dimanche 18 février 2018

Voltaire amoureux, de Clément Oubrerie

Voltaire amoureux ? Pour qui a lu les tribulations sentimentales de cette froide queue, le parti-pris de Clément Oubrerie semblait audacieux. Eh bien, le 1er tome est une réussite ! En voici les premières planches. Bonne lecture.







dimanche 11 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières (2)

Xavier Martin, « La dignité de l'homme bafouée par les Lumières »

Professeur émérite à l’Université d’Angers, Xavier Martin est un spécialiste de l’époque révolutionnaire. Ses travaux apportent un éclairage iconoclaste sur la vision de l’homme développée par les philosophes des ­Lumières. 
Extraits d'un entretien paru dans Famille Chrétienne n° 1916 du 4 octobre 2014.
Xavier Martin

Les Lumières, dit-on, auraient exalté l’homme, et même à l’excès. Or c’est le contraire. Elles nient qu’il ait une âme. Elles le réduisent à la matière, au corporel, et lui dénient la liberté (une pure 

« chimère » selon Voltaire, « un mot vide de sens » aux yeux de Diderot). Elles lui attribuent un comportement purement mécanique : « C’est la roue mue par un torrent », dit Helvétius.
« Nous sommes de pures machines », aime répéter Voltaire, qui définira l’homme comme « cette machine qui a, je ne sais comment, la faculté d’éternuer par le nez et de penser par la cervelle ». Sous la Révolution, le médecin Cabanis, héritier des Lumières et spécialiste de la science de l’homme, dira que « le cerveau sécrète les idées comme le foie sécrète la bile », etc. Bref, en ce domaine, les idées reçues sont fort inexactes.

(NDLR : En guise d'idées reçues, citons ce passage de l'article IMMORTALITÉ, IMMORTEL, extrait d' l'Encyclopédie:

 qui ne mourra point, qui n’est point sujet à la dissolution et à la mort. Dieu est immortel ; l’âme de l’homme est immortelle, non parce qu’elle est spirituelle, mais parce que Dieu qui est juste, et qui a voulu que les bons et les méchants éprouvassent dans l’autre monde un sort digne de leurs œuvres dans celui-ci, a décidé et a dû décider qu’elle resterait après la séparation d’avec le corps. Dieu a tiré l’âme du néant ; si elle n’y retombe pas, c’est qu’il lui plaît de la conserver. Matérielle ou spirituelle, elle subsisterait également, s’il lui plaisait de la conserver. Le sentiment de la spiritualité et de l’immortalité, sont indépendants l’un de l’autre ; l’âme pourrait être spirituelle et mortelle, matérielle et immortelle. Socrate qui n’avait aucune idée de la spiritualité de l’âme, croyait à son immortalité. C’est par Dieu et non pas par elle-même que l’âme est; c’est par Dieu, et ce ne peut être que par Dieu, qu’elle continuera d’être. Les Philosophes démontrent que l’âme est spirituelle, et la foi nous apprend qu’elle est immortelle, et elle nous en apprend aussi la raison.)

Cette réduction de l'image de l'homme vient d’un excès d’enthousiasme scientiste, donc antireligieux. Les sciences de la matière, alors en plein essor, devraient bientôt – croient ces auteurs – tout expliquer par des formules simples. Tout expliquer ? Y compris l’homme, au premier chef, qu’il faut ipso facto réduire à la matière, c’est-à-dire amputer de sa dimension spirituelle, non mathématisable. D’où le radical antichristianisme des «philosophes».
Leur vision de l’homme est le négatif de celle que propage la Genèse. Ce texte suscite l’horreur des Lumières. Voltaire évoque « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable », considérant que l’Esprit Saint (apparemment mal conseillé) s’y « conforme dans chaque ligne aux idées les plus grossières du peuple le plus grossier ».

Les conséquences sur l'homme de ce rejet de la Genèse sont toutes décisives. Négation, bien sûr, de la dimension spirituelle de l’homme et de sa ­relation à un Dieu personnel – autrement dit : de ce qui fonde sa dignité. L’idée de l’homme image de Dieu est spécialement insupportable à ces auteurs.

Négation, du même coup, de la congénitale ­fraternité de tous les hommes. Chose stupéfiante : on crédite les Lumières d’avoir professé (sinon inventé !) l’idée d’unité du genre humain, alors qu’elles ont nié sans détour cette idée, comme un enfantillage issu du christianisme

( NDLR : Xavier Martin devrait nuancer son propos. Et sans doute parcourir l'Encyclopédie dont nous tirons deux nouveaux passages ci-dessous.

Article "HOMME" : Il y a des hommes blancs, des noirs, des olivâtres, des hommes de couleur de cuivre. Voyez les articles Negres, Mulatres, etc. Les hommes ont une physionomie propre aux lieux qu’ils habitent.

Article "NEGRE": NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la terre...Tous ces peuples que nous venons de parcourir, tant d’hommes divers sont-ils sortis d’une même mère ? Il ne nous est pas permis d’en douter.).

Négation, encore, de la vocation des deux sexes à une harmonieuse complémentarité. Pour ce courant, homme et femme sont comme étrangers l’un à l’autre. Voltaire parle même de « l’espèce femelle». Moyennant quoi, les relations entre les sexes ne sont qu’un pur rapport de force.

(NDLR : Encore faudrait-il mentionner ici, en toute honnêteté, la négation de la femme en tant qu'individu pensant dans la société du XVIIIè. Louise d'Epinay, Emilie du Châtelet, Louise Dupin, Marie du Deffand et d'autres apportent des témoignages saisissants sur la question, et notamment sur l'instruction qui leur était proposée en ce temps-là. )
 
Négation, enfin, d’une radicale frontière entre l’humanité et l’animalité. « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair », écrit Diderot, qui avance aussi – notable formule, habilement vicieuse – que « tout animal est plus ou moins homme». (...)
Le contresens sur les Lumières est on ne peut plus actuel : chacun voit bien qu’il est une pièce majeure de notre univers mental ordinaire, médiatico-académique. Paradoxe lourd : c’est au nom des Lumières, matrice réelle du vrai racisme doctrinal, que l’on dénonce continûment divers « racismes » volontiers imaginaires. C’est tout de même un peu fort !
Ensuite, toutes les audaces « bioéthiques » que nous vivons viennent en droite ligne du scientisme des Lumières. Sous l’incertaine pellicule des « droits de l’homme », la science médicale des XIXe et XXe siècles a relayé et amplifié ledit scientisme réducteur (qui est le noyau de l’idéologie nationale-socialiste), pour demeurer au cœur des « avancées » bioéthiques de notre temps.

(NDLR : Encore un raccourci fallacieux entre les Lumières et l'idéologie nazie... Faut-il rappeler que dans son Voltaire méconnu, Xavier Martin avait déjà établi cette même analogie Voltaire-Hitler ?)

Ensuite encore, le féminisme radical, dont nous constatons la vitalité, nous semble bien une réaction trop naturelle à la violente misogynie doctrinale que nous lègue aussi l’esprit des Lumières. (...)

Pour les Lumières, à strictement parler, il n’est pas d’essences proprement humaine, masculine, féminine, familiale, pas de naturelle harmonie des sexes, il est seulement des « animaux » (individuels) « qu’on appelle hommes » (Diderot, Voltaire aiment dire ainsi). Et de toute façon le législateur, bon héritier de ces derniers, décide à sa guise du bien et du mal, et recompose comme ça lui chante les liens interindividuels.

lundi 5 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières

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En 2015, l'historien Xavier Martin accordait l'entretien qui suit à la revue L'homme nouveau.
Comme pour son Voltaire méconnu (que nous avions recensé ici), il y aurait une nouvelle fois beaucoup à redire !

Xavier Martin

***


Qu’entend-on exactement par « esprit des Lumières » ?

Ce qu’on entend par là ? Dans la rhétorique officielle, uniquement de grandes, belles et bonnes choses. Le XVIIIe siècle, en France notamment, – Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu et consorts, – aurait enfin brandi la liberté d’expression, découvert et promu la dignité de l’homme, affirmé haut une unité du genre humain, et compati au sort des humbles. Il aurait mis à mal les préjugés de sexe et de couleur, œuvré contre l’absolutisme, et désembué l’esprit humain des obscurantismes religieux, spécialement catholique… La réalité, telle qu’on la voit dans les écrits des philosophes, est soit diamétralement contraire, soit pour le moins très différente, sensiblement plus « composée ». Mais la version imaginaire, dans l’enseignement, dans les médias, demeure en principe et omniprésente, et omnipotente. À tout un chacun, notamment ceux qui ambitionnent la qualité de bachelier, il est donc fort déconseillé d’y contrevenir.



Pourquoi alors le siècle des Lumières apparaît-il comme malmené par la réforme (ndlr : rappelons au lecteur un brin distrait que le XVIIIè siècle et la Révolution demeurent inscrits au programme de Français en classe de 1ère, ainsi qu'au programme d'Histoire en 2nde...), au point d’être annoncé comme propre à devenir un thème facultatif ?

Spontanément, je vous dirai que je n’en sais rien. Ladite annonce me laisse sans voix : j’ai cru d’abord que mes oreilles me trahissaient. Alors oui, pourquoi ? La France, pays des Lumières, pays des Droits de l’homme, pays des « valeurs de la République » : c’est un tout magmatique dans l’inlassable formatage médiatico-académique ici rappelé. Le sacro-saint anti-racisme (imaginaire), l’idolâtrée (mais sélective) liberté d’expression se prévalent jour et nuit des Lumières… La perspective de délaisser à la légère un adossement théoriquement aussi flatteur, de disqualifier voire mettre au rebut ce resplendissant esprit des Lumières comme une vieille chaussette, est pour le moins énigmatique, et laisse songeur. La réponse, escomptais-je, m’allait venir de L’Homme Nouveau ! Et de guetter le facteur, apprêtant mes besicles et taillant mes crayons. Votre interrogation, qui inverse les rôles, est donc désarçonnante ! Une Cour européenne des droits de l’abonné devrait bien mettre un terme à ce type d’abus.



Le temps d’une réponse, ne pourriez-vous pas vous considérer comme non abonné ?

L’idée est ingénieuse : il suffit d’y penser ; ce sera, de fait, moins douloureux… Bref, à la question posée, je vois une seule explication rationnelle, mais j’ai du mal à y souscrire résolument : depuis vingt ans, une certaine relecture des Lumières a malmené assez vivement notre vulgate républicaine à cet égard. Elle montre sans grand mal, à la faveur d’une immense masse de citations, que ce courant, sous maints rapports déterminants, a été violemment le contraire de ce dont on le crédite : négation de l’unité de l’espèce humaine, hyper-élitisme forcené, mépris des gens de couleur, des femmes, des gens de condition modeste, mécanisation du comportement des individus (le fameux Homme Machine, 1747), donc négation du libre arbitre et conception mécaniciste des relations interindividuelles (donc, ipso facto, sociopolitiques), biologisme scientiste inclinant au racisme et à l’antiféminisme, absence de confiance dans la raison humaine (oui !), animalisation du petit peuple… Cette énumération, sévère quoique incomplète, souffrirait quelques nuances, voire ponctuellement quelques solides tempéraments, mais elle résume assez nettement la tendance lourde du dossier.

Et, bien sûr, ça change tout ! Le prestigieux « libre examen » des philosophes (avec l’adulé Sapere aude : ose savoir !) est noble chose, assurément, mais si l’un d’entre eux se mêle d’en user pour évaluer (assez chichement) votre degré d’humanité, s’il « ose » vous « savoir » très voisin du singe et vous en méprise, on vous verra probablement, et à bon droit, plus réservé quant aux vertus de cette notion emblématique, et circonspect dorénavant face à ces « humanistes » qui un jour sur deux, selon leur humeur, vous sous-humanisent. Ose savoir, nous dit-on en leur nom ? Il faut répondre : chiche ! et les tenir enfin pour ce qu’ils sont vraiment.

Sur cette profonde et diamétrale restitution, abondamment documentée, des vraies « Lumières », les grands médias, comme on s’en doute, ont fait silence. Et néanmoins l’occultation n’est pas totale. Au moins modestement le vrai, en cette matière, progresse et s’insinue, et sans bruit, vaille que vaille, par capillarité, s’infiltre aux interstices. Conséquence : les tireurs de ficelles (s’ils existent) ont peut-être jugé meilleur d’abandonner sans tambour ni trompette ce glorieux champ de bataille. Peut-être, à tout le moins, se posent-ils la question. À parler vrai, c’est peu de dire que l’hypothèse m’en laisse sceptique, mais, de rationnelle, je n’en vois pas d’autre. Nous reste alors l’irrationnel : ladite mesure ressortirait, comme fréquemment, à un pur et simple « n’importe quoi » troussé à la hâte ; ne l’excluons pas : c’est le plus vraisemblable.

Il est toutefois vrai que depuis le bicentenaire de la Révolution, qui au fil de colloques richement subventionnés, avait en fait bien défraîchi l’image convenue de cette dernière, la tendance de l’idéologie dominante est de prudemment relativiser ses mythes fondateurs de 1789 (donc des Lumières) pour transplanter résolument son camp de base référentiel autour de 1945. Et je n’exclus pas que la touche (malgré tout) « nationale » des Lumières et de la Révolution françaises ait pu devenir aussi, dans le mondialisme aujourd’hui prégnant, un motif d’estompage. Le tout, néanmoins, laisse assez perplexe.



Quelles conséquences cet estompage peut-il avoir sur la culture des jeunes Français ?

Question, là encore, délicate. En soi, il est difficile de déplorer que les élèves échappent à ce massif malentendu sur les Lumières. Je dis seulement « malentendu », car la grande masse de ceux qui le propagent, conditionnés à cet effet, sont de bonne foi… ou peu s’en faut ; les vrais menteurs (éventuellement par omission) sont concentrés dans le cercle restreint des spécialistes universitaires : ceux qui « savent », mais verrouillent un savoir différent imposé, aux étapes décisives des carrières d’enseignement. Sans doute, au surplus, croient-ils ne mentir que pour la bonne cause, ce qui les aide possiblement à oublier, cahin-caha, qu’ils ne disent pas la vérité ! Cela noté, l’on ne saurait, évidemment, imaginer que des talents aussi monumentaux et influents que ceux de Voltaire, Diderot, Montesquieu ou Rousseau, passent à la trappe ! Pareille amputation est inimaginable, et il va sans dire, à mon sentiment, qu’elle n’aura pas lieu. Mais qu’enseigner exactement, à leur sujet ? C’est une tout autre affaire, et un réel problème.



Justement, des enseignements d’Histoire à « trous » chronologiques conservent-ils un sens ?

La réponse théorique est sans réserve négative, ça va de soi. Cela étant, en tous domaines je me méfie des « il faut que ». Si par malheur j’étais moi-même en charge pratique des programmes et manuels, je serais plus qu’embarrassé. Toute pédagogie est nécessairement simplificatrice d’une complexité, elle-même souvent inextricable : c’est vrai dans l’Université, ce l’est a fortiori, de façon croissante, en raison inverse de l’âge des auditeurs. L’Histoire n’est enseignable que très simplifiée – je n’ajouterai pas « donc très mythifiée », pour ne pas choquer : mais sur ce point, au minimum, je m’interroge, et ce furtif ballon d’essai pose la question (c’est bien mon tour). La notion de « roman national » est plus qu’une formule, et donne à penser. S’agissant de l’Histoire, il importe au surplus de ne pas négliger un trait élémentaire, qui ne facilite rien : plus s’accumulent les décennies (et ça va vite !), moins il est facile de tout maîtriser, d’opérer un tri, de synthétiser. Cette lapalissade, à titre accessoire, a son importance. Ce qui, pour le grand-père, continue de tenir à un passé récent, dont l’ignorance, dans les jeunes classes, annonce la fin des haricots académiques, touche à la nuit des temps pour sa progéniture. C’est assez naturel.

Qu’on me pardonne d’oser ici un sentiment tout personnel, qui déplace le problème à défaut d’amorcer la moindre solution : pour chaque professeur, c’est le haut défi et c’est l’essentiel, de chercher la voie toujours mystérieuse, d’atteindre la flamme et de l’activer, au cœur des élèves, avec ferveur, avec respect, avec réserve, sans oublier l’accompagnement synergétique des anges gardiens, qu’à l’ordinaire sous-évalue assez sottement le Ministère – c’est là une des clés de son handicap, de la déprimante phraséologie étalée sur ses pauvres tartines, et de ses tristes résultats. Cette authentique disposition professorale ? Les « sciences cognitives » n’ont probablement que peu à y voir, et les « méthodes » pré-mastiquantes guère davantage, ni les programmes, souvent biaisés, jamais parfaits, rarement traités en leur entier. Dire que, dans l’enseignement, la transmission de connaissances est négligeable serait la première des absurdités. Mais l’essentiel est autre chose. Ladite transmission est, sinon le prétexte, du moins l’occasion de plus profond qu’elle : cet imperceptible toucher des âmes, objet de mystère, ambitionné sans crispation, en vue d’ineffables germinations, parfois à long terme. L’affaire des programmes en est, malgré tout, relativisée.    


mercredi 24 janvier 2018

mercredi 10 janvier 2018

Louis XV, par Sainte-Beuve (2)

Ste Beuve rapporte ensuite le récit que fait le duc de Liancourt de la mort de Louis XV.
 
 
 
MÉMOIRES SUR LA MALADIE LOUIS XV

La maladie d’un roi, d’un roi qui a une maîtresse, et une c.... pour maîtresse; d’un roi dont les ministres et les courtisans n’existent que par cette maîtresse, dont les enfants sont opposés d’intérêts et d’inclination à cette maîtresse, est une trop grande époque pour un homme qui vit et qui est destiné à vivre à la Cour, pour ne pas mériter toutes ses observations. C’est d’ailleurs un événement à peu près unique dans la vie, et qui sert plus qu’aucun autre à la connaissance parfaite de cette classe d’hommes qu’on appelle courtisans. Destiné, comme je l’étais, à voir un jour le roi malade, je m’étais toujours proposé de suivre avec la plus grande attention toute la scène de sa maladie, et tous les différents mouvements qu’elle devait produire. L’idée que j’avais avec toute la Cour de l’effet que ferait sur le roi le second accès de fièvre, rendait à ma curiosité ce moment intéressant. Il me l’était d’ailleurs encore plus par le renvoi, que je regardais comme certain, de sa maîtresse, et par la chute d’un ministre, et d’un ministre odieux, qui devait être la suite nécessaire du renvoi de cette maîtresse. La santé du roi, le soin qu’il en avait, sa vigueur, paraissaient devoir éloigner cet événement, quand tout à coup il arriva au moment où on s’y attendait le moins.
Le mercredi 27 avril au matin, le roi, étant à Trianon de la veille, se sentit incommodé de douleurs de tête, de frissons et de courbature. La crainte qu’il avait de se constituer malade, ou l’espérance du bien que pourrait lui faire l’exercice, l’engagea à ne rien changer à l’ordre qu’il avait donné la veille. Il partit en voiture pour la chasse; mais, se sentant plus incommodé, il ne monta pas à cheval, resta en carrosse, fit chasser, se plaignit un peu de son mal, et revint à Trianon vers les cinq heures et demie, s’enferma chez Mme Du Barry, où il prit plusieurs lavements. Il n’en fut guère soulagé, et quoiqu’il ne mangeât rien à souper, et qu’il se couchât de fort bonne heure, il fut plus tourmenté pendant la nuit des douleurs qu’il avait ressenties pendant le jour, et auxquelles se joignirent des maux de reins. Lemonnier fut éveillé pendant la nuit; il trouva de la fièvre. L’inquiétude et la peur prirent au roi; il fit éveiller Mme Du Barry. 
Mme du Barry

Cependant cette inquiétude du roi ne paraissait encore point fondée, et Lemonnier, qui connaissait sa disposition naturelle à s’effrayer de rien, regardait cette inquiétude plutôt comme un effet ordinaire d’une telle disposition que comme le présage d’une maladie. Il voyait avec les mêmes yeux les douleurs dont le roi se plaignait, et en rabattait dans son esprit les trois quarts, toujours par le même calcul. Voilà ce qui arrive toujours aux gens douillets; ils sont comme les menteurs à force d’avoir abusé de la crédulité des autres, ils perdent le droit d’être crus quand ils devraient réellement l’être. Mme Du Barry, qui connaissait le roi comme Lemonnier, pensait comme lui sur la réalité des douleurs dont le roi se plaignait et s’inquiétait, mais regardait comme un avantage pour elle les soins qu’elle pourrait lui rendre, et l’occupation qu’elle pourrait lui montrer avoir de lui. La bassesse de M. d’A.....la servit parfaitement dans cette circonstance. Ce plat gentilhomme de la chambre, au mépris de son devoir, renonça au droit qu’il avait d’entrer chez le roi, d’en savoir des nouvelles lui-même, de le servir, pour empêcher d’entrer ceux qui avaient le même droit que lui, et pour laisser le roi malade passer honteusement la journée à un quart de lieue de ses enfants, entre sa maîtresse et son valet de chambre. C’est là où commence l’histoire des plates et viles bassesses de M. d’Aumont; elles tiendront quelque place dans ce récit. Il est de cette lâche espèce d’hommes qui n’ont pas même le courage d’être bas et vils pour leurs intérêts, et dont la platitude est toujours au service de celui qui a l’apparence de la faveur.
Lemonnier, l'un des médecins du roi
Cependant il était trois heures, et personne n’avait encore pu pénétrer chez le roi. On n’en savait qu’imparfaitement des nouvelles, et par celles qui transpiraient on jugeait le roi seulement incommodé d’une légère indisposition. Mme Du Barry en avait fait part à M. d’Aiguillon, qui était à Versailles, et avait, d’après ses conseils, formé le projet de faire rester le roi à Trianon tant que durerait cette incommodité. Elle passait par ce moyen plus de temps seule auprès de lui, plus que tout encore elle satisfaisait son aversion contre M. le Dauphin, Mme la Dauphine et Mesdames, en écartant le roi d’eux, et rendait vis-à-vis de lui leur conduite embarrassante. L’incertitude où était Lemonnier de la suite de cette incommodité, l’embarras dont était dans une chambre aussi petite le service du roi, le scandale et l’indécence dont ce séjour prolongé devait être, rien ne pouvait déranger Mme Du Barry de ce projet déraisonnable et indécent, conçu pour narguer la famille royale. M. d’Aumont s’y prêtait de toute sa bassesse, et n’avait même mandé à personne l’état du roi, pour faciliter à cette femme le parti qu’elle voudrait prendre. La famille royale n’en était même pas instruite par lui, mais elle l’était d’ailleurs ; et n’osant pas venir, comme elle l’aurait voulu, pénétrer dans son intérieur pour savoir de ses nouvelles, elle se bornait à désirer qu’on le déterminât à revenir à Versailles. La Martinière, sur la nouvelle de l’incommodité du roi, qui s’était répandue, avait accouru à Trianon, et y trouva le parti pris d’y faire rester le roi jusqu’à sa parfaite guérison, que l’on jugeait devoir être dans deux ou trois jours, cette incommodité n’étant alors jugée qu’une forte indigestion. Quelque désir qu’eût Lemonnier de faire revenir le roi à Versailles, il n’avait pas la force de s’opposer à la volonté de Mme Du Barry. Sa position, et plus encore son caractère, l’engageaient à tout ménager, et, ne voulant rien mettre contre lui, il ne pouvait pas avoir cette conduite franche et assurée, cette décision ferme et inébranlable qu’à l’honnêteté désintéressée. Le caractère brusque et décidé de La Martinière lui donnait cette force. Ce vieux serviteur du roi avait, depuis qu’il lui était attaché, pris l’habitude de lui parler avec une liberté qui tenait de la familiarité, et même souvent de l’indécence. Il ne s’était jamais adressé qu’au roi pour tout ce qu’il avait obtenu de lui, et avait pris sur son esprit un ascendant qui le faisait réussir dans tout ce qu’il lui demandait, et qui même l’en faisait craindre. Il s’était, quatre ans auparavant, opposé à l’arrivée de Mme Du Barry. Il savait qu’il lui déplaisait et, sans s’en embarrasser, il n’agissait pas plus contre elle qu’en sa faveur. La résolution où il trouva le roi de demeurer à Trianon ne l’empêcha pas de travailler fortement à l’en détourner, et il y réussit avec facilité ; car le roi, qui n’avait jamais eu dans sa vie la volonté des autres, n’avait pas plus la sienne dans ce moment. Il fut donc décidé, malgré le désir obstiné de Mme Du Barry que le roi partirait pour Versailles dès que les carrosses qu’on avait envoyé chercher seraient arrivés. Pour donner une idée de la manière brusque et souvent grossière dont La Martinière parlait au roi, je rapporterai que le roi, déterminé à suivre son avis, lui disait, en lui parlant de sa maladie et de la diminution journalière de ses forces: « Je sens qu’il faut enrayer. » — 
« Sentez plutôt, lui répliqua La Martinière, qu’il faut dételer. »
M. de Beauvau, M. de Boisgelin, M. le prince de Condé, qui, par le manège de M. d’Aumont dont j’ai parlé, n’avaient pas encore pu voir le roi de la journée, le virent enfin à quatre heures; et quoiqu’ils le trouvassent très affaissé, très inquiet et très plaignant, ils jugèrent son état moins inquiétant et moins douloureux qu’il ne le disait, toujours par la connaissance de sa pusillanimité. Cependant les voitures étaient arrivées, et le roi s’était laissé porter dans son carrosse, se plaignant toujours beaucoup de mal de tête, de maux de reins, de maux de coeur. Ses plaintes continuelles, ses inquiétudes, sa profonde tristesse, confirmèrent M. de Beauvau et les autres dans l’opinion qu’ils avaient de sa faiblesse et de sa peur; et il n’y avait personne à Trianon ou à Versailles qui imaginât encore que l’incommodité du roi pût être le commencement d’une maladie. Cependant tout Paris fut averti que le roi avait resté dans son lit jusqu’à quatre heures, qu’il était revenu en robe de chambre et au pas de Trianon, et qu’il s’était couché en arrivant. Tous les princes, tous les grands officiers arrivèrent; j’arrivai comme les autres, mais sans beaucoup d’empressement, parce que je voulais voir, avant de partir de Paris, une personne qui me tenait plus au coeur que le roi et toute la Cour, et que par parenthèse je ne vis pas. Je trouvai à mon arrivée le roi couché. Lemonnier, que je vis, me dit qu’il espérait, comme tout le monde, que la fièvre du roi cesserait dans la nuit, mais que son affaissement lui faisait craindre que non, et qu’alors le lendemain matin il lui demanderait du secours et de choisir un renfort de médecins. J’appris aussi que la famille royale, qui était venue le voir à son arrivée, n’y était restée qu’un instant, et que le roi lui avait dit qu’il l’enverrait chercher quand il voudrait la voir. Tout cela était l’effet des persécutions de Mme Du Barry, qui, enragée du retour du roi à Versailles, voulait se renfermer avec lui autant qu’il serait possible, et en exclure ses enfants. Quand je dis que Mme Du Barry voulait, j’entends que M. d’Aiguillon voulait; car cette femme, comme les trois quarts de celles de son espèce, n’avait jamais eu de volonté. Toutes ses volontés se bornaient à des fantaisies, et toutes ses fantaisies étaient des diamants, des rubans, de l’argent. L’hommage de toute la France lui était à peu près indifférent. Elle était ennuyée de toutes les affaires dont son odieux favori voulait qu’elle se mêlât, et n’avait de plaisir qu’à gaspiller en robes et en bijoux les millions que la bassesse du contrôleur général lui fournissait avec profusion; soit crainte, soit goût, soit faiblesse, elle était entièrement livrée aux volontés despotiques de M. d’Aiguillon, qui, s’en étant servi quatre ans plus tôt pour se tirer des horreurs d’un procès criminel, l’avait employée depuis pour l’aider à se venger de tous ses ennemis, c’est-à-dire de tous les gens honnêtes, et pour se servir de tout le crédit qu’elle avait sur la faiblesse apathique du roi. Il lui avait conseillé de tenir le roi à Trianon ; il la pressait actuellement de s’enfermer le plus souvent avec lui, et d’en écarter les princes et Mesdames. Il lui conseillait aussi de s’appliquer à ne faire appeler que tard ceux qui avaient droit d’entrer chez le roi et d’obtenir de lui qu’il les fit sortir de bonne heure. Il voulait qu’il ne fût livré qu’à elle et à ceux qu’elle y introduirait. Le roi, comme je l’ai dit, avait déjà fait acte de soumission en disant à ses enfants de ne pas revenir sans qu’il les envoyât chercher. Il l’avait fait encore en n’appelant ses grands-officiers à Trianon qu’à quatre heures, et en les congédiant à neuf heures et demie; et voilà vraisemblablement ce qui se serait passé pendant le cours de la maladie du roi, si elle se fût prolongée sans devenir plus grave.
l'agonie de Louis XV
 
Je quittai donc Lemonnier, après en avoir appris l’état du roi, et après avoir su que lui-même en était exclu par Mme Du Barry, qui y était actuellement renfermée seule, ou avec M. d’Aiguillon. Cependant la fièvre se soutint dans la nuit avec assez de force, il y eut même de l’augmentation; les douleurs de tête devinrent plus fortes, et nous apprîmes à huit heures du matin qu’on allait saigner le roi. Cette saignée avait été ordonnée par Lemonnier, d’accord avec La Martinière. Nous apprîmes aussi qu’on avait été chercher à Paris Lorry et Bordeu. Lemonnier, suivant son projet de la veille, avait demandé au roi du secours, et l’avait prié de choisir ceux des médecins qu’il désirait appeler en consultation. Il a dit n’en avoir proposé aucun, et cela est vrai; le roi les avait choisis l’un et l’autre, toujours d’après Mme Du Barry. L’un était son médecin; l’autre l’était de M. d’Aiguillon; et celui-ci avait engagé la maîtresse à déterminer le roi à ce choix, espérant se servir d’eux, suivant ses besoins, dans le cours de la maladie. Lassonne fut aussi appelé; mais comme il était médecin de Mme la Dauphine, il le fut purement du choix de Lemonnier. La nouvelle de la saignée fit arriver tous les courtisans; ceux qui avaient des charges, ceux qui n’en avaient pas, tout accourut, et le cabinet se trouva bientôt rempli de gens qui désiraient savoir des nouvelles du roi et n’avaient aucun moyen de s’en procurer. Il ne sortait encore presque personne de la chambre, et ceux qui en sortaient ne parlaient pas; on ne disait rien. 
(à suivre)

mercredi 20 décembre 2017

vendredi 15 décembre 2017

Louis XV, par Sainte-Beuve (1)

 Un portrait sans concessions de Louis XV par Sainte-Beuve.



Qu’était-ce que Louis XV? On l’a beaucoup dit, on ne l’a pas assez dit : le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa race, tous les malheurs. Ce n’était pas à la fin de son règne seulement qu’il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une étincelle d’énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Du Barry, dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque dérisoire de Bien-aimé. Il existe un petit nombre de lettres curieuses de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743; informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le Conseil; cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles ne saurait rendre l’idée qu’elle avait du roi; il est bon d’en citer quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu trente ans plus tard.
 
« Versailles, 22 juin 1743... Il faudrait, je crois, dit-elle, écrire à Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux) pour qu’elle essayât de tirer le roi de l’engourdissement où il est sur les affaires publiques. Ce que mon frère a pu lui dire là-dessus a été inutile : c’est, comme il vous l’a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder : il n’est affecté de rien; dans le Conseil, il est d’une indifférence absolue; il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » Et plus loin: « Les nouvelles de la Bavière sont en pis... On prétend que le roi évite même d’être instruit de ce qui se passe, et qu’il dit qu’il vaut encore mieux ne savoir rien que d’apprendre des choses agréables. C’est un beau sang-froid ! » Elle rappelle au duc de Richelieu la démarche que tenta Frédéric au commencement de la guerre : ce prince engageait la France a attaquer la reine de Hongrie au centre, en même temps que lui, il entrerait en Silésie. « Vous devez vous ressouvenir que, quand vous vous fîtes annoncer à Choisy, dans un moment où il était en tête-à-tête avec Mme de La Tournelle pour lui faire part des propositions du roi de Prusse, il ne montra aucun empressement pour recevoir l’envoyé, qui voulait lui parler sans conférer avec les ministres. Ce fut vous qui le pressâtes de vous donner une heure pour le lendemain ; vous fûtes étonné vous-même, mon cher duc, du peu de mots qu’il articula à cet envoyé, et de ce qu’il était comme un écolier qui a besoin de son précepteur. Il n’eut pas la force de se décider ; il fallut qu’il recourût à ses Mentors... Le roi de Prusse jugeait Louis XV d’après lui ;... mais il avait mal vu, et ne tarda point d’abandonner un allié dont il reconnaissait la nullité, quand il eut retiré tous les avantages qu’il attendait de la campagne
Le roi ira-t-il ou non à l’armée? il fallut monter à cet effet toute une machine: « Mon frère, écrit Mme de Tencin, ne serait pas très éloigné de croire qu’il serait très utile de l’engager à se mettre à la tête de ses armées. Ce n’est pas qu’entre nous il soit en état de commander une compagnie de grenadiers; mais sa présence fera beaucoup; le peuple aime son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voit faire une démarche qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur... » On touche là les ficelles de la campagne tant célébrée de 1744.
le bien-aimé
 
Nous pourrions multiplier ces citations accablantes : « Rien dans ce monde ne ressemble au roi, » écrit-elle en le résumant d’un mot. Tel était Louis XV dans toute sa force et dans toute sa virilité, à la veille de ce qu’on a appelé son héroïsme : ce qu’il devint après trente années encore d’une mollesse croissante et d’un abaissement continu, on le va voit lorsque, dans sa peur de la mort, il tirera la langue quatorze fois de suite pour la montrer à ses quatorze médecins, chirurgiens et apothicaires.
On ne peut s’empêcher de penser, à bien regarder la situation de la France au sortir du ministère du cardinal de Fleury, que si le duc de Choiseul et Mme de Pompadour elle-même n’étaient venus pour s’entendre et redonner quelque consistance et quelque suite à la politique de la France, la révolution, ou plutôt la dissolution sociale, serait arrivée trente ans plus tôt, tant les ressorts de l’État étaient relâchés ! Et la nation, les hommes de 89, qui se formulent à l’amour du bien public, à l’aspect de toutes ces bassesses; n’auraient pas été prêts pour ressaisir les débris de l’héritage et donner le signal d’une ère nouvelle.
Il y avait, rappelons-le pour ne pas être injuste dans notre sévérité, il y avait, au sein de ce Versailles d’alors et de cette Cour si corrompue, un petit coin préservé, une sorte d’asile des vertus et de toutes les piétés domestiques dans la personne et dans la famille du Dauphin, père de Louis XVI. Ce prince estimable et tout ce qui l’entourait, sa mère, son épouse, ses royales soeurs, toute sa maison, faisaient le contraste le plus absolu et le plus silencieux aux scandales et aux intrigues du reste de la Cour. Il serait touchant de rapprocher les détails de sa fin prématurée et sa mort si courageusement chrétienne, de la triste agonie du roi son père. On raconte qu’à son dernier automne (1765), ayant désiré revoir à Versailles le bosquet qui portait son nom et dans lequel s’était passée son enfance, il dit avec pressentiment, en voyant les arbres à demi dépouillés : « Déjà la chute des feuilles! » Et il ajouta aussitôt: « Mais on voit mieux le ciel ! » Nous avons en ce moment sous les leur une suite d’anecdotes et de particularités intéressantes sur ce fils de Louis XV, qu’a rassemblées M. Varin, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, et nous y reviendrons peut-être quelque jour; mais aujourd’hui il nous a paru utile de présenter isolément, et sans correctif, le spectacle d’une mort beaucoup moins belle, et qui, dans ses détails les plus domestiques (c’est le lot des monarchies absolues), appartient de droit à l’histoire.
Le Dauphin, fils de Louis XV, quelque hommage qu’on soit disposé à rendre à ses qualités et à ses vertus, n’était pas de ceux desquels on peut dire autrement que par une fiction de poète; Tu Marcellus eris; tout en lui révèle un saint, mais c’était un roi qu’il eût fallu à la monarchie et à la France. Louis XVI, héritier des vertus de son père, ne sut pas être ce roi, et rien n’autorise à soupçonner que le père lui-même, s’il eût vécu, eût été d’étoffe à l’être. Il reste clair pour tous qu’avec Louis XV mourant, la monarchie était condamnée déjà, et la race retranchée. Voyons donc comment Louis XV était en train de mourir.
On ne dira pas: Voilà comment meurent les voluptueux, car les voluptueux savent souvent finir avec bien de la fermeté et du courage. Louis XV ne mourut pas comme Sardanapale, il mourut comme mourra plus tard Mme Du Barry, laquelle, on le sait, montée sur l’échafaud, se jetait aux pieds du bourreau en s’écriant, les mains jointes : « Monsieur le bourreau, encore un instant! » Louis XV disait quelque chose de tel à toute la Faculté assemblée.
Et quel était donc celui qui va épier et prendre ainsi sur le fait les pusillanimités et les misères du maître durant sa maladie suprême? Dans cette ancienne monarchie, les rois et les grands ne songeaient pas assez à qui ils se révélaient ainsi dans leur déshabillé et dans leur ruelle. Parmi cette foule de courtisans qui se livraient au torrent de chaque jour, et qui songeaient à profiter de ce qu’ils observaient sans le dire, il se rencontrait parfois des écrivains et des peintres, des moralistes et des hommes. Qu’on relise les surprenantes et incomparables pages de Saint-Simon où revivent les scènes si contrastées de la mort au grand Dauphin: les princes avaient parfois de tels historiographes à leur Cour sans s’en douter. Les Condé logeaient dans leur hôtel La Bruyère. La duchesse du Maine avait parmi ses femmes cette spirituelle Delaunay qui a écrit: « Les grands, à force de s’étendre, deviennent si minces, qu’on voit le jour au travers; c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie. » Et encore : « Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de beaucoup d’esprit que les princes étaient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les antres hommes. » C’est en effet dans cet esprit qu’il faut étudier les grands, surtout depuis qu’on a appris à connaître les petits : ce n’est pas tant comme grands que comme hommes qu’il convient de les connaître. De tout autres qu’eux à leur place auraient fait plus ou moins de même. La vraie morale à en tirer, c’est, sans s’exagérer le présent, et tout en y reconnaissant bien des grossièretés et des vices, de ne jamais pourtant regretter sérieusement un passé où de telles monstruosités étaient possibles, étaient inévitables dans l’ordre habituel.
mort de Louis XV
 
L’homme qui a écrit les pages qu’on va lire n’est pas difficile à deviner et à reconnaître son grand-père (lui-même nous l’indique) était collègue d’un duc de Bouillon durant la maladie du roi à Metz, en 1744, et le voilà qui se trouve à son tour côte à côte d’un due de Bouillon dans cette maladie royale de 1774. Il nomme chacun des principaux seigneurs qui sont en fonction autour de lui, et s’en distingue; il n’est donc ni le grand-chambellan (M. de Bouillon), ni le premier gentilhomme de la chambre (M. d’Aumont); ce ne peut être que leur égal, le grand-maître de la garde-robe en personne, M. le duc de Liancourt, qui avait alors la survivance du duc d’Estissac, son père, et qui s’exerçait la charge; c’est celui même que tout le monde a connu et vénéré sous le nom de duc de La Rochefoucauld-Liancourt, et qui n’est mort qu’en mars 1827. Voilà le témoin, un des plus vertueux citoyens, un homme de 89, tel qu’il s’en préparait à cette époque dans tous les rangs, et particulièrement au sein de la jeune noblesse éclairée et généreuse. De pareils spectacles, il faut en convenir, étaient bien propres à exciter de nobles coeurs et à leur donner la nausée des basses intrigues. Si l’on veut connaître le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, sa vie est partout, son souvenir revit dans de nombreuses institutions de bienfaisance. Ce fut lui qui, grâce à cette même charge de grand-maître de la garde-robe, pénétrant de nuit jusqu’à Louis XVI, le faisant réveiller pour lui apprendre la prise de la Bastille, et lui entendant dire comme première parole : C’est une révolte! lui répondit : Non, Sire, c’est une révolution ! Tel est l’homme qui, jeune et condamné par les devoirs de sa charge à subir le spectacle des derniers moments de Louis XV, eut l’idée de nous en frire profiter. Ami de M. de Choiseul, ennemi du ministère d’Aiguillon et de la maîtresse favorite, il eût pu dire aux approches du danger, comme Saint-Simon à la nouvelle de la mort de Monseigneur: « La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler. » A nos yeux comme aux siens, est-il besoin d’en avertir? de pareils récits et les turpitudes mêmes où ils font passer ont un sens sérieux: la nécessité et la légitimité de 89 sont au bout, comme une conséquence irrécusable. La scène où l’on réveille Louis XVI et le contrecoup fatal de celles où, quinze ans auparavant, on suivait la fin honteuse de Louis XV. L’enseignement historique ressort avec toute sa gravité. C’est dans cette conviction qu’en livrant ces pages au public, nous sommes assuré de ne manquer en rien ni à la mémoire ni à la pensée de celui qui les a écrites.
Nous reproduisons la copie qui est entre nos mains, sans chercher à y apporter même la correction, ni à plus forte raison, l’élégance. M. Lacretelle, qui fut attaché au duc de Liancourt, comme secrétaire intime pendant les premières années de la Révolution, a raconté, dans un intéressant chapitre de ses Dix années d’épreuves, comment on vivait à Liancourt, en cette sorte de paradis terrestre, et quelles occupations rurales, bienfaisantes ou littéraires y variaient les heures : « Après de laborieuses recherches, écrit M. Lacretelle, après avoir dépouillé une vaste et touchante correspondance, il (le duc de Liancourt) rédigeait ses Mémoires, les soumettait à ma critique, à ma révision. J’avoue que ce fut d’abord pour moi une torture que de chercher des embellissements à un travail tout uni, mais parfaitement conforme au sujet. Mon style me paraissait à moi-même trop ambitieux et trop fleuri. Je voyais bien l’auteur en portait tout bas le même jugement ; Il me dit un jour : Ma prose fait tache dans la vôtre. Ce compliment plus ou moins sincère fut pour moi un avertissement d’user avec réserve de mon métier de polisseur. Plus j’y mis de discrétion et d’économie, et mieux nous nous entendîmes. » Nous ne nous sommes pas même cru en droit de nous permettre ce soin si sobre ; à part un ou deux endroits où la copie était évidemment fautive, nous en avons respecté tout le négligé. Cette copie provient de celle que possède la Bibliothèque de l’Arsenal, et qui, perdue dans la masse des papiers de M. de Paulmy, a été récemment retrouvée par M. Varin.

(à suivre ici

lundi 4 décembre 2017

Bibliothèque Médicis, avec Arlette Farge

 

Spécialiste du XVIIIè siècle, Arlette Farge est un véritable puits de science pour tout ce qui concerne le Paris des Lumières.


 

vendredi 24 novembre 2017

Marion Sigaut - La Révolution Française, la France et l'Histoire

                  

On connaît le propos de Tocqueville selon qui "La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue." Et d'ajouter : "Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard".
Bon, chez nous, ce fut assez tôt, notamment pour les raisons mentionnées ici par Marion Sigaut : une dette abyssale qui n'a cessé de se creuser tout au long du siècle, des guerres ruineuses (celle de 7 ans, celle d'Amérique).
Ecoutons les 10 premières de cette conférence, elles décrivent assez justement les derniers soubresauts d'une monarchie agonisante.
La suite n'est pas au niveau : prétendue complicité entre jansénistes et Encyclopédistes, affaire Calas, Necker poursuivant la politique de Turgot...
Un conseil : (re)lisez quelques passages de Tocqueville ici

vendredi 3 novembre 2017

Le supplice de Damiens

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Pour remercier les fidèles, cet extrait de mon Louise d'Epinay, paru ce printemps aux éditions Sutton.
Un passage que j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire !




Son rêve commençait par une clameur, d’abord lointaine, en provenance du quai Pelletier où les pataches et les bateaux-lavoirs s’étaient amassés dès l’aube dans l’attente du convoi. Sur la place de Grève, encore bruyante un instant plus tôt, tout le monde fit silence. Parmi le public massé autour des barrières, quelques hommes jouèrent des coudes pour gagner les premiers rangs et ne rien rater du spectacle. Au-dessus de leurs têtes, accoudés aux fenêtres de l’hôtel de ville, les échevins bénéficiaient d’un point de vue privilégié, tout comme les spectateurs assis aux balcons des maisons qui surplombaient la place. Ils furent les premiers à voir apparaître les soldats de la Garde française, peut-être une dizaine, qui entrèrent sur l’esplanade encouragés par les vociférations de la foule. Sur un ordre de leur supérieur, les hommes rompirent alors les rangs et vinrent se disposer tout le long de l’enceinte, les armes à la main. Lorsque le tombereau apparut à l’angle des bâtiments, encadré par une escouade de suisses, il fut accueilli par une nouvelle acclamation. Tiré par deux chevaux, le chariot pénétra lentement sur la place, et chacun put enfin découvrir les traits du futur supplicié. Vêtu d’une veste sombre, d’une chemise couleur de soufre et d’une culotte, Robert-François Damiens était agenouillé à l’arrière du tombereau, tête basse, une main posée sur un montant et dans l’autre une torche ardente qu’il tenait aussi droite que possible, malgré son état de faiblesse. Comme les cris et les invectives redoublaient, il releva les yeux et affronta le public du regard. L’homme avait le visage long, le teint basané, la barbe et le regard noirs. Plus tard, parmi ceux qui racontèrent son exécution, certains jurèrent qu’il avait souri, qu’il les avait toisés avec hauteur et d’un air provocant. De l’endroit où il se tenait, à l’extrémité sud de la place, l’abbé Martin ne voyait rien de tout cela. Il demeurait immobile, les bras croisés sur la poitrine, pendant que du bout des doigts il serrait nerveusement le crucifix glissé sous sa chape. Autour de lui, massés contre la rambarde, les spectateurs essayaient tant bien que mal de se dégager une vue sur l’échafaud, situé à une trentaine de pas de là. Deux soldats venaient d’extraire le condamné du tombereau. Comme ses jambes ne le portaient plus, il fut soulevé, enveloppé dans une couverture, jusqu’aux premières marches de l’hôtel de ville, avant d’être jeté à terre sans ménagement. Les portes s’ouvrirent, et lorsque l’archevêque apparut sur le seuil et qu’il se pencha sur le condamné afin de recueillir sa demande de réparation, tout le monde tendit l’oreille dans l’espoir d’entendre les derniers mots du régicide. Pendant les dix minutes que dura l’entrevue, même les vendeurs de boissons firent silence, jusqu’à ce que le prélat se relève enfin et fasse signe aux exécuteurs d’emmener leur prisonnier. Légèrement surélevé, l’échafaud mesurait environ huit pieds de long sur quatre de large. Pour l’occasion, le bourreau de Paris était secondé par une dizaine d’officiers venus des villes voisines, et par deux confesseurs, tout de noir vêtus, qui se pressèrent aussitôt autour du condamné pour l’enjoindre de baiser le crucifix. L’homme laissa tomber la tête vers l’avant et l’abbé Martin entendit à quelques pas de lui une voix féminine qui s’écriait :

« Le monstre ! Il a craché sur la croix ! »



Cela provoqua un mouvement de foule auquel les gardes répondirent en se resserrant, les armes levées, le long des solives qui barraient l’accès à la place. Dans le tumulte qui s’ensuivit, personne ne prêta attention à la lecture de l’arrêt de justice. On n’avait plus d’yeux que pour les bourreaux qui retiraient leurs fourneaux du foyer et les rapprochaient précautionneusement de l’échafaud, où Damiens venait d’être sanglé, couché sur la table de supplice, à l’aide de cercles de fer qui le maintenaient par les épaules et jusqu’à la ceinture. Quand il fut allongé, les deux confesseurs vinrent s’agenouiller à ses côtés, le crucifix brandi devant eux, pour l’exhorter dans ses derniers instants.

« Dieu tout-puissant, faites grâce à ce malheureux pour la rémission de ses péchés… »

Les quelques mots murmurés par l’abbé se perdirent dans le tumulte de cris et d’injures qui déferlait sur la place. Le clerc lança un regard désespéré vers le balcon central de l’hôtel de ville, où l’archevêque s’était avancé pour donner le signal aux bourreaux.

Déjà, l’un d’eux s’était détaché du groupe, tenant au-dessus de sa tête l’arme du crime, un petit canif dont Damiens s’était servi pour perpétrer son forfait. Il s’approcha lentement du prisonnier, se pencha sur son corps, et après avoir donné l’ordre de le maintenir, il poignarda d’un mouvement sec la main qui avait attenté à la vie du roi. La lame traversa les os et vint se ficher jusqu’à la garde dans le support en bois. L’un des exécuteurs lâcha alors le bras du condamné et versa sur le membre une solution soufrée à laquelle son acolyte mit aussitôt le feu à l’aide d’une torche. Sous l’effet de la brûlure, Damiens se cabra violemment, tirant en vain sur les ceintures métalliques qui l’entravaient. Une odeur de chair grillée envahit instantanément la place, soulevant le cœur de certains spectateurs pendant que d’autres rendaient leur dîner sous eux. Aux fenêtres et aux balcons des maisons, on vit quelques dames porter leur mouchoir devant leur nez, ce qui suscita l’hilarité générale.

« Les garces ont payé près de dix livres pour ne rien rater du spectacle, gueula quelqu’un, et voilà qu’elles se trouvent mal !

- Ne crains rien, beugla un autre, elles vont tout de même en mouiller leurs dessous ! »

Le bon mot provoqua de nouveaux rires, bientôt interrompus par la vue des bourreaux qui s’avançaient vers le supplicié en exhibant au-dessus de leur tête des tenailles dentelées et rougies au feu.

« Cette fois, il va brailler ! » se réjouit une jeune femme en battant des mains.

Un exécuteur avait empoigné Damiens pour lui déchirer sa chemise. Lorsque ses adjoints appliquèrent leurs pinces sur la chair de son ventre, l’homme se raidit et poussa un long cri de douleur. D’un mouvement tournant, les deux tortionnaires lui arrachèrent un large lambeau de peau, et à l’aide d’une louche, un troisième versa sur les blessures une coulée de plomb fondu, puis un filet d’huile bouillante. Le condamné se souleva à nouveau, sans un murmure cette fois, mais il se tourna vers ses confesseurs comme pour les implorer de mettre fin à ses tourments. Les deux hommes se courbèrent pour mieux l’entendre, et il se passa un long temps avant qu’ils se relèvent et ordonnent aux préposés de poursuivre leur œuvre.

« Mon Dieu, comment pouvez-vous tolérer une telle horreur ? » protesta l’abbé d’une voix faible, pendant qu’autour de lui les gueulements redoublaient.

Les officiers s’attaquèrent ensuite aux mamelons, qu’ils arrachèrent encore grésillants avant de les présenter triomphalement au public.

Damiens hurla quelques mots, rendus inintelligibles par l’hystérie qui avait gagné la foule. Certains braillaient à tue-tête, invectivant le malheureux, pendant que d’autres encourageaient les bourreaux à se montrer plus cruels encore. Tout près de lui, Martin vit même une jeune femme, une lavandière sans doute, se tourner vers son compagnon pour l’embrasser à pleine bouche. Le clerc sentait ses jambes se dérober sous lui. Incapable d’émettre la moindre plainte, il n’avait plus d’yeux que pour cet archevêque, son supérieur, qui demeurait impassible, une main posée sur la rampe du balcon, toujours attentif à l’horreur qui se déroulait sous son regard complice.

« Soyez maudit ! » fulmina l’abbé en serrant les poings.

Sa protestation fut interrompue par un énergumène qui le bouscula pour se frayer un passage jusqu’aux premiers rangs, où il héla un soldat de la garde.

« Laissez passer, dit ce dernier en ricanant, monsieur est un amateur ! »

Sa plaisanterie provoqua quelques moqueries, mais comme l’homme était en grande tenue et qu’il portait l’épée au côté, on le laissa s’avancer jusqu’à la barrière, au plus près de l’échafaud. Martin le vit sortir un cornet de sa veste et le porter à son oreille afin d’entendre plus distinctement les plaintes du supplicié.

Je connais cet homme, songea l’abbé qui le voyait de trois quarts, sans parvenir à se souvenir où il l’avait rencontré par le passé. Peut-être à Groslay dans sa paroisse ? Ou encore chez monsieur d’Épinay, à La Chevrette1 ?

Une nouvelle clameur ramena le clerc à lui-même. Les suisses venaient de faire entrer quatre chevaux sur la place, accueillis par les bourreaux qui tirèrent les animaux par le harnais et les alignèrent par paires à l’extrémité de l’échafaud, tournés en direction de la Seine. Damiens, qui ne comprenait pas ce qui se passait dans son dos, essaya tant bien que mal de se contorsionner pour tourner la tête. L’un des exécuteurs lui passa alors une grosse corde autour de chaque jambe, la serra dans un nœud coulant sur la hanche, puis l’appliqua le long des cuisses jusqu’aux pieds, pendant qu’un de ses adjoints enserrait soigneusement ses membres avec de fines cordelettes. Lorsque l’opération fut achevée, les deux hommes tirèrent les cordes vers l’arrière et vinrent les fixer, chacun de leur côté, au pommeau d’une selle. Le condamné se trouva bientôt jambes par-dessus tête, les pieds à l’oblique, et retenu à la taille par l’épais cercle de fer qui le maintenait plaqué contre l’échafaud. Les spectateurs retenaient leur souffle, frémissants d’impatience et impressionnés par le savoir-faire des tortionnaires. Ces derniers répétèrent la même manœuvre, très lentement, garrottant les deux bras de Damiens avant de tendre les liens jusqu’aux chevaux. Il y eut un long moment de flottement durant lequel les confesseurs adressèrent quelques admonestations au prisonnier, mais cette fois-ci, malgré ses souffrances, le pauvre diable refusa de leur répondre.

La première secousse lui arracha un nouveau hurlement.

Dans l’assistance, on eut l’impression que ses membres s’allongeaient vers l’arrière, qu’ils s’étiraient à n’en plus finir, jusqu’à ce que l’exécuteur relâche enfin la bride des chevaux et détende les cordes. En qualité de maître d’œuvre, le bourreau de Paris se tenait à côté de l’échafaud, une montre à la main. Il compta une trentaine de secondes et donna le signal de la deuxième secousse. Les premiers rangs du public jurèrent par la suite qu’ils avaient entendu un craquement, sans doute provoqué par le déboîtement des membres inférieurs. Lorsque la pression se relâcha, la vue des jambes reposant inertes et dans un angle improbable sur les planches de l’échafaud provoqua un murmure horrifié parmi les spectateurs les plus proches. À côté de lui, l’abbé vit la petite lavandière porter les mains devant ses yeux et se mordre les lèvres d’effroi. D’autres exultaient au contraire, d’autant que le supplicié demeurait conscient et que la douleur lui arrachait d’interminables râles entrecoupés de jurements.

Bien qu’on eût pris soin de dépaver l’enceinte, les fers des chevaux avaient glissé dans le sable, et malgré les efforts du bourreau, les secousses suivantes demeurèrent infructueuses. L’homme agonisait mais ses membres tenaient bon. On amena alors deux nouvelles bêtes, qu’on joignit aux autres, et pendant qu’on fixait de nouveaux liens, le maître d’œuvre s’approcha du condamné, et à l’aide d’un poignard tranchant, il coupa d’un mouvement preste les nerfs qui retenaient ses jambes et ses bras.

À l’absence de plainte, chacun devina que le martyre arrivait à son terme.

Cette fois, les six bêtes furent lancées au trot, arrachant sans même ralentir les deux bras et l’une des jambes. Damiens ouvrit une dernière fois la bouche, le buste tendu vers le ciel, puis il retomba sans vie contre la table, ce qui déchaîna un tonnerre d’applaudissements. Le bourreau détacha alors les trois membres avant de les jeter sur l’échafaud. Un autre défit le corps du défunt et dans un mouvement circulaire, il présenta son buste sanguinolent à la foule qui salua son geste avec frénésie. Ce qui restait du régicide fut jeté au feu. Sous l’effet du soufre mêlé à l’huile, la chair s’embrasa comme une torche, soulevant une fumée noire et malodorante qui fit reculer les exécuteurs.

Encadrée par les soldats du guet, la foule commençait déjà à se disperser. Dix-sept heures venaient de sonner à l’horloge du campanile. Pour les habitants des quartiers aisés, c’était l’heure de se rendre à l’Opéra ou dans leurs cercles, où ils devaient être attendus avec impatience. Les autres, ceux des faubourgs populaires, pourraient toujours descendre jusqu’aux cafés du Palais-Royal pour y boire quelques pintes de bière et échanger leurs impressions. Au passage, certains s’inclinèrent devant l’archevêque qui, appuyé au balcon, leur répondit d’un imperceptible mouvement de tête.

La communion dans l’horreur, songea tristement l’abbé Martin, à qui les larmes venaient aux yeux en voyant défiler ces hommes et ces femmes, tous repus de haine et de mort maintenant qu’on leur avait accordé leur pitance.

Lorsqu’il tourna à son tour le dos au bûcher, le jeune clerc sentit qu’un feu sans nom avait embrasé ses entrailles et qu’il ne tarderait pas à l’emporter corps et âme dans des abîmes de souffrance.






1 L’allusion au cornet nous incite à penser qu’il s’agit de monsieur de La Condamine (qui était malentendant), le seul parmi les intellectuels des Lumières à avoir assisté à l’exécution. Pourtant, à notre connaissance, l’homme n’a jamais fréquenté le cercle de la famille d’Épinay.