliquent pas les exigences que l'Eglise leur impose. Ils leur fournissent aussi un puissant levier pour influencer ceux qui les trouvent peu vertueux".

Quoi qu'il en soit, la police de Berryer agissait évidemment sur ordre, et dans ce jeu de dupes, les archives nous apprennent que les plus hauts prélats du royaume étaient eux aussi surveillés ! 
Prenons pour exemple l'anecdote savoureuse rapportée ci-dessous par une pourvoyeuse à l'inspecteur Marais :
 

lundi 15 août 2016

Les prêtres au bordel (1)

Autant dans Jacques le Fataliste que dans son Bougainville, Diderot s'est souvent amusé à mettre en scène des ecclésiastiques débauchés, familiers des maisons publiques, ou encore confrontés aux tentations de la chair.
Volontiers anticléricale, l'iconographie des années 1750-1760 associe elle aussi l'image du moine paillard à celle de la prostituée, comme dans cette eau-forte de 1760, intitulée "la provision échappée", qui montre des clercs tentant de hisser une fille par la fenêtre du couvent.
 Le roman Thérèse philosophe, publié en 1749, a d'ailleurs fait de ces liaisons dangereuses le sujet principal de son intrigue.
Thérèse Philosophe
 
Thérèse philosophe
 Connaissant l'anticléricalisme des Lumières, j'ai longtemps considéré que ces productions participaient d'une campagne de déstabilisation orchestrée par Diderot et ses amis (surtout d'Holbach), par les milieux libertins, et destinée à noircir ce que Voltaire appelait l'Infâme.

Or, en observant attentivement les procès verbaux de la police parisienne dans les années 1750-1770, il s'avère que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

***

Insignifiants avant 1753, les chiffres d'arrestations d'ecclésiastiques montent en flèche à partir de 1755, atteignant des sommets en 1758 (plus de 170 arrestations) et en 1760 (plus de 150). Au total, sur la décennie 1755-1764, plus d'un millier d'arrestations seront opérées.

Disponibles en ligne, ces PV décrivent dans le détail les circonstances de ces interpellations :

Procès-verbal de la capture du sieur abbé Rouxelin d'Arcy et qui constate sa débauche. 20 juillet 1756. ( Sieur Meusnier, inspecteur)

L'an mil sept cent cinquante-six , le mardi vingt juillet, six heures du soir, par-devant nous Antoine Charles Crespy conseiller du roi, commissaire au châtelet de Paris, en notre hôtel.

Est comparu sieur Meusnier, inspecteur de police, lequel nous a dit qu'il est chargé d'arrêter le sieur abbé Rouxelin-d'Arcy, et de constater sa débauche; pourquoi requiert notre transport , afin de l'aider de notre ministère et a signé en notre minute.

Desquelles comparution et réquisition, nous avons donné acte audit sieur Meusnier, et en conséquence des ordres particuliers à nous adressés, pour M. le lieutenant-général de police, sommes transportés avec ledit sieur Meusnier, rue du Battoir, dans une chambre au premier étage d'une maison , dont est principale locataire la nommée Françoise Baslon, dite Dubuisson, femme du monde, à la compagnie de laquelle et de Marguerite Bourlier, dite Manon , fille de débauche, âgée de 18 ans, native de Vincennes, nous avons trouvé un particulier en habit ecclésiastique, auquel avons dit le sujet de notre transport-, et icelui interpellé, nous a dit se nommer Antoine Rouxelin-d'Arcy, âgé de 43 ans, prêtre du diocèse, et natif de Paris, chanoine de l'église de Saint-Pierre du Mans (souligné par nous) où il demeure ordinairement, à Paris depuis deux mois, logé rue des Cordeliers, à l'hôtel du Saint-Esprit; qu'il est venu dans la chambre où nous sommes à dessein de s'y amuser avec ladite Manon, au moyen de quoi avons laissé ledit sieur abbé audit sieur Meusnier, qui s'en est chargé, pour le conduire au lieu de sa destination, et a signé avec nous, et ledit sieur abbé a refusé de signer de ce interpellé.

Autre exemple :

Procès-verbal au sujet de la débauche du sieur Delangle , chanoine d'Evreux Du 12 août 1758. (Sieur Marais, inspecteur. )

L'an mil sept cent cinquante-huit, le samedi 12 août, cinq heures du soir, nous François Jean Sirebeau, commissaire au châtelet de Paris, en conséquence des ordres à nous adressés, sommes transportés, accompagnés du sieur Marais, inspecteur de police, place du Palais-Royal, en la demeure de la nommée Montpellier, femme du monde , où étant en une chambre au deuxième étage, donnant sur ladite place, y avons trouvé un ecclésiastique, lequel nous a dit se nommer René Delangle, âgé de 28 ans, natif d'Evreux, prêtre du diocèse de ladite ville, chapelain de l'église de Sainte-Anne, chanoine de l'église d'Evreux, demeurant au collège de Boissy, rue du cimetière Saint-André-des-Arcs, qu'il est monté de son propre mouvement dans l'endroit où nous sommes il y a une demi-heure, à dessein de s'y amuser, comme étant lieu de débauche;

Comme de fait, il s'y est fait manualiser  (comprendre : masturbation) jusqu'à pollution parfaite, par la nommée Eléonore, fille de prostitution, demeurante avec ladite Montpellier, et a ledit sieur Delangle signé avec ledit sieur Marais et nous commissaire, qui l'avons fait relaxer, vérification préalablement faite de ses noms; qualités et demeure, ainsi qu'il est dit en notre minute. 
Les archives nous révèlent l'identité des coupables, mais également leur rang dans la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, dans son remarque ouvrage intitulé "La prostitution et la police des moeurs au XVIIIè siècle", l'historienne Erica-Marie Benabou qualifie cette clientèle un peu particulière  d'"upper middle classe cléricale, avec une représentation relativement importante du haut clergé".
***



Dans le Bougainville de Diderot, l'aumônier concluait ainsi son dialogue avec le Tahitien Orou :

Orou : Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es librement condamné à ne le pas être ?
L'aumônier : Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.
Orou : Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?
L'aumônier : Non.
Orou : J'en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles ?
L'aumônier : Oui.
Orou : Aussi sages que les moines mâles ?
L'aumônier : Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d'ennui.
Orou : Et l'injure faite à la nature est vengée. O le vilain pays ! Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus barbares que nous.
 Se rendant à la raison et aux lois de la nature, l'aumônier passe les nuits suivantes avec les filles de son hôte...

Plutôt que de nous étonner du nombre d'ecclésiastiques pris en flagrant délit de débauche, plutôt que de nous indigner de la salacité de ces innombrables rapports de police (250 ans plus tard, les habitudes ont-elle vraiment changé ?), on s'interrogera plutôt sur les causes de cette chasse au clerc menée durant près de 20 ans, et qui s'est curieusement interrompue après 1770...

( à suivre ici)
 


 

Les prêtres au bordel (1)

Autant dans Jacques le Fataliste que dans son Bougainville, Diderot s'est souvent amusé à mettre en scène des ecclésiastiques débauchés, familiers des maisons publiques, ou encore confrontés aux tentations de la chair.
Volontiers anticléricale, l'iconographie des années 1750-1760 associe elle aussi l'image du moine paillard à celle de la prostituée, comme dans cette eau-forte de 1760, intitulée "la provision échappée", qui montre des clercs tentant de hisser une fille par la fenêtre du couvent.
 Le roman Thérèse philosophe, publié en 1749, a d'ailleurs fait de ces liaisons dangereuses le sujet principal de son intrigue.
Thérèse Philosophe
 
Thérèse philosophe
 Connaissant l'anticléricalisme des Lumières, j'ai longtemps considéré que ces productions participaient d'une campagne de déstabilisation orchestrée par Diderot et ses amis (surtout d'Holbach), par les milieux libertins, et destinée à noircir ce que Voltaire appelait l'Infâme.

Or, en observant attentivement les procès verbaux de la police parisienne dans les années 1750-1770, il s'avère que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

***

Insignifiants avant 1753, les chiffres d'arrestations d'ecclésiastiques montent en flèche à partir de 1755, atteignant des sommets en 1758 (plus de 170 arrestations) et en 1760 (plus de 150). Au total, sur la décennie 1755-1764, plus d'un millier d'arrestations seront opérées.

Disponibles en ligne, ces PV décrivent dans le détail les circonstances de ces interpellations :

Procès-verbal de la capture du sieur abbé Rouxelin d'Arcy et qui constate sa débauche. 20 juillet 1756. ( Sieur Meusnier, inspecteur)

L'an mil sept cent cinquante-six , le mardi vingt juillet, six heures du soir, par-devant nous Antoine Charles Crespy conseiller du roi, commissaire au châtelet de Paris, en notre hôtel.

Est comparu sieur Meusnier, inspecteur de police, lequel nous a dit qu'il est chargé d'arrêter le sieur abbé Rouxelin-d'Arcy, et de constater sa débauche; pourquoi requiert notre transport , afin de l'aider de notre ministère et a signé en notre minute.

Desquelles comparution et réquisition, nous avons donné acte audit sieur Meusnier, et en conséquence des ordres particuliers à nous adressés, pour M. le lieutenant-général de police, sommes transportés avec ledit sieur Meusnier, rue du Battoir, dans une chambre au premier étage d'une maison , dont est principale locataire la nommée Françoise Baslon, dite Dubuisson, femme du monde, à la compagnie de laquelle et de Marguerite Bourlier, dite Manon , fille de débauche, âgée de 18 ans, native de Vincennes, nous avons trouvé un particulier en habit ecclésiastique, auquel avons dit le sujet de notre transport-, et icelui interpellé, nous a dit se nommer Antoine Rouxelin-d'Arcy, âgé de 43 ans, prêtre du diocèse, et natif de Paris, chanoine de l'église de Saint-Pierre du Mans (souligné par nous) où il demeure ordinairement, à Paris depuis deux mois, logé rue des Cordeliers, à l'hôtel du Saint-Esprit; qu'il est venu dans la chambre où nous sommes à dessein de s'y amuser avec ladite Manon, au moyen de quoi avons laissé ledit sieur abbé audit sieur Meusnier, qui s'en est chargé, pour le conduire au lieu de sa destination, et a signé avec nous, et ledit sieur abbé a refusé de signer de ce interpellé.

Autre exemple :

Procès-verbal au sujet de la débauche du sieur Delangle , chanoine d'Evreux Du 12 août 1758. (Sieur Marais, inspecteur. )

L'an mil sept cent cinquante-huit, le samedi 12 août, cinq heures du soir, nous François Jean Sirebeau, commissaire au châtelet de Paris, en conséquence des ordres à nous adressés, sommes transportés, accompagnés du sieur Marais, inspecteur de police, place du Palais-Royal, en la demeure de la nommée Montpellier, femme du monde , où étant en une chambre au deuxième étage, donnant sur ladite place, y avons trouvé un ecclésiastique, lequel nous a dit se nommer René Delangle, âgé de 28 ans, natif d'Evreux, prêtre du diocèse de ladite ville, chapelain de l'église de Sainte-Anne, chanoine de l'église d'Evreux, demeurant au collège de Boissy, rue du cimetière Saint-André-des-Arcs, qu'il est monté de son propre mouvement dans l'endroit où nous sommes il y a une demi-heure, à dessein de s'y amuser, comme étant lieu de débauche;

Comme de fait, il s'y est fait manualiser  (comprendre : masturbation) jusqu'à pollution parfaite, par la nommée Eléonore, fille de prostitution, demeurante avec ladite Montpellier, et a ledit sieur Delangle signé avec ledit sieur Marais et nous commissaire, qui l'avons fait relaxer, vérification préalablement faite de ses noms; qualités et demeure, ainsi qu'il est dit en notre minute. 
Les archives nous révèlent l'identité des coupables, mais également leur rang dans la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, dans son remarque ouvrage intitulé "La prostitution et la police des moeurs au XVIIIè siècle", l'historienne Erica-Marie Benabou qualifie cette clientèle un peu particulière  d'"upper middle classe cléricale, avec une représentation relativement importante du haut clergé".
***



Dans le Bougainville de Diderot, l'aumônier concluait ainsi son dialogue avec le Tahitien Orou :

Orou : Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es librement condamné à ne le pas être ?
L'aumônier : Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.
Orou : Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?
L'aumônier : Non.
Orou : J'en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles ?
L'aumônier : Oui.
Orou : Aussi sages que les moines mâles ?
L'aumônier : Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d'ennui.
Orou : Et l'injure faite à la nature est vengée. O le vilain pays ! Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus barbares que nous.
 Se rendant à la raison et aux lois de la nature, l'aumônier passe les nuits suivantes avec les filles de son hôte...

Plutôt que de nous étonner du nombre d'ecclésiastiques pris en flagrant délit de débauche, plutôt que de nous indigner de la salacité de ces innombrables rapports de police (250 ans plus tard, les habitudes ont-elle vraiment changé ?), on s'interrogera plutôt sur les causes de cette chasse au clerc menée durant près de 20 ans, et qui s'est curieusement interrompue après 1770...

( à suivre)