mardi 23 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (3)


 
Et la scène continue sur ce ton, Mme d’Épinay se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on lui en parle, et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire parler et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher, à rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se propose. La grande maxime de Mlle d’Ette, qui est aussi celle de tout le XVIIIe siècle, la voici: « Ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou un mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait, qui peut flétrir sa réputation. L’essentiel est dans le choix. » Et quant aux propos du monde, qu’importe? « On en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en parlera-t-on point, et puis l’on n’y pensera plus, si ce n’est pour dire: Elle a raison. »
Le choix de Mme d’Épinay était fait dès lors plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle d’Ette, car un sentiment instinctif de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher quelque chose à cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces tendresses naissantes et timides.
Dupin de Francueil

La suite du roman est variée d’incidents dont je ne puis indiquer que quelques-uns. Francueil d’abord se montre sous un jour flatteur: cet amour entre Mme d’Épinay et lui est bien l’amour à la française, tel qu’il peut exister dans une société polie, raffinée, un amour sans violent orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la Phèdre et à la Lespinasse, mais avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de la bonne grâce, de la finesse et de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts et de la musique dans cet amour. On joue éperdument la comédie, et cette comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à s’isoler, à se retrouver sans cesse: « Ils sont là une troupe d’amoureux, écrit Mlle d’Ette à son chevalier. En vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite femme sont ivres comme le premier jour. »
Mais l’ivresse a son terme. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange; il court les soupers, il s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni attentif auprès de son amie: les mauvaises moeurs du temps l’ont gagné. C’est alors que Duclos essaie de le supplanter et de faire invasion en sa place. Il avait du mépris pour Francueil qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et qu’il n’appelait que le hanneton: « Vous n’êtes pas heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute. Pourquoi vous attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton? On vous a dupée; la d’Ette est une coquine, je vous l’ai toujours dit. » Plus âgé de vingt ans au moins que Mme d’Épinay, Duclos, caustique, mordant, poussant la franchise jusqu’à la brutalité, et se servant de sa brutalité avec finesse, s’accommoderait très volontiers de cette jeune femme enjouée, spirituelle et vive; il passerait volontiers chez elle toutes ses soirées, et croirait lui faire honneur de la dominer et de la former. Il expose tout ce plan dans les Mémoires de Mme d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas inventée: une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet. Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une bonne réputation, de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant son franc-parler, droit et adroit. Il ne laissera plus désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et traîtreusement brusque. On aura beau faire et dire, le faux bonhomme en lui est démasqué, il ne s’en relèvera pas.
Au reste, s’il y perd comme caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les conversations où il est représenté par Mme d’Épinay sont des plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées d’un sel des plus piquants et colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve au même degré dans aucun de ses écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus honnêtes où il figure, est celle où on le voit un jour aller au Collège de compagnie avec Mme d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au précepteur du jeune d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est dit à un endroit: « Ce pauvre homme est plus bête que jamais.» Tandis que Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à partie le précepteur et le met à la question de la manière la plus plaisante, et je dirais la plus sensée si elle n’était humiliante et par trop rude. Car n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile.
Il y eut un moment critique dans la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible assaut. Ce fut à la mort de Mme de Jully, sa belle-soeur, charmante femme, qui, sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce. Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant, de confier à Mme d’Épinay une clef; cette clef était celle d’un secrétaire qui renfermait des lettres à détruire: ce que Mme d’Épinay, au fait de tout, comprit et exécuta à l’instant. Mais un papier important, qui se rapportait aux affaires d’intérêt de son mari et de M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir brûlé avec les autres papiers dont on avait retrouvé les traces dans le foyer, et des bruits odieux, autorisés par la famille même, circulèrent.
M. de Jully, le frère de M. d'Epinay
 Ces bruits acquirent une telle consistance dans la société, qu’un jour, à un souper chez le comte de Friesen, Grimm, qui ne connaissait Mme d’Épinay que depuis assez peu de temps, dut prendre hautement sa défense, et provoqua une affaire dans laquelle il fut légèrement blessé. C’était commencer en preux chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance, le nomma de ce titre et l’accepta pour tel.
Il était temps: aux prises avec cette odieuse Mlle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus extravagant que jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres dissipations et extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte partie, et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller; mais un excellent ecclésiastique qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son coeur. Ce fut à Grimm que revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.
On ne parle jamais de Grimm sans en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité pourquoi. Comme écrivain, c’est un des critiques les plus distingués, les plus fermes à la fois et les plus fins qu’ait produits la littérature française. Byron, qui ne prodigue pas ses éloges et qui se plaisait à la lecture de Grimm, a dit dans son Journal: « Grimm est un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa Correspondance forme les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand homme dans son genre. » Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son temps est dans Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay. 
Grimm et Diderot

On a appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises: on devrait appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère et comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives qu’aimables; mais gardons-nous de le juger d’après Rousseau. Celui-ci ne lui pardonna jamais d’avoir été d’abord pénétré par lui, d’un coup d’oeil juste, dans son incurable vanité. Grimm, tel qu’il ressort pour moi du témoignage de ses amis (les seuls qui soient en droit de l’apprécier, disait Mme d’Épinay, car il n’est lui qu’avec eux), Grimm est un homme judicieux, droit, sûr, ferme, formé de bonne heure au monde, estimant peu les hommes en général, les jugeant, n’ayant rien des fausses vues et des illusions philanthropiques du temps. « Peu d’hommes, disait le grand Frédéric, connaissent les hommes aussi bien que Grimm, et on en trouverait moins encore qui possèdent au même degré que lui le talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre jamais ni la franchise ni l’indépendance de leur caractère. » Sa contenance au dehors était froide, polie, et pouvait sembler de la roideur ou de la morgue à ceux qui ne le connaissaient pas; mais dans la familiarité il était, dit-on, la gaieté même, franc jusqu’à l’abandon, et certainement fidèle et dévoué jusqu’à la fin pour ceux qu’il avait une fois choisis. Laissez un peu Rousseau à part: auquel donc de ses amis Grimm a-t-il jamais manqué? Il aima Mme d’Épinay et lui fut tout d’abord utile comme un guide. Elle eut le bon esprit aussitôt de l’apprécier par ce mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait. Dès les premiers temps de leur intimité elle écrit: « Nous avons causé jusqu’à minuit. Je suis pénétrée d’estime et de tendresse pour lui. Quelle justesse dans ses idées ! quelle impartialité dans ses conseils ! » Voilà le critique qui se retrouve avec tous ses avantages jusque dans l’amant. Il lui fut souverainement bon et secourable; il lui donna le premier la confiance en elle-même, le sentiment de ce qu’elle valait, il l’émancipa: « Oh! que vous êtes heureusement née ! lui écrivait-il. De grâce, ne manquez pas votre vocation: il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même. » Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse encore, redoublée et animée de tendresse ! « Bon Dieu! écrit-il à Diderot, que cette femme est à plaindre! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante; elle est paisible et aime le repos par-dessus tout; mais sa situation exige sans cesse une conduite forcée et hors de son caractère: rien n’use et ne détruit autant une machine naturellement frêle. » Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm, que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et de finesse acquit par lui toute sa trempe; il démêla en elle et mit en valeur le trait qui la distinguait particulièrement, « une droiture de sens fine et profonde. » Mme d’Épinay, si compromise par les incidents de sa vie première, si calomniée par ses anciens amis, était en voie de devenir meilleure dans le temps même où on la noircissait le plus; et elle put répondre un jour, d’une manière aussi spirituelle que touchante, à un homme venu de Paris qui l’allait voir à Genève, et qui s’étonnait un peu gauchement devant elle de la trouver si différente de l’idée qu’on lui en avait voulu donner: « Sachez, Monsieur, que je vaux moins que ma réputation de Genève, mais mieux que ma réputation de Paris. »
Grimm avait trente-trois ans quand il la connut, et, durant vingt-sept années que dura leur liaison, son attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour. Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris par la littérature, par les travaux et par les devoirs que lui imposaient des obligations honorables, et par l’ambition naturelle à l’âge mûr; cet homme judicieux sentait qu’il fallait se donner de nouveaux motifs de vivre à mesure qu’on perdait de la jeunesse. Il conseilla quelque chose de semblable à son amie. Quand il était obligé de quitter Paris, c’était elle qui tenait la plume à sa place, et qui, sous la direction de Diderot, continuait sa Correspondance littéraire avec les souverains du Nord. Elle fit des livres, ce qui ne l’empêchait pas de faire des noeuds, de la tapisserie et des chansons. « Continuez vos ouvrages, lui écrivait l’abbé Galiani; c’est une preuve d’attachement à la vie que de composer des livres. »
l'abbé Galiani
 Avec un corps détruit et une santé en ruine, elle eut l’art de vivre ainsi jusqu’à la fin, de disputer pied à pied les restes de sa pénible existence, et d’en tirer parti pour ce qui l’entourait, avec affection et avec grâce. Elle mourut le 17 avril 1783, à l’âge de 58 ans. Nous la trouvons peinte durant les quatorze dernières années de sa vie, elle et toute sa société, dans sa Correspondance avec l’abbé Galiani; cela vaudrait la peine d’un examen à part. Aujourd’hui je n’ai voulu qu’insister sur des Mémoires curieux et presque naïfs d’une époque raffinée, sur un monument singulier des moeurs d’un siècle, et aussi rappeler l’attention sur une femme dont on peut dire, à sa louange, que, dans tous ses défauts comme dans ses qualités,, elle fut et resta toujours vraiment femme, ce qui devient rare.

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