jeudi 23 mars 2017

Louise d'Epinay : Mon portrait

 
MON PORTRAIT (en mars 1756)






Je vais me montrer telle que je suis. Je commencerai par le côté qui plaira le plus à mon sexe : j'ai trente ans. Je ne suis point jolie ; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très bien faite. J'ai l’air jeune, sans fraîcheur; noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité. Je suis vraie sans être franche. La timidité m'a souvent donné les apparences de la dissimulation et de la fausseté; mais j'ai toujours eu le courage d'avouer ma faiblesse pour détruire le soupçon d'un vice que je n'avais pas. J'ai de la finesse pour arriver à mon but et pour écarter les obstacles ; mais je n'en ai aucune pour pénétrer les projets des autres. Je suis née tendre et sensible, confiante et point coquette. J'aime la retraite, la vie simple et privée ; cependant j'en ai presque toujours mené une contraire à mon goût, ma timidité ayant souvent fait de mes amis des tyrans, et mon caractère léger et confiant m'ayant empêchée longtemps de m'en apercevoir. Je suis très ignorante. Toute mon éducation s'est bornée à cultiver des talents agréables et à me rendre habile dans l’art de faire des sophismes. Il faut que j'aie l’âme bien honnête et un assez grand fonds d'esprit pour n'être pas un fort mauvais sujet et pour ne pas paraître une assez sotte enfant. Une mauvaise santé et des chagrins vifs et répétés ont déterminé au sérieux mon caractère, naturellement très gai. A tout prendre, je m'aimerais assez comme je suis, si je n'avais été souvent malheureuse par ma faute. Je croyais toutes les âmes honnêtes ; je me livrais à la confiance, à l'amitié, et je ne concevais pas qu'on pût abuser de ma bonne foi. Quand je ne pouvais plus me le dissimuler, j'en étais affligée pour l’humanité, médiocrement pour moi, et le chagrin en durait peu : ce qui tient cependant plus à mon caractère qu'à mon âme. La facilité avec laquelle on m'a vue former des liaisons et les rompre m'a fait passer pour inconstante et capricieuse : on a attribué à la légèreté et à l'inconséquence une conduite souvent forcée, dictée par une prudence tardive et quelquefois par l'honneur. Je suis beaucoup plus affectée du bien que du mal. Ceux qui m'ont donné le plus sujet de les haïr ne m'occupent point. Leur présence me gêne, mais je ne leur veux point de mal. Je suis facile à vivre. Je ne suis point exigeante. La tranquillité suffit presque à mon bonheur. Je suis heureuse de tout le mal qu’on ne me fait pas. J'aime mes amis pour eux et mes enfants pour moi. La boussole de mes sentiments à l’égard des derniers est jusqu'à présent la satisfaction qu'ils me donnent. Je ne médis jamais de personne, pas même pour ma défense; mais je n'ai pas toujours eu le courage de faire taire les médisants. Tous mes amis ont eu droit à mon secret, mais j'ai toujours été impénétrable sur celui des autres, moins par discrétion naturelle que par respect pour le dépôt confié. Il n'y a guère qu'un an que je commence à me bien connaître. Le peu de suite que j’ai dans le caractère a retardé l'utilité que je me promettais de mes découvertes. Les premiers pas cependant étaient les plus difficiles; je les dois à l’amour-propre. Il était le principe de ma timidité; il sert aujourd'hui à me garantir de ses inconvénients en se révoltant contre elle. Il m'a délivré de la tyrannie, et sans me faire concevoir la folle espérance d'être parfaitement sage, il me fait prétendre à devenir un jour une femme d'un grand mérite.


(publié à Genève, en 1759)

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