La mort de son amant le cardinal Dubois, puis celle du Régent fin 1723, vont réduire la sphère d'influence que s'est patiemment construite Madame de Tencin.
Le fait divers qui va précipiter sa chute intervient en 1726. Je laisse le soin aux chroniqueurs de l'époque d'en rapporter les détails.
(les passages en gras sont de mon fait)
Mme de Tencin |
MARAIS (avocat au Parlement de Paris) AU PRÉSIDENT
BOUHIER (magistrat au Parlement de Bourgogne).
12 avril 1726.
Voici une belle affaire qui va encore vous dire ce que c’est
que l’homme. Un M. de Lafrenaye, conseiller au grand conseil, qui avait eu des
affaires d’amour et d’intérêt avec Mme Tencin, va chez elle samedi dernier ; ils eurent quelque discussion, il passe dans un
cabinet pour écrire une lettre, et là il se met sur un canapé et se donne un
bon coup de pistolet, avec quatre balles dans le coeur, dont il meurt
sur-le-champ. Le canapé en frémit, non
hos servatum munus in usus, la dame en gémit. On avertit le premier parent
et le procureur général du grand conseil, qui le font enterrer la nuit en
secret, et le lendemain chacun coule l’histoire à sa manière, et il y en a
cent. Le grand conseil met un scellé sur les effets; le Châtelet contre-scelle;
conflit de juridiction (a priori, les cas criminels relevaient de la juridiction du Châtelet ; mais la Fresnaye faisant partie du Grand Conseil, il pouvait être jugé par ses pairs) ; mais en voici bien d’une autre. Le mort avait déposé
avant de mourir son testament à M. de Sacy, avocat au conseil, avec un autre
papier cacheté, et la suscription du testament porte qu’il sera ouvert en
présence de ses créanciers. On les assemble. On croyait aller trouver un
arrangement pour ses affaires, savez-vous ce qu’on trouve ? Un mémoire affreux
contre Mme Tencin, où il dit que c’est un monstre qu’on doit chasser de l’État,
que si jamais il meurt ce sera elle qui le tuera, parce qu’elle l’en a souvent
menacé, qu’elle doit encore tuer un autre homme, qu’il nomme, qu’il l’a vue
coucher avec M. de Fontenelle et avec un M. d’Argental, son neveu; qu’elle est
capable de toutes sortes de mauvaises actions, qu’il en avertit M. le Duc (le Duc de Bourbon, qui était alors le 1er des ministres),
qu’il ne lui doit rien, quoiqu’elle ait un billet de 50,000 fr. de lui (Mme de Tencin et son frère, archevêque d'Embrun, lui avaient confié la tâche de placer cette somme) et le
reste. Sur cela et sur d’autres indices, Mme de Tencin a été décrétée, prise de
corps, arrêtée et menée au Châtelet à onze heures du soir, avant-hier; le corps
du défunt exhumé de l’église Saint-Roch et porté au Châtelet où il doit lui
être confronté, et on fait actuellement le procès au cadavre.
Le
second paquet n’est point encore ouvert; s’il ressemble au premier, ce sera un
beau codicille.
Combien
de réflexions ne peut-on pas faire sur tout ceci et quel démon d’homme qui va
se tuer chez cette femme pour faire croire qu’elle l’a tué, et qui la déshonore
dans un écrit qu’il sait bien qu’il sera public. Le pauvre Fontenelle
n’avait-il pas bien affaire d’être mêlé là-dedans, il en a
de toutes les façons, et que dites-vous du neveu qui couche avec la tante. (Charles-Augustin
de Ferriol, comte d’Argental, fils de la soeur aînée de Mme de Tencin)
M.
l’archevêque d’Embrun, sacré de la main du Pape, donnera l’absolution
nécessaire. On dit qu’il est fort en peine, car il a peut-être aussi son paquet
dans le second paquet; je me hâte de vous écrire cette belle aventure qui est
l’entretien de tout Paris. Ce M. de Lafresnaye a été avocat au conseil,
banquier en cour de Rome, puis conseiller au grand conseil. Mme de Grosley
était avec Mme de Tencin, et un grand vicaire d’Embrun, que l’on dit qui est un
mauvais prêtre, et il y a des gens qui prétendent qu’il a été tué d’un pistolet
dont il voulait tuer la dame. Tout cela s’éclaircira.
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
14 avril 1726.
Voici ce que l’on sait de plus de ce qui est arrivé dans l’affaire
de Mme Tencin. Le vendredi, 5, à six heures du soir, M. de Lafresnaye alla chez
M. de Sacy (avocat au Grand Conseil, comme précisé plus haut), et lui déposa son testament et
un autre paquet non souscrit; il pria M. de Sacy de déposer son testament à
un notaire, aussitôt après sa mort. Le même jour, il alla chez Mme Tencin, lui
demanda mainlevée d’une opposition qu’elle avait faite au titre de sa charge et montra un pistolet pour se tuer, et
s’en retourna chez lui; on le renvoya chercher pour le détourner de ses idées
noires, il ne voulut point revenir, et le lendemain (donc le 6 avril)il revint à onze heures du
matin; il y avait bien du monde chez Mme Tencin (notamment sa soeur, Mme de Grolée, les abbés Veyret et Gaillande), parla comme un désespéré et
montra encore le pistolet, puis il demanda à écrire une lettre comme je vous
l’ai dit. L’abbé Michel le suivit dans le cabinet et le laissa, puis il se tua.
(Marais omet de préciser que M. de Tencin, l'archevêque qui habitait dans le même quartier, a immédiatement accouru sur place)
Le grand conseil appelé (par l'archevêque) fit information comme d’un homme mort subitement (les commissaires du Grand Conseil concluent effectivement au suicide),
il fut enterré avec force chaux vive à Saint-Roch. M. de Sacy fut bien surpris
d’apprendre qu’il fallait sitôt faire l’usage du dépôt de la veille, il déposa
le testament à un notaire qui le porta à M. le lieutenant civil, et de là il
passa au greffe criminel, parce que le Châtelet informait de sa part. M. de
Sacy fut entendu dans l’information du grand conseil, et il lui remit le paquet
séparé, après avoir dit ce qu’il avait fait du testament, et voilà pourquoi ce
paquet est au grand conseil. Je vous ai dit ce que contenait le testament, je
ne sais rien de l’autre paquet, sinon que l’on dit que ce sont lettres de la
dame où elle lui parle d’actions mauvaises et même de tuer quelqu’un, mais ce
n’est qu’un bruit.
Le corps a été exhumé, mais il n’a pu être transporté; on a cependant pu
voir la place du coup, sur quoi il y a bien des raisonnements pour savoir s’il
s’est tué ou si on l’a tué, à peu près même dans cette affaire où je
travaillai, il y a un an, pour cette femme accusée d’avoir tué son mari, et qui
fut veuve, et innocente en même temps.
Le Châtelet a décrété la dame de prise de corps; elle a été prise le 10 au
soir et menée au grand Châtelet (les magistrats du Châtelet avaient donc repris l'enquête expédiée par les membres du Grand Conseil); interrogée le lendemain pendant deux heures,
elle avait une grosse fièvre, elle a donné une requête pour être élargie sous
telle garde qu’on voudrait, attendu son mal; on lui refuse et ordonne qu’elle
sera visitée par les médecins du Châtelet. Cependant elle faisait une batterie
du côté de la cour, et le soir à minuit, le 11, on l’enleva en vertu d’une
lettre de cachet, et elle fut mise à la Bastille où elle est. J’appris hier que
le conflit a été jugé et l’affaire remise au Châtelet. ( En date du 11 avril, voici ce qu'écrit Maurepas au Lieutenant criminel :
Le Roi qui a été informé que Mme Tencin qui a été arrêtée en vertu du décret que vous avez décerné contre elle, est actuellement d’une santé si altérée qu’elle pourrait difficilement soutenir l’air des prisons du Châtelet, a ordonné qu’elle en fût transférée à la Bastille, mais l’intention de S. M. n’étant pas que cette translation arrête le cours de vos procédures, j’écris par son ordre au gouverneur de la Bastille, de vous la faire voir autant que l’instruction du procès que vous avez commencée le réquerrera.
En somme, s'il fait conduite Madame de Tencin à la Bastille, il autorise néanmoins le Châtelet à poursuivre son enquête)
Les discours de Paris sont
infinis, mais voilà un homme pis qu’un diable, c’est à lui qu’on vola, il y a
quelques années, une grande quantité d’actions chez un agent de change; depuis
ce temps-là il n’a pas été bien tranquille, il accusa un certain chevalier
d’industrie, à qui il fallut encore donner des dommages et intérêts, il est
fils d’un Lafresnaye, subdélégué de l’intendant d’Alençon; il avait six pieds
et plus de haut et pouvait servir les dames.
LE PRÉSIDENT BOUHIER A MARAIS.
Dijon, 15 avril 1726.
Rien n’est plus extraordinaire que ce que vous me marquez
de la mort de M. de Lafresnaye. Paris est le théâtre des singularités de toute
espèce, et l’on ne voit rien de pareil dans nos provinces ; il est fâcheux pour
Mme de Tencin qu’elle se trouve mêlée en cette tragique aventure, mais je crois
que tout son crime est de s’être trouvée en liaison avec un fou, car il s’est
déclaré tel par son beau testament, c’est tout ce que l’on peut en conclure de
cette pièce sur laquelle je ne crois pas la dame plus coupable de sa mort que
de galanterie corporelle avec Fontenelle. Pour ce qui est du neveu, c’est une
autre affaire, et il n’y aurait rien de si surprenant dans un siècle comme
celui-ci; j’ai grande impatience de savoir ce que contiendra le second paquet
cacheté du défunt, et je m’étonne qu’on ne l’ait pas ouvert tout de suite.
MAUREPAS (en charge de la Maison du Roi) A M. DE LAUNAY (gouverneur de la Bastille).
16 avril 1726.
Mme
de Tencin n’étant à la Bastille que pour le procès qui se fait au Châtelet,
vous pouvez la laisser parler à M. l’archevêque d’Embrun (son frère) et suivre d’ailleurs
tout ce que M. le procureur du Roi, au Châtelet, vous marquera à son égard.
Vous aurez cependant à continuer de me donner de ses nouvelles et à m’informer
de tout ce qui se passera par rapport à elle.
LE PRÉSIDENT BOUHIER A M. MARAIS.
Dijon, 19 avril 1726.
Ce
que vous me marquez de l’affaire de Mme de Tencin donne furieusement à penser,
si elle est innocente, elle est bien à plaindre, mais toujours est-elle
coupable d’avoir quitté son couvent sans raison ni prétexte. Je sais que madame
sa mère, qui était une très honnête femme, en est morte de douleur. Je sais que
Mme de Feriol, sa soeur, qui a beaucoup de mérite et que je connais fort, ne
l’a vue qu’avec chagrin prendre le parti qu’elle a pris. J’ai ouï dire aussi
qu’elle n’était pas encore bien relevée de ses voeux; que serait-ce si à toutes
les horreurs dont sa vie est pleine il fallait ajouter encore celles dont
Lafresnaye l’a accusée, et si elle était forcée de dire: « Je me vois tout
ensemble inceste et parricide. » Mais il faut attendre l’événement, il n’y a
guère d’apparence qu’elle ait fait mourir le défunt, dont toutes les actions me
paraissent d’un fou et d’un désespéré, mais il me paraît que le grand conseil a
fait un pas de clerc par la procédure qu’il a suivie, car il ne pouvait prendre
connaissance du fait qu’en supposant que le défunt s’était tué lui-même, il
fallait donc dresser des procès-verbaux de l’état du cadavre, le faire visiter,
etc., entendre des témoins, afin que le fait fut constaté, mais de le faire
inhumer sans cela et sans les autres procédures qui se font contre la mémoire
d’un mort; c’est marquer seulement que l’on a voulu assoupir une affaire.
MAUREPAS A M. DE LAUNAY.
27 avril 1726.
Vous
pouvez permettre à Mme de Tencin de voir M. Dauguy, M. de Fontenelle, M. de la
Motte, M. Falconnet, M. l’abbé Desmichels et M. l’abbé d’Hugues, etc.
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
15 mai 1726
Mme
de Tencin est fort malade à la Bastille. La mort mettra peut-être ordre à cette
affaire et elle fera bien. On continue toujours l’instruction. Elle aimait tant
les modernes qu’on assure que Lamotte (le poète Houdar de la Motte soutenait que les
modernes étaient supérieurs aux anciens.)
couchait avec elle et qu’un valet de chambre surprit le bonhomme qui n’ayant pas la légèreté d’un ancien, se trouva fort embarrassé dans sa retraite.
GAZETIN DE LA POLICE.
GAZETIN DE LA POLICE.
8 juin 1726.
Le 3, le conseil du Roi jugea la compétence de l’affaire de
M. de la Fresnaye, et la renvoya au grand conseil pour juger le fond sur
l’instruction faite par le Châtelet. Mme de Tencin se trouve par les
informations parfaitement innocente tant du meurtre que des affaires d’intérêt
dont elle paraissait chargée par le testament du défunt. (Avec l'aide de ses amis Jésuites, le frère de Mme de Tencin avait enfin obtenu que le Grand Conseil prenne en charge l'instruction...)
MAUREPAS A M. DE LAUNAY.
16 juin 1726.
Je
vous adresse la lettre du Roi qui vous fera connaître que l’intention de S. M.
est que vous fassiez mettre en liberté Mme de Tencin, lorsque son procès sera
jugé. Vous permettrez aussi à M. le juge et au commissaire du grand conseil
chargés de l’instruction de ce procès, de voir la dame pour achever ce qui
reste de procédures à faire, dont vous me donnerez avis.
MAUREPAS A TENCIN, ARCHEVÊQUE D’EMBRUN.
16
juin 1726.
J’adresse
à M. de Launay l’ordre pour la liberté de madame votre soeur, lorsque son
procès sera jugé, et je lui écris en même temps de permettre aux officiers du
grand conseil qui sont chargés d’en achever l’instruction, de la voir à cet
effet (en somme, l'issue du procès ne faisait plus guère de doute...)
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
12 juillet 1726.
Mme de Tencin est jugée, la mémoire du défunt est condamnée,
son nom rayé des registres du grand conseil, ses biens confisqués, son prétendu
testament brûlé et la dame avec d’autres accusés de sa famille, déchargée de
l’accusation, permis de publier et afficher l’arrêt; et il est au coin de
toutes les rues. (voir arrêt ci-dessous)