dimanche 12 février 2012

Mémoires de Marmontel

On a déjà évoqué l'effort des encyclopédistes pour discréditer Rousseau dans l'opinion parisienne. Le mot d'ordre de Voltaire à ses amis parisiens a été entendu : si on ruine la réputation du Genevois, sa parole ne sera plus entendue par le public.

Marmontel
L'action est donc concertée, et surtout relayée par des discours colportés dans les lieux qui comptent (notamment les sociétés de Mme Geoffrin et celle de Mme du Deffand). Si les chefs de file du clan encyclopédique demeurent prudents (Rousseau conserve des appuis), leurs séides se chargeront de répandre servilement leur venin. Les Mémoires de Marmontel constituent un exemple frappant de cette parole "officielle" censée caractériser le Genevois. Prenons l'exemple de l'illumination de Vincennes, ce moment que Rousseau décrit comme une révélation dans les Confessions ou encore les Lettres à Malesherbes :
 
"J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçois tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh ! Monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants !

Voyez maintenant ce que devient cette "illumination" dans les Mémoires de Marmontel : 
"Voilà une extase éloquemment décrite. Voilà le fait, dans sa simplicité, tel que me l'avait raconté Diderot. "J'étais (c'est Diderot qui parle), j'étais prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu’il avait envie de la traiter. Celte question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? « Quel parti prendrez-vous ? » lui demandai-je. Il me répondit : « Le parti de l’affirmative. — C’est le pont « aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, « et vous n’y trouverez que des idées communes ; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche « et fécond. — Vous avez raison, me dit-il, après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. » Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son « rôle et son masque furent décidés. "

C'est avec de tels ouvrages qu'on est parvenu à discréditer Rousseau, à en faire un sophiste, un hypocrite uniquement préoccupé à faire parler de lui. Après 1770, lorsque Rousseau retombe dans l'anonymat, c'est très exactement cette image qui s'est imposée au public. Il faudrait attendre une vingtaine d'années, et la Révolution, pour qu'on ouvre enfin les yeux sur cette manipulation.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...