Et la scène continue sur ce ton,
Mme d’Épinay se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on
lui en parle, et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire parler
et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher, à
rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se
propose. La grande maxime de Mlle d’Ette, qui est aussi celle de tout le XVIIIe
siècle, la voici: « Ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou
un mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait, qui peut flétrir sa réputation.
L’essentiel est dans le choix. » Et quant aux propos du monde, qu’importe? « On
en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en parlera-t-on point, et puis
l’on n’y pensera plus, si ce n’est pour dire: Elle a raison. »
Le choix de Mme d’Épinay était
fait dès lors plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle d’Ette, car un sentiment instinctif
de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher quelque chose à
cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces tendresses
naissantes et timides.
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Dupin de Francueil |
La suite du roman est variée
d’incidents dont je ne puis indiquer que quelques-uns. Francueil d’abord se
montre sous un jour flatteur: cet amour entre Mme d’Épinay et lui est bien
l’amour à la française, tel qu’il peut exister dans une société polie,
raffinée, un amour sans violent orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la
Phèdre et à la Lespinasse, mais avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de
la bonne grâce, de la finesse et de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts
et de la musique dans cet amour. On joue éperdument la comédie, et cette
comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à s’isoler, à se retrouver sans cesse:
« Ils sont là une troupe d’amoureux, écrit Mlle d’Ette à son chevalier. En
vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite femme
sont ivres comme le premier jour. »
Mais l’ivresse a son terme.
Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange; il court les soupers, il
s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni attentif auprès de son amie:
les mauvaises moeurs du temps l’ont gagné. C’est alors que Duclos essaie de le
supplanter et de faire invasion en sa place. Il avait du mépris pour Francueil
qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et qu’il n’appelait que le hanneton:
« Vous n’êtes pas heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute.
Pourquoi vous attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton? On vous a dupée; la
d’Ette est une coquine, je vous l’ai toujours dit. » Plus âgé de vingt ans au
moins que Mme d’Épinay, Duclos, caustique, mordant, poussant la franchise
jusqu’à la brutalité, et se servant de sa brutalité avec finesse,
s’accommoderait très volontiers de cette jeune femme enjouée, spirituelle et
vive; il passerait volontiers chez elle toutes ses soirées, et croirait lui
faire honneur de la dominer et de la former. Il expose tout ce plan dans les
Mémoires de Mme d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et
pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas
inventée: une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles
physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet.
Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une bonne réputation,
de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant son franc-parler,
droit et adroit. Il ne laissera plus désormais que l’idée d’un ami dangereux,
d’un despote mordant, cynique et traîtreusement brusque. On aura beau faire et
dire, le faux bonhomme en lui est démasqué, il ne s’en relèvera pas.
Au reste, s’il y perd comme
caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les conversations où il est représenté
par Mme d’Épinay sont des plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées
d’un sel des plus piquants et colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve
au même degré dans aucun de ses écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus
honnêtes où il figure, est celle où on le voit un jour aller au Collège de
compagnie avec Mme d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au
précepteur du jeune d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est
dit à un endroit: « Ce pauvre homme est plus bête que jamais.» Tandis que
Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à
partie le précepteur et le met à la question de la manière la plus plaisante,
et je dirais la plus sensée si elle n’était humiliante et par trop rude. Car
n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et à travers toutes les
diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et dans lesquelles la
personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la préoccupation,
j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y tient une
grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie ne cesse
d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile.
Il y eut un moment critique dans
la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible
assaut. Ce fut à la mort de Mme de Jully, sa belle-soeur, charmante femme, qui,
sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans
toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce.
Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant,
de confier à Mme d’Épinay une clef; cette clef était celle d’un secrétaire qui
renfermait des lettres à détruire: ce que Mme d’Épinay, au fait de tout,
comprit et exécuta à l’instant. Mais un papier important, qui se rapportait aux
affaires d’intérêt de son mari et de M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé
d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir brûlé avec les autres papiers dont on
avait retrouvé les traces dans le foyer, et des bruits odieux, autorisés par la
famille même, circulèrent.
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M. de Jully, le frère de M. d'Epinay |
Ces bruits acquirent une telle consistance dans la
société, qu’un jour, à un souper chez le comte de Friesen, Grimm, qui ne
connaissait Mme d’Épinay que depuis assez peu de temps, dut prendre hautement
sa défense, et provoqua une affaire dans laquelle il fut légèrement blessé.
C’était commencer en preux chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance,
le nomma de ce titre et l’accepta pour tel.
Il était temps: aux prises avec
cette odieuse Mlle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus
extravagant que jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres
dissipations et extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte partie,
et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la
dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller; mais un excellent ecclésiastique
qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut
pas de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son coeur. Ce fut à Grimm
que revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son
honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.
On ne parle jamais de Grimm sans
en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité pourquoi. Comme écrivain, c’est un
des critiques les plus distingués, les plus fermes à la fois et les plus fins
qu’ait produits la littérature française. Byron, qui ne prodigue pas ses éloges
et qui se plaisait à la lecture de Grimm, a dit dans son Journal: « Grimm est
un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa Correspondance forme
les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la
politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et
beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand
homme dans son genre. » Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en
lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la
littérature de l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son
temps est dans Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay.
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Grimm et Diderot |
On a
appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises: on devrait
appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère
et comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives
qu’aimables; mais gardons-nous de le juger d’après Rousseau. Celui-ci ne lui
pardonna jamais d’avoir été d’abord pénétré par lui, d’un coup d’oeil juste,
dans son incurable vanité. Grimm, tel qu’il ressort pour moi du témoignage de
ses amis (les seuls qui soient en droit de l’apprécier, disait Mme d’Épinay,
car il n’est lui qu’avec eux), Grimm est un homme judicieux, droit, sûr, ferme,
formé de bonne heure au monde, estimant peu les hommes en général, les jugeant,
n’ayant rien des fausses vues et des illusions philanthropiques du temps. « Peu
d’hommes, disait le grand Frédéric, connaissent les hommes aussi bien que
Grimm, et on en trouverait moins encore qui possèdent au même degré que lui le
talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre
jamais ni la franchise ni l’indépendance de leur caractère. » Sa contenance au
dehors était froide, polie, et pouvait sembler de la roideur ou de la morgue à
ceux qui ne le connaissaient pas; mais dans la familiarité il était, dit-on, la
gaieté même, franc jusqu’à l’abandon, et certainement fidèle et dévoué jusqu’à
la fin pour ceux qu’il avait une fois choisis. Laissez un peu Rousseau à part:
auquel donc de ses amis Grimm a-t-il jamais manqué? Il aima Mme d’Épinay et lui
fut tout d’abord utile comme un guide. Elle eut le bon esprit aussitôt de
l’apprécier par ce mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait.
Dès les premiers temps de leur intimité elle écrit: « Nous avons causé jusqu’à
minuit. Je suis pénétrée d’estime et de tendresse pour lui. Quelle justesse
dans ses idées ! quelle impartialité dans ses conseils ! » Voilà le critique
qui se retrouve avec tous ses avantages jusque dans l’amant. Il lui fut
souverainement bon et secourable; il lui donna le premier la confiance en
elle-même, le sentiment de ce qu’elle valait, il l’émancipa: « Oh! que vous
êtes heureusement née ! lui écrivait-il. De grâce, ne manquez pas votre
vocation: il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable
créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher
l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à
vous-même. » Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse
encore, redoublée et animée de tendresse ! « Bon Dieu! écrit-il à Diderot, que
cette femme est à plaindre! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était
aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante; elle est
paisible et aime le repos par-dessus tout; mais sa situation exige sans cesse
une conduite forcée et hors de son caractère: rien n’use et ne détruit autant
une machine naturellement frêle. » Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm,
que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et de
finesse acquit par lui toute sa trempe; il démêla en elle et mit en valeur le
trait qui la distinguait particulièrement, « une droiture de sens fine et
profonde. » Mme d’Épinay, si compromise par les incidents de sa vie première,
si calomniée par ses anciens amis, était en voie de devenir meilleure dans le
temps même où on la noircissait le plus; et elle put répondre un jour, d’une
manière aussi spirituelle que touchante, à un homme venu de Paris qui l’allait
voir à Genève, et qui s’étonnait un peu gauchement devant elle de la trouver si
différente de l’idée qu’on lui en avait voulu donner: « Sachez, Monsieur, que
je vaux moins que ma réputation de Genève, mais mieux que ma réputation de
Paris. »
Grimm avait trente-trois ans
quand il la connut, et, durant vingt-sept années que dura leur liaison, son
attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour. Toutefois, à partir
d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris par la littérature,
par les travaux et par les devoirs que lui imposaient des obligations
honorables, et par l’ambition naturelle à l’âge mûr; cet homme judicieux
sentait qu’il fallait se donner de nouveaux motifs de vivre à mesure qu’on
perdait de la jeunesse. Il conseilla quelque chose de semblable à son amie.
Quand il était obligé de quitter Paris, c’était elle qui tenait la plume à sa
place, et qui, sous la direction de Diderot, continuait sa Correspondance
littéraire avec les souverains du Nord. Elle fit des livres, ce qui ne
l’empêchait pas de faire des noeuds, de la tapisserie et des chansons. «
Continuez vos ouvrages, lui écrivait l’abbé Galiani; c’est une preuve
d’attachement à la vie que de composer des livres. »
|
l'abbé Galiani |
Avec un corps détruit et
une santé en ruine, elle eut l’art de vivre ainsi jusqu’à la fin, de disputer
pied à pied les restes de sa pénible existence, et d’en tirer parti pour ce qui
l’entourait, avec affection et avec grâce. Elle mourut le 17 avril 1783, à
l’âge de 58 ans. Nous la trouvons peinte durant les quatorze dernières années
de sa vie, elle et toute sa société, dans sa Correspondance avec l’abbé
Galiani; cela vaudrait la peine d’un examen à part. Aujourd’hui je n’ai voulu
qu’insister sur des Mémoires curieux et presque naïfs d’une époque raffinée,
sur un monument singulier des moeurs d’un siècle, et aussi rappeler l’attention
sur une femme dont on peut dire, à sa louange, que, dans tous ses défauts comme
dans ses qualités,, elle fut et resta toujours vraiment femme, ce qui devient rare.