Les rapports de Diderot à l'argent illustrent la trajectoire de bon nombre d'encyclopédistes après 1750. Désireuse de se démarquer de ses prédécesseurs, cette nouvelle génération de philosophes a tout d'abord appliqué à la lettre le précepte de d'Alembert : "liberté, vérité, pauvreté". Très tôt, Diderot comprend que son indépendance intellectuelle est étroitement liée à sa capacité à rompre avec les pratiques traditionnelles de subordination à l'oligarchie financière et aristocratique.
Diderot |
On mesure ici le gouffre qui le sépare tout d'abord d'un Voltaire, dont les revenus annuels sont estimés à 80000 livres de rente dès 1749, et à 200000 livres de rente au moment de sa mort en 1778. On comprend mieux dès lors la méfiance qu'éprouve Diderot à l'égard du patriarche de Ferney...
Refusant toute pension et toute sinécure, Diderot devient donc un salarié des libraires qui publient son Encyclopédie : son premier contrat stipule qu'il touchera une somme de 1200 livres à la sortie du premier volume puis des mensualités de 144 livres sur 41 mois. Ces versements deviendront bientôt trimestriels, à hauteur de 500 livres.
Rappelons que pour bien vivre à Paris en ce temps-là, Turgot estimait qu'il fallait toucher environ 6000 livres par an.
Pendant quelques années, Diderot s'est pourtant fort bien accommodé de cette vie de bohème, et ce n'est qu'à la naissance de sa fille Angélique que la situation va progressivement s'infléchir. Diderot a quarante ans, et il craint peut-être de laisser son enfant sans le sou. Dès 1754, après son séjour à Langres (chez ses parents), il obtient une modeste pension de 200 livres. Il s'empresse alors de renégocier son contrat avec les Libraires et obtient d'eux qu'ils lui versent une somme de 2500 livres par volume paru. Au final, l'Encyclopédie aura rapporté environ 80000 livres à son directeur.
Lentement mais sûrement, Diderot s'embourgeoise, se pliant à ce semi-parasitisme qu'il raillait autrefois chez certains de ses confrères.
Catherine II de Russie |
De ce point de vue, l'année 1759 sera décisive. La mort de son père (qui possédait une fortune d'environ 200000 livres) fait de Diderot un propriétaire terrien. Il touchera désormais des revenus fonciers. Puis, entre 1760 et 1763, il va tenter de trouver acquéreur pour son immense bibliothèque. C'est finalement Catherine II de Russie (certainement par le biais de Grimm) qui achète ses livres en 1765. Elle lui versera 50000 livres en 1766.
Le voilà dans la situation qu'il redoutait tant autrefois : domestique d'un grand de ce monde, condamné à devenir le laudateur d'une tsarine coupable des pires horreurs, réduit à l'état d'un Voltaire qu'il méprisait autrefois. Lorsque Catherine l'appelle auprès d'elle, Diderot monte en voiture et s'exécute.
Mais si la chaîne est dorée, il n'en ressent pas moins d'humiliation, malgré les encouragements de Grimm et de Voltaire, pour leur part habitués à se traîner aux pieds des grands. Certains courriers des années 1765/66 montrent combien Diderot souffre de sa situation.
Il faut pourtant croire qu'avec le temps, on se relève de tous les abaissements...
En 1771, lorsque Rulhière (qu'on découvrira dans le 2nd tome) veut faire paraître un livre qui dénonce les crimes commis en Russie, Diderot fait pression sur lui pour en modifier le contenu. En compagnie de Mme Geoffrin, il ira jusqu'à lui proposer quelques milliers de livres pour renoncer à publier cet ouvrage.
Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, en 1770, Diderot accepte même la proposition que lui fait Sartine de devenir censeur et d'examiner un ouvrage de Morellet.
"Liberté, vérité, pauvreté", clamait-il vingt ans plus tôt. Peut-être vaut-il mieux qu'on garde en mémoire l'image du Diderot bohème et épris d'idéal...
(sur Diderot)
(sur Diderot)
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