C'est Benoît Mély ( "JJ Rousseau, un intellectuel en rupture") qui le premier a su mettre des mots sur mes intuitions. Selon lui, la rupture de Rousseau avec les philosophes est avant tout liée à des raisons d'ordre social. Une fois encore, observons les faits et notamment l'évolution sociale de ces hommes sur une vingtaine d'années ( entre 1750 et 1770). Au moment de leur rencontre, Diderot, Rousseau, d'Alembert, Grimm et les autres font partie de ces intellectuels nouveaux, issus d'un milieu pauvre, et animés d'une volonté farouche de s'imposer dans le monde des idées. Les déclarations d'intentions le prouvent, ils clament haut et fort leur volonté de réformer les institutions, et leur anticléricalisme va de pair avec une passion commune pour les sciences. Ils raillent alors ouvertement la cohorte d'intellectuels (souvent des religieux ) soumis au pouvoir royal par le biais des pensions, charges et autres sinécures, sur un modèle proche de celui du XVIIème siècle. Ces hommes-là dépendant des institutions royales, comment pourraient-ils acquérir une indépendance de pensée. Voilà ce qui unit les futurs Encyclopédistes, et qui leur permet bien des audaces puisqu'ils n'ont de comptes à rendre à personne.
Faisons maintenant un bond dans le temps, et voyons la situation de ces mêmes écrivains quelques années plus tard : à la veille de sa mort, Voltaire touche des revenus annuels d'environ 200 000 livres ; les auteurs qui acceptent d'écrire dans les périodiques contrôlés par l'état ( le Mercure ou la Gazette de France) touchent entre 10 et 30000 livres par an ; si Diderot a résisté plus longtemps à ces sirènes, il accepte pourtant la fortune que lui offre Catherine de Russie en 1766 ; dans ses dernières années, il est à la tête d'un capital d'environ 450 000 livres...
Voyons Rousseau : au début de sa carrière, alors qu'il est secrétaire de Madame Dupin, il touche 1200 livres par an. En 1752, il refuse la pension offerte par Louis XV pour le Devin du Village. Cette décision lui vaut d'ailleurs un coup de sang de son ami Diderot, qui ne comprend déjà plus une telle attitude... Pire encore, Rousseau choisit de vivre alors de son métier de copiste de musique (à 6 sous la page !) et il renonce ostensiblement (trop ?) à toute tentation de parasitisme. Il ne s'en tient pas là, puisqu'il entreprend alors de dénoncer dans ses écrits l'embourgeoisement de ses amis, prétendant qu' "ils se font un jeu de tromper les hommes sans autre loi que leur intérêt, sans autre dieu que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à louer l'iniquité qui les paie... J'ai compris qu'ils n'osent ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent, et que payés par le fort pour prêcher le faible, ils ne savent parler au dernier que de ses devoirs, et à l'autre que de ses droits... Pourquoi serais-je complice de ces gens-là ?"
Comment ses anciens amis auraient-ils pu lui pardonner de tels propos, eux qui continuaient de s'imaginer en censeurs du pouvoir, ou même en réformateurs des institutions ? En vérité, ils n'avaient-ils pas intérêt à ce que ce système perdure ?
Osons un parallèle pour finir : l'attitude de Rousseau à l'époque, ce serait celle d'un journaliste actuel qui reprocherait à l'ensemble de la presse d'opinion d'être tacitement aux ordres du pouvoir. Parallèle qui vaut ce qu'il vaut, évidemment...
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