Mme Gauthier, vous avez consacré
une grande partie de vos recherches à Robespierre succédant à des noms
prestigieux d’historiens tels Albert Mathiez ou Georges Lefebvre . La préemption au nom du gouvernement des
manuscrits de Robespierre (…) supposait la réunion sous quinzaine des fonds
nécessaires à leur acquisition. C'est chose faite. Cela doit être un
soulagement ?
Florence Gauthier : Bien sûr,
c’est une excellente nouvelle et pour deux raisons. Que ces documents
manuscrits restent à la disposition du public et puissent être consultés et
étudiés est une très bonne chose. Il existe en France plusieurs institutions
comme les Archives Nationales ou la Bibliothèque Nationale, dont la fonction
est de conserver ce type de documents, uniques et fragiles, et de les mettre à
la disposition du public. La seconde raison : ces documents de Robespierre se
trouvaient dans les papiers des héritiers de la famille Lebas. On espère
toujours qu’il en existe d’autres qui réapparaîtront !
Pour Robespierre, on dispose de
la quasi totalité des textes qu’il a publié ou qui ont été publiés, de son
vivant. Mais il reste les manuscrits, dont la correspondance, qui sont des
documents très précieux et dont on ne connaît encore qu’un petit nombre. Mais,
on vient de le voir, plus de deux siècles après, des textes, dont on ignorait
l’existence, reviennent soudain au jour, c’est formidable ! Et il faut
remercier et inviter les héritiers, qui en possèdent, à les rendre au public.
Je rappelle un autre exemple
comparable ! En 1951, dans le contexte de l’après-guerre, les héritiers de la
famille Carnot ont déposé des manuscrits en leur possession à la Bibliothèque
Nationale. Parmi eux, un manuscrit de Saint-Just du plus grand intérêt,
intitulé De la nature, de l’état civile (sic), de la cité ou les règles de
l’indépendance, du gouvernement et qui a été publié dès 1951 par Albert Soboul,
puis par Alain Liénart en 1976. Vous voyez, il y a de grands moments dans
l’histoire des archives !
Dans votre livre Triomphe et mort
du droit naturel en Révolution 1789-1795-1802, un très long passage est
consacré à Robespierre. Ce dernier, selon vous, avait compris la contradiction
entre le pouvoir économique et la liberté politique. Cette problématique
n’est-elle pas d’actualité ?
Cela vous a frappé ! Et je pense
que les situations, toutes proportions gardées, sont comparables. Dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, une offensive du système capitaliste, ou, si
vous préférez, du système de « l’économie de marché » se préparait. Cette
histoire est racontée, en ce qui concerne la Grande Bretagne, qui était alors
la puissance européenne en état de la diriger, par Karl Polanyi et Edward
Palmer Thompson. Il s’agissait d’une offensive pour imposer le système en
Angleterre même d’une part et, d’autre part, pour diriger les nouvelles
conquêtes impérialistes en direction de l’Afrique et de l’Asie, ce qui sera
réalisé tout au long du XIXe siècle.
Polanyi et Thompson racontent
comment s’est opérée l’offensive du système capitaliste en Angleterre afin de
contrôler le marché des subsistances au niveau de la production céréalière et
de leur commercialisation. L’offensive était en train de fabriquer ce que l’on
appelle aujourd’hui l’arme alimentaire, qui nécessite de détruire tout le
système de protection économique, social, juridique et mental précédent, afin
de lui substituer un pouvoir qui s’impose par un moyen de contrainte, ici, la
hausse des prix des denrées de première nécessité. Ce pouvoir économique est
animé de l’esprit de profit qu’un peu plus tard, Karl Marx, qui était sensible
à ce changement d’esprit, a exprimé par la métaphore d’un monde brutalement
plongé « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
À la fin du XVIIIe siècle, la
France subit la même offensive portée par une nouvelle école d’économistes, les
physiocrates puis les turgotins, qui, depuis les années 1760, tentèrent des
réformes pour « libérer » la production et le commerce des subsistances des
formes de contrôle qui protégeaient la population des désastres de la
spéculation. Ces offensives réformatrices se sont traduites par l’apparition de
« troubles de subsistances » d’une ampleur inouïe : l’objectif des économistes
était de hausser les prix des subsistances sans que les salaires suivent ! le
résultat fut de causer des « disettes factices » et de désespérer les salariés
les plus faibles, qui avaient faim, dépérissaient et mouraient d’inanition. On
comprend que des révoltes populaires aient suivi.
nomenclature des classes sociales imaginée par les physiocrates |
E.P. Thompson a montré en
Angleterre que ces révoltes populaires révélaient une conscience remarquable, qu’il
a appelée « l’économie morale de la foule », marquée par des mesures cohérentes
pour faire baisser les prix, en discutant avec les marchands et les autorités
locales. Il a encore attiré l’attention sur les capacités populaires à
concevoir des réponses d’ordre politique, économique et moral pour leur propre
vie et celle de la société tout entière.
En France, où la population
rurale représentait plus de 85%, les « émotions populaires » prirent une
ampleur considérable et conduisirent à une révolution pour répondre à cette
offensive des économistes, dans le but de l’interrompre et de construire une
autre perspective historique ! La convocation des États généraux en 1789 a
donné la parole au peuple : les cahiers de doléances et les élections des
députés ont préparé une révolution qui fut la réponse à cette offensive du
capitalisme.
la Grande Peur |
Dès le mois de juillet, les
paysans proposent un nouveau contrat social fondé sur une réforme agraire qui
prévoit le partage de la seigneurie, forme dominante de la propriété du sol à
l’époque : une partie de la seigneurie au seigneur, une autre à la paysannerie.
Mais les seigneurs refusèrent et provoquèrent cinq ans de guerre civile.
Cependant, ils échouèrent et la Convention montagnarde réalisa cette grande
réforme agraire en 1793-1794, qui supprima la féodalité en faveur des paysans
et démantela le processus de concentration de la propriété des terres dans les
mains des gros propriétaires comme des gros producteurs en France. Cette
réforme agraire constitua un frein sérieux, pour environ un siècle, à
l’offensive du capitalisme agraire. La France est restée un pays de paysannerie
jusqu’aux débuts du XXe siècle, et le peuple vécut là moins mal que dans les
pays où l’exode rural ruinait, affamait, désespérait, déshumanisait ses victimes,
comme on peut le voir à une échelle aujourd’hui, qui est devenue celle de la
planète…
Dans les villes comme dans les
campagnes, la spéculation sur le prix des denrées de première nécessité a
permis à la démocratie communale d’organiser un système alternatif avec une
Commission générale des denrées de première nécessité en liaison avec les
greniers communaux, chargés de contrôler la fourniture des marchés publics et
l’équilibre entre les prix des denrées, les bénéfices du commerce et les
salaires populaires.
Le peuple mit en avant, parmi les
droits de l’humanité, celui qui lui paraissait le principal : le droit à
l’existence et aux moyens de la conserver ! Vaste programme… Et il le concevait
en liaison directe avec ses pratiques démocratiques d’assemblée générale
communale où tous les habitants, hommes, femmes et même enfants, venaient
délibérer et prendre des décisions : ce fut la commune, héritée des anciennes
pratiques populaires, qui devint la cellule de base de cette démocratie des
droits de l’homme qui a pu vivre de 1789 à 1795.
Ce que « l’économie morale de la
foule » en Angleterre et « l’économie politique populaire » en France ont
révélé, ne saurait être confondu avec ce qu’une interprétation camoufle en «
révolution bourgeoise », sans commettre un bien étrange contresens doublé d’un
non sens !
Quels furent les grands combats
menés par Robespierre ?
Lui, comme d’autres, comme Marat,
Billaud-Varenne, Louise de Kéralio, Saint-Just, Mailhe, Claire Lacombe,
Dufourny, Grégoire, Théroigne de Méricourt, Coupé et tant d’autres… étaient des
Amis du peuple et des amis des droits de l’humanité tout entière. Ils l’ont
montré en luttant contre les multiples formes d’aristocratie, qu’elle soit
politique, économique, colonialiste, esclavagiste ou conquérante en Europe !
Robespierre a pris la défense du
peuple dès la convocation des États généraux, qui a suscité des résistances
farouches des privilégiés. En effet, Louis XVI avait fait appel au conseil
élargi du roi qu’étaient ces États généraux, organisés depuis le XIVe siècle et
convoqués en cas de crise politique grave. Ce fut le cas en 1789 ! et Louis XVI
avait convoqué le Tiers-état formé de toute la population roturière (environ 26
millions de personnes), de la noblesse (350.000 individus) et du clergé (120.000
individus). La forme de suffrage était relativement démocratique : une voix par
chef de famille (homme ou femme). Or, les privilégiés refusaient ce suffrage et
le roi dut les contraindre de se soumettre à ce suffrage.
La Convocation des États généraux
fut une première expérience pour faire reconnaître les pratiques démocratiques
et la souveraineté populaire. Robespierre y a participé à Arras et s’est
retrouvé au premier rang, lors de ces batailles. Élu député, il a défendu avec
énergie les droits du peuple. Par exemple, l’offensive menée par les tenants
d’une « aristocratie de la richesse », comme le fit Siéyès, consistait à
imposer un suffrage réservé aux riches et à supprimer les assemblées
électorales communales pour les éloigner en les plaçant au niveau cantonal
(déjà !). Robespierre a lutté toute sa vie pour maintenir les pratiques
populaires communales, qui concevaient la démocratie comme la participation de
chaque habitant aux délibérations et prises de décision : les femmes comprises.
Il a défendu les droits économiques en reprenant le droit à l’existence comme
le premier des droits imprescriptibles de l’humanité :
« La première loi sociale est
donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ;
toutes les autres sont subordonnées à celle-là : la propriété n’a été instituée
ou garantie que pour la cimenter. » (discours à la Convention, déc. 1792)
Robespierre |
Sa critique du droit de propriété
privée porte sur la nécessité de distinguer entre les produits de première
nécessité et ceux qui ne le sont pas. Il conçoit alors que le droit de
propriété ne peut être privé sur les premiers, mais a un caractère social et de
bien commun et doit demeurer sous le contrôle de la société :
« Les aliments nécessaires à
l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable
pour la conserver est une propriété commune à la société entière, il n’y a que
l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonnée à
l’industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux
dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et
un fratricide. » ( ibidem)
Robespierre a encore mis en
lumière l’existence de deux formes d’économie politique, l’une « tyrannique »,
qui est celle des systèmes féodal ou capitaliste et colonialiste, fondée sur un
droit illimité de propriété privée, qui met la vie des gens en danger, l’autre
qu’il a appelée une « économie politique populaire » . Cette dernière est
fondée sur un droit de propriété limité et contrôlé par les lois, de telle
sorte « qu’il ne puisse préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à
l’existence, ni à la propriété de nos semblables », et qu’accompagnent des
droits sociaux précis :
« La société est obligée de
pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail,
soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de
travailler. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont
une dette de celui qui possède le superflu : il appartient à la loi de
déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée » (24 avril 1793, projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen)), et non
abandonnée au hasard de la charité privée !
Je précise que « la propriété de
nos semblables » renvoie à la conception qu’avait Robespierre selon laquelle
tout droit est une propriété de chaque être humain, comme le droit à la vie, le
droit à son propre corps contre les différentes formes d’esclavage, la liberté,
l’exercice de ses facultés etc… sont des droits et des propriétés, qu’il
considère comme de droit naturel, par opposition au droit de propriété des
biens matériels qui n’est pas de droit naturel, mais dont l’exercice relève du
débat politique et de la loi.
Robespierre a ainsi lutté pour
fonder une république démocratique, dans laquelle la souveraineté populaire
n’était pas seulement écrite sur le papier de la Constitution, mais une
conscience et une pratique réelles. Avec Grégoire en particulier, il s’est
battu pour faire respecter la souveraineté des autres peuples, avec l’objectif
de construire une alliance de républiques démocratiques, dans le but d’empêcher
la France de continuer de mener une politique de puissance conquérante, mais
aussi de se protéger des offensives impérialistes éventuelles : c’est une
dimension de leur combat trop souvent négligée ! On retrouve les mêmes
préoccupations chez Thomas Paine, par exemple, sujet britannique, citoyen des
États-Unis d’Amérique au moment de leur guerre d’indépendance et député à la
Convention en France de 1792 à 1795. Ajoutons aussi chez Emmanuel Kant, qui a
théorisé son Projet de paix perpétuelle (1795) à la lumière du grand cycle
révolutionnaire qui s’est développé au tournant du XVIIIe siècle, et qui a eu
connaissance de la Révolution de Saint-Domingue/Haïti, première révolution
faite par des esclaves insurgés en Amérique.
Actuellement, Robespierre est vu
comme un tyran sanguinaire, père des totalitarismes. Que répondez-vous à ce
portrait largement répandu par certains médias et politiciens ? Comment
expliquer cette contradiction alors que pour Robespierre « Le peuple peut,
quand il lui plaît, changer son gouvernement, et révoquer ses mandataires » ?
C’est de bonne guerre pourrait-on
dire ! Robespierre est attaqué par des tenants du despotisme monarchique ou
aristocratique qui n’aiment décidément ni le peuple ni la démocratie et encore
moins les droits de l’humanité. Or, Robespierre a été un grand dirigeant de la
démocratie en acte, un des législateurs fondateurs d’une république des droits
de l’homme et du citoyen, qui construisait une souveraineté du peuple réelle
fondée sur le principe, que nous ne connaissons plus, de députés qui étaient
des commis du peuple, responsables devant les électeurs et qui pouvaient même
être destitués en cours de mandat, s’ils avaient perdu la confiance du peuple.
Nous ne connaissons plus cette pratique, qui appartient à une démocratie
respectueuse de la souveraineté populaire et dont la constitution sépare le
législatif, expression de la conscience sociale, de l’exécutif, chargé
d’exécuter strictement les lois et contrôlé lui-même par le législatif. Voici
ce qu’en disait Robespierre dans un discours à la Convention, le 10 mai 1793 :
« Je veux que les fonctionnaires
publics nommés par le peuple puissent être révoqués par lui, selon les formes
qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui
appartient de révoquer ses mandataires.
Il est naturel que le corps
chargé de faire les lois surveille ceux qui sont commis pour les faire exécuter
; les membres de l’agence exécutive seront donc tenus de rendre compte de leur
gestion au corps législatif. En cas de prévarication, il ne pourra pas les
punir, parce qu’il ne faut pas lui laisser ce moyen de s’emparer de la
puissance exécutive, mais il les accusera devant un tribunal populaire, dont
l’unique fonction sera de connaître les prévarications des fonctionnaires publics.
(…)
À l’expiration de leurs
fonctions, les membres de la législature et les agents de l’exécution, ou
ministres, pourront être déférés au jugement solennel de leurs commettants. Le
peuple prononcera seulement s’ils ont conservé ou perdu sa confiance. »
Si l’on compare avec notre
système actuel dans lequel la séparation des pouvoirs est inexistante, on
constate que la réalité du pouvoir se trouve concentrée dans la personne d’un
président élu au suffrage universel comme un monarque. Si son parti obtient la
majorité à la Chambre des députés, il n’y a plus de législatif séparé de
l’exécutif, mais un parti présidentiel qui pratique la confusion des pouvoirs :
l’exécutif ne peut guère être contrôlé par le législatif, dont ce devrait être
la fonction. Ajoutons à cela que le peuple, souverain sur le papier de la
Constitution, est de fait impuissant, puisqu’il ne dispose d’aucune institution
lui permettant de révoquer les élus en cours de mandat. Quant aux contrôles de
constitutionnalité, ils sont confiés à des comités et commissions dont les
membres sont nommés par le président lui-même… Il faut alors compter sur la
probité –la vertu ou l’amour des lois selon Montesquieu- mais force est de
constater que celle-ci n’est pas la chose du monde la mieux partagée par la
classe politique actuelle !
Enfin, pour reprendre cette
inquiétante affirmation formulée par François Furet, en 1979, selon laquelle la
Révolution française serait « la matrice des totalitarismes du XXe siècle »,
elle est à la fois inquiétante et fantaisiste. LES totalitarismes, au pluriel :
fascismes, nazisme, stalinisme ? cela fait beaucoup ! Et répondre à cette
énorme ignorance est difficile ici. J’ai déjà beaucoup écrit sur cette question
et je prie le lecteur de bien vouloir s’y reporter. Je renvoie aussi au livre
de Jean-Pierre FAYE, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Idées
Gallimard, 1982, qui a réfuté cette étrange assertion avec sérieux et finesse.
Jean-Pierre Faye a aussi attiré
l’attention sur le rapprochement surprenant entre droits de l’homme et terreur,
qui est une énigme et qui date de la Révolution française. Il explore encore la
question de la répression au nom de la liberté :
« Comment se peut-il que le temps
de la Terreur, répression s’il en fut, est en même temps, et
contradictoirement, fondation des libertés antirépressives d’occident ? »
(...)
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