lundi 29 avril 2013

Marion Sigaut : Damiens, une affaire de moeurs ?

Marion Sigaut : Damiens, une affaire de moeurs ? - Vidéo Dailymotion


Dans cette très séduisante conférence, la polémiste Marion Sigaut avance une thèse alléchante : Damiens ne serait pas ce déséquilibré décrit par nos historiens, mais un brave domestique dont la fille aurait été enlevée en 1750 par un "réseau pédophile" (sic) pourvoyant le roi en "fillettes". L'homme aurait donc agi pour se venger, et d'un commun accord, Parlementaires et pouvoir royal auraient menti sur les véritables raisons de son acte...
La polémiste assène au passage plusieurs coups de griffe, adoptant le même parti-pris que lors de son intervention sur le supposé "antihumanisme" des Lumières.
Le supplice de Damiens, une légende ?
On retrouve d'ailleurs les allusions plus ou moins appuyées aux responsabilités des francs-maçons (déjà aux manettes du pouvoir dans les années 1750 !!!), aux angéliques Jésuites, aux diaboliques parlementaires jansénistes, sans oublier le feu nourri sur le menteur Voltaire, cible favorite de la polémiste. Seul ce pauvre La Condamine est épargné, alors que Marion Sigaut l'avait précédemment qualifié de pervers pour avoir demandé à s'approcher du supplicié Damiens (le pauvre, lui qui a été le seul philosophe à prendre la défense du régicide !!! (1)). On ne s'étonnera pas enfin, d'entendre Mme Sigaut ironiser sur Mme Badinter qui ose parler du "corps sacré" du roi dans ses Passions Intellectuelles.
Quant à la thèse en question, aux preuves apportées, je vous laisse immédiatement en juger !
 
(1) Extrait d'une lettre de La Condamine à Maupertuis (10 février 1757) : "J'ai vu exécuter Damiens de fort près ; j'ai voulu voir et j'ai entendu dire tout le contraire de ce que j'ai vu, et on me le disait tandis que je voyais le contraire. Je le voyais abattu, consterné, souffrant, embrassant le crucifix, baisant le curé de Saint-Paul, contrit et humilié... Je crois que sans moi qui ai dit hautement ce que j'avais vu de la fin de Damiens, je crois qu'on aurait imprimé qu'il avait craché au nez du confesseur et bravé les juges et les bourreaux en leur disant qu'il n'avouait rien..."

samedi 27 avril 2013

Royal Affair




 
 Puisque j'ai enfin eu l'occasion de le découvrir (et de l'apprécier...)



"Royal Affair" : un Danemark XVIIIe siècle politique et romanesque en diable
  
De Nikolaj Arcel (Danemark) : Mads Mikkelsen, Alicia Vikander, Mikkel Boe Folsgaard - 2h16 - Sortie : 21 novembre 2012
Synopsis : Danemark 1770. La passion secrète que voue la reine Caroline Mathilde au médecin du roi, l’influent Struensee, va changer à jamais le destin de la nation toute entière. Royal Affair relate une page capitale de l’histoire danoise, oubliée des manuels français. La relation amoureuse et intellectuelle entre Caroline Mathilde et Struensee, fortement influencée par les philosophes des Lumières, Rousseau et Voltaire en tête, conduira au renversement de l’ordre social établi, et annoncera les révolutions qui embraseront l’Europe vingt ans plus tard.
 
Une Histoire romanesque
Film historique, « Royal Affair » retrace une intrigue survenue dans la cour du Danemark au XVIIIe siècle qui aura des répercutions majeures sur le pays, toujours visibles. Une histoire où s’entremêlent passion et politique. Anglaise, Caroline Mathilde est mariée au roi du Danemark Christian VII, atteint de bouffées délirantes, dont profitent des conseillers conservateurs et corrompus. Quand arrive le médecin Johann Friedrich Struensee, aux idées libérales et humanistes issues des Lumières, les conséquences sur le royaume vont être considérables, tout comme son amour adultérin pour la reine.
La première partie de la vie de la reine Mathilde n’est pas sans rappeler celle de Marie-Antoinette. Déracinée, mariée à un roi qui la délaisse, réduite à être la génitrice d’une royale descendance, ses frasques adultérines instrumentalisées vont, comme pour la reine de France, précipiter son destin. Nikolaj Arcel, qui signe « Royal Affair » est également l’auteur du script, récompensé du Prix du meilleur scénario au dernier Festival de Berlin. Son sujet, inconnu sous nos latitudes, est un fait historique reconnu pour être à l’origine du Danemark moderne, en appliquant les idées des Lumières, avant même la France. Cela ne s’est pas fait sans mal.

 
La voie royale
Nikolaj Arcel ne pouvait pas ne pas respecter les faits, connus de tous au Danemark. Romanesques en soit, il suffisait de les dramatiser quelque peu pour les transmettre à l’écran. Au-delà de la qualité d’écriture, il est servi par un trio de comédiens remarquables : Madds Mikkelsen en Struensee, Mikkel Boe Folsgaard, en Christian VII – Prix d’interprétation à Berlin -, et Alicia Vikander en reine Mathilde que l’on verra bientôt dans «Anna Karina » de Joe Wright.
Le cinéaste a fait le choix d’une facture classique, sans grands effets de mise en scène, son sujet se suffisant à lui-même. Grand bien soit-il. Il n’en reconstitue pas moins le XVIIIe siècle danois avec minutie et une beauté époustouflante, qui renvoient au modèle du genre, ni plus ni moins, « Barry Lyndon » de Stanley Kubrick. Historique, romanesque, esthétique sans être esthétisant, idéologique et passionnant de bout en bout : royal.


mardi 23 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (3)


 
Et la scène continue sur ce ton, Mme d’Épinay se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on lui en parle, et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire parler et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher, à rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se propose. La grande maxime de Mlle d’Ette, qui est aussi celle de tout le XVIIIe siècle, la voici: « Ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou un mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait, qui peut flétrir sa réputation. L’essentiel est dans le choix. » Et quant aux propos du monde, qu’importe? « On en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en parlera-t-on point, et puis l’on n’y pensera plus, si ce n’est pour dire: Elle a raison. »
Le choix de Mme d’Épinay était fait dès lors plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle d’Ette, car un sentiment instinctif de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher quelque chose à cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces tendresses naissantes et timides.
Dupin de Francueil

La suite du roman est variée d’incidents dont je ne puis indiquer que quelques-uns. Francueil d’abord se montre sous un jour flatteur: cet amour entre Mme d’Épinay et lui est bien l’amour à la française, tel qu’il peut exister dans une société polie, raffinée, un amour sans violent orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la Phèdre et à la Lespinasse, mais avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de la bonne grâce, de la finesse et de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts et de la musique dans cet amour. On joue éperdument la comédie, et cette comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à s’isoler, à se retrouver sans cesse: « Ils sont là une troupe d’amoureux, écrit Mlle d’Ette à son chevalier. En vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite femme sont ivres comme le premier jour. »
Mais l’ivresse a son terme. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange; il court les soupers, il s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni attentif auprès de son amie: les mauvaises moeurs du temps l’ont gagné. C’est alors que Duclos essaie de le supplanter et de faire invasion en sa place. Il avait du mépris pour Francueil qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et qu’il n’appelait que le hanneton: « Vous n’êtes pas heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute. Pourquoi vous attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton? On vous a dupée; la d’Ette est une coquine, je vous l’ai toujours dit. » Plus âgé de vingt ans au moins que Mme d’Épinay, Duclos, caustique, mordant, poussant la franchise jusqu’à la brutalité, et se servant de sa brutalité avec finesse, s’accommoderait très volontiers de cette jeune femme enjouée, spirituelle et vive; il passerait volontiers chez elle toutes ses soirées, et croirait lui faire honneur de la dominer et de la former. Il expose tout ce plan dans les Mémoires de Mme d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas inventée: une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet. Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une bonne réputation, de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant son franc-parler, droit et adroit. Il ne laissera plus désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et traîtreusement brusque. On aura beau faire et dire, le faux bonhomme en lui est démasqué, il ne s’en relèvera pas.
Au reste, s’il y perd comme caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les conversations où il est représenté par Mme d’Épinay sont des plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées d’un sel des plus piquants et colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve au même degré dans aucun de ses écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus honnêtes où il figure, est celle où on le voit un jour aller au Collège de compagnie avec Mme d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au précepteur du jeune d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est dit à un endroit: « Ce pauvre homme est plus bête que jamais.» Tandis que Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à partie le précepteur et le met à la question de la manière la plus plaisante, et je dirais la plus sensée si elle n’était humiliante et par trop rude. Car n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile.
Il y eut un moment critique dans la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible assaut. Ce fut à la mort de Mme de Jully, sa belle-soeur, charmante femme, qui, sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce. Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant, de confier à Mme d’Épinay une clef; cette clef était celle d’un secrétaire qui renfermait des lettres à détruire: ce que Mme d’Épinay, au fait de tout, comprit et exécuta à l’instant. Mais un papier important, qui se rapportait aux affaires d’intérêt de son mari et de M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir brûlé avec les autres papiers dont on avait retrouvé les traces dans le foyer, et des bruits odieux, autorisés par la famille même, circulèrent.
M. de Jully, le frère de M. d'Epinay
 Ces bruits acquirent une telle consistance dans la société, qu’un jour, à un souper chez le comte de Friesen, Grimm, qui ne connaissait Mme d’Épinay que depuis assez peu de temps, dut prendre hautement sa défense, et provoqua une affaire dans laquelle il fut légèrement blessé. C’était commencer en preux chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance, le nomma de ce titre et l’accepta pour tel.
Il était temps: aux prises avec cette odieuse Mlle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus extravagant que jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres dissipations et extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte partie, et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller; mais un excellent ecclésiastique qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son coeur. Ce fut à Grimm que revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.
On ne parle jamais de Grimm sans en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité pourquoi. Comme écrivain, c’est un des critiques les plus distingués, les plus fermes à la fois et les plus fins qu’ait produits la littérature française. Byron, qui ne prodigue pas ses éloges et qui se plaisait à la lecture de Grimm, a dit dans son Journal: « Grimm est un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa Correspondance forme les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand homme dans son genre. » Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son temps est dans Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay. 
Grimm et Diderot

On a appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises: on devrait appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère et comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives qu’aimables; mais gardons-nous de le juger d’après Rousseau. Celui-ci ne lui pardonna jamais d’avoir été d’abord pénétré par lui, d’un coup d’oeil juste, dans son incurable vanité. Grimm, tel qu’il ressort pour moi du témoignage de ses amis (les seuls qui soient en droit de l’apprécier, disait Mme d’Épinay, car il n’est lui qu’avec eux), Grimm est un homme judicieux, droit, sûr, ferme, formé de bonne heure au monde, estimant peu les hommes en général, les jugeant, n’ayant rien des fausses vues et des illusions philanthropiques du temps. « Peu d’hommes, disait le grand Frédéric, connaissent les hommes aussi bien que Grimm, et on en trouverait moins encore qui possèdent au même degré que lui le talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre jamais ni la franchise ni l’indépendance de leur caractère. » Sa contenance au dehors était froide, polie, et pouvait sembler de la roideur ou de la morgue à ceux qui ne le connaissaient pas; mais dans la familiarité il était, dit-on, la gaieté même, franc jusqu’à l’abandon, et certainement fidèle et dévoué jusqu’à la fin pour ceux qu’il avait une fois choisis. Laissez un peu Rousseau à part: auquel donc de ses amis Grimm a-t-il jamais manqué? Il aima Mme d’Épinay et lui fut tout d’abord utile comme un guide. Elle eut le bon esprit aussitôt de l’apprécier par ce mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait. Dès les premiers temps de leur intimité elle écrit: « Nous avons causé jusqu’à minuit. Je suis pénétrée d’estime et de tendresse pour lui. Quelle justesse dans ses idées ! quelle impartialité dans ses conseils ! » Voilà le critique qui se retrouve avec tous ses avantages jusque dans l’amant. Il lui fut souverainement bon et secourable; il lui donna le premier la confiance en elle-même, le sentiment de ce qu’elle valait, il l’émancipa: « Oh! que vous êtes heureusement née ! lui écrivait-il. De grâce, ne manquez pas votre vocation: il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même. » Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse encore, redoublée et animée de tendresse ! « Bon Dieu! écrit-il à Diderot, que cette femme est à plaindre! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante; elle est paisible et aime le repos par-dessus tout; mais sa situation exige sans cesse une conduite forcée et hors de son caractère: rien n’use et ne détruit autant une machine naturellement frêle. » Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm, que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et de finesse acquit par lui toute sa trempe; il démêla en elle et mit en valeur le trait qui la distinguait particulièrement, « une droiture de sens fine et profonde. » Mme d’Épinay, si compromise par les incidents de sa vie première, si calomniée par ses anciens amis, était en voie de devenir meilleure dans le temps même où on la noircissait le plus; et elle put répondre un jour, d’une manière aussi spirituelle que touchante, à un homme venu de Paris qui l’allait voir à Genève, et qui s’étonnait un peu gauchement devant elle de la trouver si différente de l’idée qu’on lui en avait voulu donner: « Sachez, Monsieur, que je vaux moins que ma réputation de Genève, mais mieux que ma réputation de Paris. »
Grimm avait trente-trois ans quand il la connut, et, durant vingt-sept années que dura leur liaison, son attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour. Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris par la littérature, par les travaux et par les devoirs que lui imposaient des obligations honorables, et par l’ambition naturelle à l’âge mûr; cet homme judicieux sentait qu’il fallait se donner de nouveaux motifs de vivre à mesure qu’on perdait de la jeunesse. Il conseilla quelque chose de semblable à son amie. Quand il était obligé de quitter Paris, c’était elle qui tenait la plume à sa place, et qui, sous la direction de Diderot, continuait sa Correspondance littéraire avec les souverains du Nord. Elle fit des livres, ce qui ne l’empêchait pas de faire des noeuds, de la tapisserie et des chansons. « Continuez vos ouvrages, lui écrivait l’abbé Galiani; c’est une preuve d’attachement à la vie que de composer des livres. »
l'abbé Galiani
 Avec un corps détruit et une santé en ruine, elle eut l’art de vivre ainsi jusqu’à la fin, de disputer pied à pied les restes de sa pénible existence, et d’en tirer parti pour ce qui l’entourait, avec affection et avec grâce. Elle mourut le 17 avril 1783, à l’âge de 58 ans. Nous la trouvons peinte durant les quatorze dernières années de sa vie, elle et toute sa société, dans sa Correspondance avec l’abbé Galiani; cela vaudrait la peine d’un examen à part. Aujourd’hui je n’ai voulu qu’insister sur des Mémoires curieux et presque naïfs d’une époque raffinée, sur un monument singulier des moeurs d’un siècle, et aussi rappeler l’attention sur une femme dont on peut dire, à sa louange, que, dans tous ses défauts comme dans ses qualités,, elle fut et resta toujours vraiment femme, ce qui devient rare.

mercredi 17 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (2)


 Extrait des Causeries du Lundi, juin 1850

Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec peu de justice, même en ce qui concerne la beauté; il a insisté sur de certains agréments, essentiels selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay; il a parlé d’elle, enfin, comme un amoureux qui n’aurait pas été écouté. Diderot est plus juste, et il nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il était à la Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait:
« On peint Mme d’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à Mlle Voland; elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front. Quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban; les unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. »
Diderot

Et revenant quelques jours après sur le même portrait, il dit encore dans un tour charmant:
« Le portrait de Mme d’Épinay est achevé; elle est représentée la poitrine à demi nue; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front; la bouche entrouverte; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté. »
J’ai cru devoir opposer ce portrait de Diderot, bon juge, à certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à Mme d’Épinay quelques-unes de ces grâces et de ces mollesses voluptueuses.
La voilà donc à trente ans passés, un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes, était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans; il lui faisait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle faisait sa lettre :
« Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit; il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je pense. »
Voltaire disait d’elle encore au docteur Tronchin:
« Votre malade est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris... Qu’y faire? Ah ! ma philosophe! c’est un aigle dans une cage de gaze... Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la regardant, je vous aurais dit tout cela en vers. »
Toute part faite à la galanterie et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son enveloppe transparente.
J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et leur roman. Le roman de Mme d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à celui de bien des femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle s’aperçut à des signes trop certains qu’il était peu aimable et même méprisable. Elle venait d’être mère; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait pourtant avec bien de la vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se faire une loi de ses devoirs; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les yeux des larmes vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de Francueil, homme jeune, aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré comme il le fallait, le type d’un premier amant d’alors. Elle fut touchée, elle s’en défendit, elle y revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas.
Louise d'Epinay

Parmi ces bonnes âmes qu’elle a auprès d’elle il en est une qui est bien la plus fine guêpe, la plus perfide et la plus rouée confidente qui se puisse voir: c’est une Mlle d’Ette, fille de plus de trente ans, « belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que l’esprit d’un démon. » Mais quel démon! Diderot, qui peint à la Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de rose. » Je fais grâce du reste de la peinture de Diderot. Cette Mlle d’Ette, qui était la maîtresse du chevalier de Valory, est présentée chez Mme d’Épinay, s’initie dans sa confidence, lui donne des conseils hardis, positifs, intéressés. Cette fine et rusée matrone s’est aperçue de l’amour de Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend; elle veut le pénétrer, l’aider, s’y entremettre se rendre utile, nécessaire, et le tout à son profit. Elle prétend s’impatroniser dans cette riche maison, avoir la clef de tous les secrets, et en tirer double parti au besoin. Ce caractère de Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu; c’est par la peinture des caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre unique. L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou moins à tous les amoureux; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais souvent plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. Ce côté des Mémoires de Mme d’Épinay est vrai, sans être autrement original. Leur originalité propre consiste dans l’expression naïve et nue des autres caractères; dans le caractère de Mlle d’Ette, cette peste domestique; dans celui de Duclos, son digne pendant, tel qu’il se révèle ici; dans les confidences de Mme de Jully, confessant crûment à sa belle-soeur son amour pour le chanteur Jelyotte, et lui demandant service pour service. Cette originalité éclate encore dans les scènes des deux dîners citez Mlle Quinault, dans les inimaginables orgies de conversation qui s’y passent entre beaux-esprits, et auxquelles Mme d’Épinay assiste en témoin qui dit son mot et qui surtout sait écouter. A ce titre, Mme d’Épinay, en ne voulant écrire qu’un roman, s’est trouvée être le chroniqueur authentique des moeurs de son siècle. Son livre se place entre celui de Duclos: les Confessions du Comte de ***, et le livre de Laclos: les Liaisons dangereuses; mais il est plus dans le milieu du siècle que l’un et que l’autre, et il nous en offre un tableau plus naturel, plus complet, et qui en exprime mieux, si je puis dire, la corruption moyenne. (…)
Duclos
  La corruption de tous les temps se ressemble fort, à la voir au fond, mais elle diffère de forme, de ton et de costume. Au XVIIIe siècle, le type de cette corruption féminine, décente d’apparence, vient s’offrir à nous dans Mlle d’Ette.
Toutes les scènes où elle figure sont excellentes et prises sur nature; mais la première, dans laquelle elle arrache le secret à la jeune femme et l’excite à aller plus avant, passe toutes les autres. La situation précise est celle-ci. La jeune Émilie, nouvellement relevée de couches, triste des infidélités de son mari, le méprisant déjà et en ayant le droit, ayant vu l’aimable Francueil et s’y intéressant vaguement, n’ose encore pourtant se déclarer, et ne voit son propre désir qu’à travers un nuage. C’est alors que l’accorte et insidieuse conseillère paraît:
« Mlle d’Ette est venue passer la journée avec moi, écrit Émilie. Après le dîner, je me suis mise sur ma chaise longue. Je me sentais de la pesanteur, de l’ennui; je baillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir, espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit qu’augmenter; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire que j’étais triste. Les larmes me venaient aux yeux, je ne pouvais plus y tenir. »
Dans cet état de vague et de langueur, la jeune femme s’excuse auprès de son amie: « Je crois que ce sont des vapeurs, je me sens bien mal à mon aise. »
« Ne vous gênez pas, me dit-elle. Vraiment oui, vous avez des vapeurs, et ce n’est pas d’aujourd’hui; mais je n’ai eu garde de vous en rien dire, car j’aurais redoublé votre mal. »
Et après une petite dissertation sur les vapeurs et leur effet :
« Venons, dit-elle, à la cause des vôtres. Tenez, soyez de bonne foi et ne me cachez rien, c’est l’ennui; ce n’est pas autre chose. »
Et comme la jeune femme voulait entrer dans quelques explications:
« Oui, interrompit Mlle d’Ette, tout cela me confirme dans ce que je vous lis; car c’est l’ennui du coeur que je soupçonne chez vous, et non celui de l’esprit. — Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta: Oui, votre coeur est isolé; il ne tient plus à rien; vous n’aimez plus votre mari, et vous ne sauriez l’aimer. — Je voulus faire un mouvement de désaveu; mais elle continua d’un ton qui m’imposa: Non, vous ne sauriez l’aimer, car vous ne l’estimez plus. — Je me sentis soulagée de ce qu’elle avait dit le mot que je n’osais prononcer. Je fondis en larmes. — Pleurez en liberté, me dit-elle en me serrant entre ses bras; dites-moi tout ce qui se passe dans cette jolie tête. Je suis votre amie, je le serai toute ma vie; ne me cachez rien de ce que vous avez dans l’âme; que je sois assez heureuse pour vous consoler. Mais, avant tout, que je sache ce que vous pensez et quelles sont vos idées sur votre situation. — Hélas! lui dis-je, j’ignore moi-même ce que je pense. »
Et la jeune femme expose les contradictions de son propre coeur; qu’il y a déjà longtemps qu’elle se croyait détachée de son mari et parfaitement indifférente et pourtant qu’elle ne peut penser à lui sans verser des larmes, et qu’elle redoute par moments son retour, presque comme si elle le haïssait.
« Eh oui! me répondit Mlle d’Ette en riant, on ne hait qu’autant qu’on aime. Votre haine n’est autre chose que l’amour humilié et révolté: vous ne guérirez de cette funeste maladie qu’en aimant quelque autre objet plus digne de vous. — Ah! jamais! jamais! lui criai-je en me retirant d’entre ses bras, comme si je redoutais de voir se vérifier son opinion, je n’aimerai que M. d’Épinay. — Vous en aimerez d’autres, dit-elle en me retenant, et vous ferez bien; trouvez-en seulement d’assez aimables pour vous plaire, et... — Premièrement, lui dis-je, voilà ce que je ne trouverai point. Je vous jure sincèrement que, depuis que je suis dans le monde, je n’ai pas vu un homme autre que mon mari qui me parut mériter d’être distingué. — Je le crois bien, reprit-elle, vous n’avez jamais connu que de vieux radoteurs ou des fats: il n’est pas bien étonnant qu’aucun n’ait pu vous plaire. Dans tout ce qui vient chez vous, je ne connais pas un être capable de faire le bonheur d’une femme sensée. C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais; un homme en état de vous conseiller, de vous conduire, et qui prît assez de tendresse pour vous pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. — Oui, lui répondis-je, cela serait charmant; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant? — Mais je ne dis pas cela non plus, reprit Mlle d’Ette; je prétends bien pour lui qu’il sera votre amant.
« Mon premier mouvement fut d’être scandalisée, le second fut d’être bien aise qu’une fille de bonne réputation, telle que Mlle d’Ette, pût supposer qu’on pouvait avoir un amant sans crime; non que je me sentisse aucune disposition à suivre ses conseils, au contraire, mais je pouvais au moins ne plus paraître devant elle si affligée de l’indifférence de mon mari. » (à suivre)

mardi 16 avril 2013

Sainte-Beuve et Louise d'Epinay (1)

 Extrait des Causeries du Lundi, juin 1850

Il n’y a pas de livre qui nous peigne mieux le XVIIIe siècle, la société d’alors et les moeurs, que les Mémoires de Mme d’Épinay. 
Sainte-Beuve (1804-1869)
Quand ces Mémoires se publièrent pour la première fois en 1818, le scandale fut grand. On était si voisin encore des principaux acteurs; ils avaient disparu à peine, et leur descendance n’en était qu’à la première génération. Dans le monde et dans les familles on se montra sensible à un tel éclat comme on devait l’être; on rougit, on souffrit. Il y eut je ne sais quel fou qui, sous prétexte qu’il était à demi parent par alliance, se mit à faire feu en tous sens et adressa placet sur placet aux ministres du roi. La littérature, de son côté, ne resta pas indifférente. Les admirateurs aveugles de Jean-Jacques Rousseau prirent fait et cause pour lui contre les nouveaux témoins qui le chargeaient et le convainquaient de folie et peut-être de mensonge. Duclos lui-même eut ses défenseurs. Trente ans de distance ont suffi pour laisser tomber bien des bruits et pour apaiser bien des émotions. Les inconvénients attachés à une révélation si subite et si vive se sont évanouis; les légères erreurs ou les infidélités de pinceau, les inexactitudes de détail ont même perdu de leur importance. Ce qui reste, c’est l’ensemble des moeurs, c’est le fond du tableau, et rien ne paraît plus vrai ni plus vivant. Les Mémoires de Mme d’Épinay ne sont pas un ouvrage, ils sont une époque.
Mme d’Épinay n’avait pas songé précisément à donner des Mémoires; mais de bonne heure elle aima à écrire, à faire son journal, à retracer l’histoire de son âme. C’était la mode et la manie à cette date. Un journal qu’on fait de sa vie est encore une sorte de miroir. Jean-Jacques Rousseau usa fort de ce miroir-là, et le passa aux femmes de son temps. Chaque femme d’esprit et de sensibilité, à son exemple, tenait registre de ses impressions, de ses souvenirs, de ses rêves; elle écrivait en petit ses Confessions, fussent-elles les plus innocentes du monde. Et quand elle devenait mère, elle allaitait son enfant si elle pouvait; elle se mettait dans tous les cas à s’occuper de son éducation, à s’en occuper non pas seulement en détail et de la bonne manière, par les soins, les baisers et les sourires maternels, mais aussi en théorie; on raisonnait des méthodes, on en discourait à perte de vue. Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur laissent leurs amants.
Louise d'Epinay

Mme d’Épinay, qui a fait des traités d’éducation (et des traités couronnés par l’Académie), et qui a eu des amants, valait mieux que ces femmes dont je parle. Mais, n’étant qu’une personne très aimable, très spirituelle, et non supérieure, elle subit les influences de son moment. Dans les commencements de sa liaison avec Grimm, s’ennuyant de lui pendant une campagne qu’il faisait en Westphalie à la suite du maréchal d’Estrées (1757), excitée par les lectures qu’elle entendait, vers le même temps, des Lettres de la Nouvelle Héloïse, elle eut l’idée d’écrire, elle aussi, une sorte de roman qui fût l’histoire de sa propre vie, et où elle ne ferait que déguiser les noms. C’était une manière d’apprendre à ses amis bien des choses qu’elle n’était pas fâchée qu’ils connussent, sans qu’elle eût à les dire en face. Elle en envoya à Grimm deux gros cahiers. Grimm en fut charmé, et, bien qu’amoureux, il ne l’était pas assez pour que son sens critique en fût troublé: « En vérité, disait-il de cet ouvrage, il est charmant. J’étais bien las lorsqu’on me la remis; j’y ai jeté les yeux, je n’ai jamais pu le quitter; à deux heures du matin je lisais encore si vous continuez de même, vous ferez très sûrement un ouvrage unique. » Grimm avait raison, et l’ouvrage de Mme d’Épinay est réellement unique en son genre. « Mais n’y travaillez, ajoutait l’excellent critique, que lorsque vous en aurez vraiment le désir, et, sur toutes choses, oubliez toujours que vous faites un livre; il sera aisé d’y mettre les liaisons; c’est l’air de vérité qui ne se donne pas quand il n’y est pas du premier jet, et l’imagination la plus heureuse ne le remplace point. » Mme d’Épinay suivit assez bien les conseils de son ami. Elle ne court pas après l’imagination, qui n’est guère en effet son lot. On ne remarque aucune prétention, aucune emphase dans ses récits. En quelques endroits seulement, quand elle veut faire du sentiment pur, quand elle veut hausser le ton, elle donne un peu dans l’invocation et l’exclamation, ce qui n’est permis qu’à Jean-Jacques; mais partout ailleurs ce sont des lettres familières, des conversations vives, naturelles, dramatiques, reproduites d’un air parfait de vérité. Grimm dut être content.
Cependant le gros roman que lui avait laissé Mme d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire M. Brunet, qui sut distinguer sous le masque des personnages tout ce qu’il contenait de curieux et d’historique. On restitua avec certitude les principaux noms; on supprima des hors-d’oeuvre et des longueurs, et l’on en tira les trois volumes qui parurent en 1818, et dont le succès fut tel qu’il y eut trois éditions en moins de six mois.
Dans l’état actuel de l’ouvrage, la forme de roman est à peine sensible. Elle ne se marque guère qu’en un point: c’est un tuteur fictif, le tuteur de Mme d’Épinay, qui est censé raconter l’histoire de sa pupille, mais qui ne fait le plus souvent que lui céder la parole à elle-même, ainsi qu’aux autres personnages, dont il cite et insère au long les lettres, journaux ou conversations. Ce tuteur est la machine du roman, machine trop évidente et trop peu adroitement dissimulée pour compromettre la réalité de l’ensemble. Supprimez cette invention du tuteur, et tout le reste est vrai.
Mlle Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, qui, dans le roman, s’appelle du joli nom d’Émilie, fille d’un officier mort au service du roi, dut naître vers 1725. Âgée de vingt ans, le 23 décembre 1745, elle épousa son cousin, M. d’Épinay, l’aîné des fils de M. de La Live de Bellegarde, fermier-général. Son mari et elle se croyaient d’abord fort épris l’un de l’autre, mais l’illusion dura peu: elle seule l’aimait, et encore d’un premier amour de pensionnaire. Pour lui, ce n’était qu’un homme de plaisir, un dissipateur extravagant, outrageusement indélicat dans tout son procédé à l’égard de cette jeune femme, et qui se conduisit avec elle de telle sorte qu’il est impossible d’en rien rapporter ici, et qu’il faut renvoyer à ce qu’elle-même nous en raconte. On y verra à nu ce qu’était l’intérieur d’un riche mariage dans ce monde de condition et de haute finance au milieu du XVIIIe siècle.
Melchior Grimm
Mme d’Épinay était alors une jeune personne jolie, spirituelle, sensible et intéressante, comme on disait. La nature l’avait faite très timide, et elle fut longtemps avant de se dégager de l’influence et de l’esprit des autres, avant d’être elle-même. On pourrait faire trois portraits de Mme d’Épinay, l’un à vingt ans, l’autre à trente (et elle nous a fait ce portrait-là vers le moment où elle commença de connaître Grimm); et il y aurait un troisième portrait d’elle à faire après quelques années de cette connaissance, lorsque, grâce à lui, elle avait pris plus de confiance en elle, et qu’en étant une personne très agréable encore, elle devenait une femme de mérite, ce qu’elle fut tout à fait en avançant.
A vingt ans, elle est vive, mobile, confiante et un peu crédule, tendre, avec un front pur, décent, des cheveux bien plantés, une fraîcheur qui passa vite, et volontiers avec des larmes d’émotion dans ses beaux yeux.
A trente ans, elle nous dira:
« Je ne suis point jolie; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très bien faite. J’ai l’air jeune, sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité
« Je suis vraie sans être franche. (La remarque est de Rousseau, qui la lui avait faite à elle-même.) La timidité m’a souvent donné les apparences de la dissimulation et de la fausseté; mais j’ai toujours eu le courage d’avouer ma faiblesse pour détruire le soupçon d’un vice que je n’avais pas.
« J’ai de la finesse pour arriver à mon but et pour écarter les obstacles; mais je n’en ai aucune pour pénétrer les projets des autres.
« Je suis née tendre et sensible, constante et point coquette.
« J’aime la retraite, la vie simple et privée; cependant j’en ai presque toujours mené une contraire à mon goût...
« Une mauvaise santé, et des chagrins vifs et répétés, ont déterminé au sérieux mon caractère naturellement très gai.
« Il n’y a guère qu’un an que je commence à me bien connaître. »