Extrait des Causeries du Lundi, juin 1850
Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec peu de justice, même en
ce qui concerne la beauté; il a insisté sur de certains agréments, essentiels
selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay; il a parlé d’elle, enfin,
comme un amoureux qui n’aurait pas été écouté. Diderot est plus juste, et il
nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il
était à la Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait:
« On peint Mme d’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à Mlle
Voland; elle est appuyée sur une table,
les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si
elle regardait de côté; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui
ceint le front. Quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban; les
unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules, et en
relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. »
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Diderot |
Et revenant quelques jours après
sur le même portrait, il dit encore dans un tour charmant:
« Le portrait de Mme d’Épinay est achevé; elle est représentée la
poitrine à demi nue; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules;
les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front; la bouche
entrouverte; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image
de la tendresse et de la volupté. »
J’ai cru devoir opposer ce
portrait de Diderot, bon juge, à certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à Mme d’Épinay
quelques-unes de ces grâces et de ces mollesses voluptueuses.
La voilà donc à trente ans passés,
un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de
beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de
déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce
n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir
durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était
déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui
regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes,
était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec
elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans; il lui faisait
toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait
de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle
faisait sa lettre :
« Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux
grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit;
il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui
réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je
pense. »
Voltaire disait d’elle encore au
docteur Tronchin:
« Votre malade est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de
tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son
disciple; mais le pli est pris... Qu’y faire? Ah ! ma philosophe! c’est un
aigle dans une cage de gaze... Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la
regardant, je vous aurais dit tout cela en vers. »
Toute part faite à la galanterie
et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme
d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son enveloppe
transparente.
J’ai voulu la peindre tout
d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ;
il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et
leur roman. Le roman de Mme d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à
celui de bien des femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle
s’aperçut à des signes trop certains qu’il était peu aimable et même
méprisable. Elle venait d’être mère; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait
pourtant avec bien de la vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se
faire une loi de ses devoirs; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les
yeux des larmes vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de
Francueil, homme jeune, aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré
comme il le fallait, le type d’un premier amant d’alors. Elle fut touchée, elle
s’en défendit, elle y revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent
pas.
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Louise d'Epinay |
Parmi ces bonnes âmes qu’elle a
auprès d’elle il en est une qui est bien la plus fine guêpe, la plus perfide et
la plus rouée confidente qui se puisse voir: c’est une Mlle d’Ette, fille de
plus de trente ans, « belle autrefois
comme un ange, et à qui il ne restait plus que l’esprit d’un démon. » Mais
quel démon! Diderot, qui peint à la Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau
et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on
a jeté des feuilles de rose. » Je fais grâce du reste de la peinture de
Diderot. Cette Mlle d’Ette, qui était la maîtresse du chevalier de Valory, est
présentée chez Mme d’Épinay, s’initie dans sa confidence, lui donne des
conseils hardis, positifs, intéressés. Cette fine et rusée matrone s’est
aperçue de l’amour de Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend; elle
veut le pénétrer, l’aider, s’y entremettre se rendre utile, nécessaire, et le
tout à son profit. Elle prétend s’impatroniser dans cette riche maison, avoir
la clef de tous les secrets, et en tirer double parti au besoin. Ce caractère de
Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu; c’est par la peinture des
caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre
unique. L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou
moins à tous les amoureux; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à
celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais
souvent plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. Ce côté des
Mémoires de Mme d’Épinay est vrai,
sans être autrement original. Leur originalité propre consiste dans
l’expression naïve et nue des autres caractères; dans le caractère de Mlle
d’Ette, cette peste domestique; dans celui de Duclos, son digne pendant, tel
qu’il se révèle ici; dans les confidences de Mme de Jully, confessant crûment à
sa belle-soeur son amour pour le chanteur Jelyotte, et lui demandant service
pour service. Cette originalité éclate encore dans les scènes des deux dîners
citez Mlle Quinault, dans les inimaginables orgies de conversation qui s’y
passent entre beaux-esprits, et auxquelles Mme d’Épinay assiste en témoin qui
dit son mot et qui surtout sait écouter. A ce titre, Mme d’Épinay, en ne
voulant écrire qu’un roman, s’est trouvée être le chroniqueur authentique des
moeurs de son siècle. Son livre se place entre celui de Duclos: les Confessions du Comte de ***, et le
livre de Laclos: les Liaisons dangereuses;
mais il est plus dans le milieu du siècle que l’un et que l’autre, et il nous
en offre un tableau plus naturel, plus complet, et qui en exprime mieux, si je
puis dire, la corruption moyenne. (…)
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Duclos |
La corruption de
tous les temps se ressemble fort, à la voir au fond, mais elle diffère de
forme, de ton et de costume. Au XVIIIe siècle, le type de cette corruption
féminine, décente d’apparence, vient s’offrir à nous dans Mlle d’Ette.
Toutes les scènes où elle figure
sont excellentes et prises sur nature; mais la première, dans laquelle elle
arrache le secret à la jeune femme et l’excite à aller plus avant, passe toutes
les autres. La situation précise est celle-ci. La jeune Émilie, nouvellement
relevée de couches, triste des infidélités de son mari, le méprisant déjà et en
ayant le droit, ayant vu l’aimable Francueil et s’y intéressant vaguement,
n’ose encore pourtant se déclarer, et ne voit son propre désir qu’à travers un
nuage. C’est alors que l’accorte et insidieuse conseillère paraît:
« Mlle d’Ette est venue passer la journée avec moi, écrit Émilie. Après
le dîner, je me suis mise sur ma chaise longue. Je me sentais de la pesanteur,
de l’ennui; je baillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa
présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir,
espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit
qu’augmenter; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire
que j’étais triste. Les larmes me venaient aux yeux, je ne pouvais plus y tenir.
»
Dans cet état de vague et de
langueur, la jeune femme s’excuse auprès de son amie: « Je crois que ce sont des vapeurs, je me sens bien mal à mon aise. »
« Ne vous gênez pas, me dit-elle. Vraiment oui, vous avez des vapeurs, et
ce n’est pas d’aujourd’hui; mais je n’ai eu garde de vous en rien dire, car
j’aurais redoublé votre mal. »
Et après une petite dissertation
sur les vapeurs et leur effet :
« Venons, dit-elle, à la cause des vôtres. Tenez, soyez de bonne foi et
ne me cachez rien, c’est l’ennui; ce n’est pas autre chose. »
Et comme la jeune femme voulait
entrer dans quelques explications:
« Oui, interrompit Mlle d’Ette, tout cela me confirme dans ce que je vous
lis; car c’est l’ennui du coeur que je soupçonne chez vous, et non celui de
l’esprit. — Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta: Oui, votre coeur est
isolé; il ne tient plus à rien; vous n’aimez plus votre mari, et vous ne
sauriez l’aimer. — Je voulus faire un mouvement de désaveu; mais elle continua
d’un ton qui m’imposa: Non, vous ne sauriez l’aimer, car vous ne l’estimez
plus. — Je me sentis soulagée de ce qu’elle avait dit le mot que je n’osais
prononcer. Je fondis en larmes. — Pleurez en liberté, me dit-elle en me serrant
entre ses bras; dites-moi tout ce qui se passe dans cette jolie tête. Je suis
votre amie, je le serai toute ma vie; ne me cachez rien de ce que vous avez
dans l’âme; que je sois assez heureuse pour vous consoler. Mais, avant tout,
que je sache ce que vous pensez et quelles sont vos idées sur votre situation.
— Hélas! lui dis-je, j’ignore moi-même ce que je pense. »
Et la jeune femme expose les
contradictions de son propre coeur; qu’il y a déjà longtemps qu’elle se croyait
détachée de son mari et parfaitement indifférente et pourtant qu’elle ne peut
penser à lui sans verser des larmes, et qu’elle redoute par moments son retour,
presque comme si elle le haïssait.
« Eh oui! me répondit Mlle d’Ette en riant, on ne hait qu’autant qu’on
aime. Votre haine n’est autre chose que l’amour humilié et révolté: vous ne
guérirez de cette funeste maladie qu’en aimant quelque autre objet plus digne
de vous. — Ah! jamais! jamais! lui criai-je en me retirant d’entre ses bras,
comme si je redoutais de voir se vérifier son opinion, je n’aimerai que M.
d’Épinay. — Vous en aimerez d’autres, dit-elle en me retenant, et vous ferez
bien; trouvez-en seulement d’assez aimables pour vous plaire, et... —
Premièrement, lui dis-je, voilà ce que je ne trouverai point. Je vous jure
sincèrement que, depuis que je suis dans le monde, je n’ai pas vu un homme
autre que mon mari qui me parut mériter d’être distingué. — Je le crois bien,
reprit-elle, vous n’avez jamais connu que de vieux radoteurs ou des fats: il n’est
pas bien étonnant qu’aucun n’ait pu vous plaire. Dans tout ce qui vient chez
vous, je ne connais pas un être capable de faire le bonheur d’une femme sensée.
C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais; un homme en état de
vous conseiller, de vous conduire, et qui prît assez de tendresse pour vous
pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. — Oui, lui répondis-je, cela
serait charmant; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que
vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être
votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant? —
Mais je ne dis pas cela non plus, reprit Mlle d’Ette; je prétends bien pour lui
qu’il sera votre amant.
« Mon premier mouvement fut d’être scandalisée, le
second fut d’être bien aise qu’une fille de bonne réputation, telle que Mlle
d’Ette, pût supposer qu’on pouvait avoir un amant sans crime; non que je me
sentisse aucune disposition à suivre ses conseils, au contraire, mais je
pouvais au moins ne plus paraître devant elle si affligée de l’indifférence de
mon mari.
» (à suivre)
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