mardi 16 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (1)

 Extrait des Causeries du Lundi, juin 1850

Il n’y a pas de livre qui nous peigne mieux le XVIIIe siècle, la société d’alors et les moeurs, que les Mémoires de Mme d’Épinay. 
Sainte-Beuve (1804-1869)
Quand ces Mémoires se publièrent pour la première fois en 1818, le scandale fut grand. On était si voisin encore des principaux acteurs; ils avaient disparu à peine, et leur descendance n’en était qu’à la première génération. Dans le monde et dans les familles on se montra sensible à un tel éclat comme on devait l’être; on rougit, on souffrit. Il y eut je ne sais quel fou qui, sous prétexte qu’il était à demi parent par alliance, se mit à faire feu en tous sens et adressa placet sur placet aux ministres du roi. La littérature, de son côté, ne resta pas indifférente. Les admirateurs aveugles de Jean-Jacques Rousseau prirent fait et cause pour lui contre les nouveaux témoins qui le chargeaient et le convainquaient de folie et peut-être de mensonge. Duclos lui-même eut ses défenseurs. Trente ans de distance ont suffi pour laisser tomber bien des bruits et pour apaiser bien des émotions. Les inconvénients attachés à une révélation si subite et si vive se sont évanouis; les légères erreurs ou les infidélités de pinceau, les inexactitudes de détail ont même perdu de leur importance. Ce qui reste, c’est l’ensemble des moeurs, c’est le fond du tableau, et rien ne paraît plus vrai ni plus vivant. Les Mémoires de Mme d’Épinay ne sont pas un ouvrage, ils sont une époque.
Mme d’Épinay n’avait pas songé précisément à donner des Mémoires; mais de bonne heure elle aima à écrire, à faire son journal, à retracer l’histoire de son âme. C’était la mode et la manie à cette date. Un journal qu’on fait de sa vie est encore une sorte de miroir. Jean-Jacques Rousseau usa fort de ce miroir-là, et le passa aux femmes de son temps. Chaque femme d’esprit et de sensibilité, à son exemple, tenait registre de ses impressions, de ses souvenirs, de ses rêves; elle écrivait en petit ses Confessions, fussent-elles les plus innocentes du monde. Et quand elle devenait mère, elle allaitait son enfant si elle pouvait; elle se mettait dans tous les cas à s’occuper de son éducation, à s’en occuper non pas seulement en détail et de la bonne manière, par les soins, les baisers et les sourires maternels, mais aussi en théorie; on raisonnait des méthodes, on en discourait à perte de vue. Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur laissent leurs amants.
Louise d'Epinay

Mme d’Épinay, qui a fait des traités d’éducation (et des traités couronnés par l’Académie), et qui a eu des amants, valait mieux que ces femmes dont je parle. Mais, n’étant qu’une personne très aimable, très spirituelle, et non supérieure, elle subit les influences de son moment. Dans les commencements de sa liaison avec Grimm, s’ennuyant de lui pendant une campagne qu’il faisait en Westphalie à la suite du maréchal d’Estrées (1757), excitée par les lectures qu’elle entendait, vers le même temps, des Lettres de la Nouvelle Héloïse, elle eut l’idée d’écrire, elle aussi, une sorte de roman qui fût l’histoire de sa propre vie, et où elle ne ferait que déguiser les noms. C’était une manière d’apprendre à ses amis bien des choses qu’elle n’était pas fâchée qu’ils connussent, sans qu’elle eût à les dire en face. Elle en envoya à Grimm deux gros cahiers. Grimm en fut charmé, et, bien qu’amoureux, il ne l’était pas assez pour que son sens critique en fût troublé: « En vérité, disait-il de cet ouvrage, il est charmant. J’étais bien las lorsqu’on me la remis; j’y ai jeté les yeux, je n’ai jamais pu le quitter; à deux heures du matin je lisais encore si vous continuez de même, vous ferez très sûrement un ouvrage unique. » Grimm avait raison, et l’ouvrage de Mme d’Épinay est réellement unique en son genre. « Mais n’y travaillez, ajoutait l’excellent critique, que lorsque vous en aurez vraiment le désir, et, sur toutes choses, oubliez toujours que vous faites un livre; il sera aisé d’y mettre les liaisons; c’est l’air de vérité qui ne se donne pas quand il n’y est pas du premier jet, et l’imagination la plus heureuse ne le remplace point. » Mme d’Épinay suivit assez bien les conseils de son ami. Elle ne court pas après l’imagination, qui n’est guère en effet son lot. On ne remarque aucune prétention, aucune emphase dans ses récits. En quelques endroits seulement, quand elle veut faire du sentiment pur, quand elle veut hausser le ton, elle donne un peu dans l’invocation et l’exclamation, ce qui n’est permis qu’à Jean-Jacques; mais partout ailleurs ce sont des lettres familières, des conversations vives, naturelles, dramatiques, reproduites d’un air parfait de vérité. Grimm dut être content.
Cependant le gros roman que lui avait laissé Mme d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire M. Brunet, qui sut distinguer sous le masque des personnages tout ce qu’il contenait de curieux et d’historique. On restitua avec certitude les principaux noms; on supprima des hors-d’oeuvre et des longueurs, et l’on en tira les trois volumes qui parurent en 1818, et dont le succès fut tel qu’il y eut trois éditions en moins de six mois.
Dans l’état actuel de l’ouvrage, la forme de roman est à peine sensible. Elle ne se marque guère qu’en un point: c’est un tuteur fictif, le tuteur de Mme d’Épinay, qui est censé raconter l’histoire de sa pupille, mais qui ne fait le plus souvent que lui céder la parole à elle-même, ainsi qu’aux autres personnages, dont il cite et insère au long les lettres, journaux ou conversations. Ce tuteur est la machine du roman, machine trop évidente et trop peu adroitement dissimulée pour compromettre la réalité de l’ensemble. Supprimez cette invention du tuteur, et tout le reste est vrai.
Mlle Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, qui, dans le roman, s’appelle du joli nom d’Émilie, fille d’un officier mort au service du roi, dut naître vers 1725. Âgée de vingt ans, le 23 décembre 1745, elle épousa son cousin, M. d’Épinay, l’aîné des fils de M. de La Live de Bellegarde, fermier-général. Son mari et elle se croyaient d’abord fort épris l’un de l’autre, mais l’illusion dura peu: elle seule l’aimait, et encore d’un premier amour de pensionnaire. Pour lui, ce n’était qu’un homme de plaisir, un dissipateur extravagant, outrageusement indélicat dans tout son procédé à l’égard de cette jeune femme, et qui se conduisit avec elle de telle sorte qu’il est impossible d’en rien rapporter ici, et qu’il faut renvoyer à ce qu’elle-même nous en raconte. On y verra à nu ce qu’était l’intérieur d’un riche mariage dans ce monde de condition et de haute finance au milieu du XVIIIe siècle.
Melchior Grimm
Mme d’Épinay était alors une jeune personne jolie, spirituelle, sensible et intéressante, comme on disait. La nature l’avait faite très timide, et elle fut longtemps avant de se dégager de l’influence et de l’esprit des autres, avant d’être elle-même. On pourrait faire trois portraits de Mme d’Épinay, l’un à vingt ans, l’autre à trente (et elle nous a fait ce portrait-là vers le moment où elle commença de connaître Grimm); et il y aurait un troisième portrait d’elle à faire après quelques années de cette connaissance, lorsque, grâce à lui, elle avait pris plus de confiance en elle, et qu’en étant une personne très agréable encore, elle devenait une femme de mérite, ce qu’elle fut tout à fait en avançant.
A vingt ans, elle est vive, mobile, confiante et un peu crédule, tendre, avec un front pur, décent, des cheveux bien plantés, une fraîcheur qui passa vite, et volontiers avec des larmes d’émotion dans ses beaux yeux.
A trente ans, elle nous dira:
« Je ne suis point jolie; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très bien faite. J’ai l’air jeune, sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité
« Je suis vraie sans être franche. (La remarque est de Rousseau, qui la lui avait faite à elle-même.) La timidité m’a souvent donné les apparences de la dissimulation et de la fausseté; mais j’ai toujours eu le courage d’avouer ma faiblesse pour détruire le soupçon d’un vice que je n’avais pas.
« J’ai de la finesse pour arriver à mon but et pour écarter les obstacles; mais je n’en ai aucune pour pénétrer les projets des autres.
« Je suis née tendre et sensible, constante et point coquette.
« J’aime la retraite, la vie simple et privée; cependant j’en ai presque toujours mené une contraire à mon goût...
« Une mauvaise santé, et des chagrins vifs et répétés, ont déterminé au sérieux mon caractère naturellement très gai.
« Il n’y a guère qu’un an que je commence à me bien connaître. »

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