mercredi 17 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (2)


 Extrait des Causeries du Lundi, juin 1850

Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec peu de justice, même en ce qui concerne la beauté; il a insisté sur de certains agréments, essentiels selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay; il a parlé d’elle, enfin, comme un amoureux qui n’aurait pas été écouté. Diderot est plus juste, et il nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il était à la Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait:
« On peint Mme d’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à Mlle Voland; elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front. Quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban; les unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. »
Diderot

Et revenant quelques jours après sur le même portrait, il dit encore dans un tour charmant:
« Le portrait de Mme d’Épinay est achevé; elle est représentée la poitrine à demi nue; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front; la bouche entrouverte; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté. »
J’ai cru devoir opposer ce portrait de Diderot, bon juge, à certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à Mme d’Épinay quelques-unes de ces grâces et de ces mollesses voluptueuses.
La voilà donc à trente ans passés, un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes, était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans; il lui faisait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle faisait sa lettre :
« Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit; il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je pense. »
Voltaire disait d’elle encore au docteur Tronchin:
« Votre malade est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris... Qu’y faire? Ah ! ma philosophe! c’est un aigle dans une cage de gaze... Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la regardant, je vous aurais dit tout cela en vers. »
Toute part faite à la galanterie et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son enveloppe transparente.
J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et leur roman. Le roman de Mme d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à celui de bien des femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle s’aperçut à des signes trop certains qu’il était peu aimable et même méprisable. Elle venait d’être mère; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait pourtant avec bien de la vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se faire une loi de ses devoirs; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les yeux des larmes vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de Francueil, homme jeune, aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré comme il le fallait, le type d’un premier amant d’alors. Elle fut touchée, elle s’en défendit, elle y revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas.
Louise d'Epinay

Parmi ces bonnes âmes qu’elle a auprès d’elle il en est une qui est bien la plus fine guêpe, la plus perfide et la plus rouée confidente qui se puisse voir: c’est une Mlle d’Ette, fille de plus de trente ans, « belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que l’esprit d’un démon. » Mais quel démon! Diderot, qui peint à la Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de rose. » Je fais grâce du reste de la peinture de Diderot. Cette Mlle d’Ette, qui était la maîtresse du chevalier de Valory, est présentée chez Mme d’Épinay, s’initie dans sa confidence, lui donne des conseils hardis, positifs, intéressés. Cette fine et rusée matrone s’est aperçue de l’amour de Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend; elle veut le pénétrer, l’aider, s’y entremettre se rendre utile, nécessaire, et le tout à son profit. Elle prétend s’impatroniser dans cette riche maison, avoir la clef de tous les secrets, et en tirer double parti au besoin. Ce caractère de Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu; c’est par la peinture des caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre unique. L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou moins à tous les amoureux; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais souvent plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. Ce côté des Mémoires de Mme d’Épinay est vrai, sans être autrement original. Leur originalité propre consiste dans l’expression naïve et nue des autres caractères; dans le caractère de Mlle d’Ette, cette peste domestique; dans celui de Duclos, son digne pendant, tel qu’il se révèle ici; dans les confidences de Mme de Jully, confessant crûment à sa belle-soeur son amour pour le chanteur Jelyotte, et lui demandant service pour service. Cette originalité éclate encore dans les scènes des deux dîners citez Mlle Quinault, dans les inimaginables orgies de conversation qui s’y passent entre beaux-esprits, et auxquelles Mme d’Épinay assiste en témoin qui dit son mot et qui surtout sait écouter. A ce titre, Mme d’Épinay, en ne voulant écrire qu’un roman, s’est trouvée être le chroniqueur authentique des moeurs de son siècle. Son livre se place entre celui de Duclos: les Confessions du Comte de ***, et le livre de Laclos: les Liaisons dangereuses; mais il est plus dans le milieu du siècle que l’un et que l’autre, et il nous en offre un tableau plus naturel, plus complet, et qui en exprime mieux, si je puis dire, la corruption moyenne. (…)
Duclos
  La corruption de tous les temps se ressemble fort, à la voir au fond, mais elle diffère de forme, de ton et de costume. Au XVIIIe siècle, le type de cette corruption féminine, décente d’apparence, vient s’offrir à nous dans Mlle d’Ette.
Toutes les scènes où elle figure sont excellentes et prises sur nature; mais la première, dans laquelle elle arrache le secret à la jeune femme et l’excite à aller plus avant, passe toutes les autres. La situation précise est celle-ci. La jeune Émilie, nouvellement relevée de couches, triste des infidélités de son mari, le méprisant déjà et en ayant le droit, ayant vu l’aimable Francueil et s’y intéressant vaguement, n’ose encore pourtant se déclarer, et ne voit son propre désir qu’à travers un nuage. C’est alors que l’accorte et insidieuse conseillère paraît:
« Mlle d’Ette est venue passer la journée avec moi, écrit Émilie. Après le dîner, je me suis mise sur ma chaise longue. Je me sentais de la pesanteur, de l’ennui; je baillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir, espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit qu’augmenter; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire que j’étais triste. Les larmes me venaient aux yeux, je ne pouvais plus y tenir. »
Dans cet état de vague et de langueur, la jeune femme s’excuse auprès de son amie: « Je crois que ce sont des vapeurs, je me sens bien mal à mon aise. »
« Ne vous gênez pas, me dit-elle. Vraiment oui, vous avez des vapeurs, et ce n’est pas d’aujourd’hui; mais je n’ai eu garde de vous en rien dire, car j’aurais redoublé votre mal. »
Et après une petite dissertation sur les vapeurs et leur effet :
« Venons, dit-elle, à la cause des vôtres. Tenez, soyez de bonne foi et ne me cachez rien, c’est l’ennui; ce n’est pas autre chose. »
Et comme la jeune femme voulait entrer dans quelques explications:
« Oui, interrompit Mlle d’Ette, tout cela me confirme dans ce que je vous lis; car c’est l’ennui du coeur que je soupçonne chez vous, et non celui de l’esprit. — Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta: Oui, votre coeur est isolé; il ne tient plus à rien; vous n’aimez plus votre mari, et vous ne sauriez l’aimer. — Je voulus faire un mouvement de désaveu; mais elle continua d’un ton qui m’imposa: Non, vous ne sauriez l’aimer, car vous ne l’estimez plus. — Je me sentis soulagée de ce qu’elle avait dit le mot que je n’osais prononcer. Je fondis en larmes. — Pleurez en liberté, me dit-elle en me serrant entre ses bras; dites-moi tout ce qui se passe dans cette jolie tête. Je suis votre amie, je le serai toute ma vie; ne me cachez rien de ce que vous avez dans l’âme; que je sois assez heureuse pour vous consoler. Mais, avant tout, que je sache ce que vous pensez et quelles sont vos idées sur votre situation. — Hélas! lui dis-je, j’ignore moi-même ce que je pense. »
Et la jeune femme expose les contradictions de son propre coeur; qu’il y a déjà longtemps qu’elle se croyait détachée de son mari et parfaitement indifférente et pourtant qu’elle ne peut penser à lui sans verser des larmes, et qu’elle redoute par moments son retour, presque comme si elle le haïssait.
« Eh oui! me répondit Mlle d’Ette en riant, on ne hait qu’autant qu’on aime. Votre haine n’est autre chose que l’amour humilié et révolté: vous ne guérirez de cette funeste maladie qu’en aimant quelque autre objet plus digne de vous. — Ah! jamais! jamais! lui criai-je en me retirant d’entre ses bras, comme si je redoutais de voir se vérifier son opinion, je n’aimerai que M. d’Épinay. — Vous en aimerez d’autres, dit-elle en me retenant, et vous ferez bien; trouvez-en seulement d’assez aimables pour vous plaire, et... — Premièrement, lui dis-je, voilà ce que je ne trouverai point. Je vous jure sincèrement que, depuis que je suis dans le monde, je n’ai pas vu un homme autre que mon mari qui me parut mériter d’être distingué. — Je le crois bien, reprit-elle, vous n’avez jamais connu que de vieux radoteurs ou des fats: il n’est pas bien étonnant qu’aucun n’ait pu vous plaire. Dans tout ce qui vient chez vous, je ne connais pas un être capable de faire le bonheur d’une femme sensée. C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais; un homme en état de vous conseiller, de vous conduire, et qui prît assez de tendresse pour vous pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. — Oui, lui répondis-je, cela serait charmant; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant? — Mais je ne dis pas cela non plus, reprit Mlle d’Ette; je prétends bien pour lui qu’il sera votre amant.
« Mon premier mouvement fut d’être scandalisée, le second fut d’être bien aise qu’une fille de bonne réputation, telle que Mlle d’Ette, pût supposer qu’on pouvait avoir un amant sans crime; non que je me sentisse aucune disposition à suivre ses conseils, au contraire, mais je pouvais au moins ne plus paraître devant elle si affligée de l’indifférence de mon mari. » (à suivre)

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