vendredi 24 mai 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (3)

Après avoir jeté un coup-d'œil sur les événements de sa vie, passons à sa constitution physique.
Bernardin de St Pierre

Dans la plupart de ses voyages, il aimait à aller à pied ; mais cet exercice n'avait jamais pu l'accoutumer à marcher sur le pavé. Il avait les pieds très-sensibles : Je ne crains pas la mort, disait-il, mais je crains la douleur. Cependant, il était très- vigoureux ; à plus de soixante ans, il allait après midi aux prés Saint-Gervais, ou bien il faisait le tour du bois de Boulogne, sans qu'à la fin de cette promenade il parût fatigué. Il avait eu des fluxions aux dents, qui lui en avaient fait perdre une partie ; il faisait passer la douleur en mettant de l'eau très froide dans sa bouche. Il avait observé que la chaleur des aliments occasionne les maux de dents, et que les animaux qui boivent et mangent froid, les ont fort saines. J'ai vérifié la bonté de son remède et de son observation; car les peuples du nord, entre autres les Hollandais, ont presque tous les dents gâtées par l'usage du thé, qu'ils boivent très-chaud, et les paysans de mon pays les ont très blanches. Dans sa jeunesse il eut des palpitations si fortes, qu'on entendait les battements de son cœur de l'appartement voisin. J'étais alors amoureux, me dit-il, je fus trouver à Montpellier M. Fitse, fameux médecin ; Il me regarda en riant et en me frappant sur l'épaule : Mon bon ami, me dit-il, buvez-moi de temps en temps un bon verre de vin. Il appelait les vapeurs la maladie des gens heureux. Les vapeurs de l'amour sont douces, lui dis-je, mais si vous aviez, avec celles-ci, éprouvé celles de l'ambition, vous en jugeriez peut-être autrement. Il avait de temps à autre quelque ressentiment de ce mal. Il m'a conté qu'il n'y avait pas longtemps, il avait cru mourir un jour qu'il était dans le cul-de-sac Dauphin, sans en pouvoir sortir, parce que la porte des Tuileries était fermée derrière lui, et que l'entrée de la rue était barrée par des carrosses ; mais dès que le chemin fut libre, son inquiétude se dissipa. Il avait appliqué à ce mal le seul remède convenable à tous les maux, qui est d'en ôter la cause : il s'abstenait de méditations, de lectures et de liqueurs fortes. Les exercices du corps, le repos de l'âme et la dissipation avaient achevé d'en affaiblir les effets. Il fut longtemps affligé d'une descente et d'une rétention d'urine, qui l'obligèrent d'user de bandages et d'une sonde. Comme il vivait à la campagne, et presque toujours seul dans les bois, il imagina de porter une robe longue et fourrée pour cacher son incommodité; 
Rousseau en manteau arménien
et comme, dans cet état, une perruque était peu commode, il se coiffa d'un bonnet ; mais d'un autre côté, cet habillement paraissant extraordinaire aux enfants et aux badauds qui le suivaient partout, il fut obligé d'y renoncer. Voilà comme on a attribué à l'esprit de singularité ce prétendu habit d'Arménien, que ses infirmités lui avaient rendu nécessaire. Il se guérit à la fin de ses maux en renonçant à la médecine et aux médecins ; il ne les appelait pas même dans les accidents les plus imprévus. En 1776, à la fin de l'automne, en descendant seul le soir la pente de Ménilmontant, un de ces grands chiens danois que la vanité des riches fait courir dans les rues, au-devant de leurs carrosses, pour le malheur des gens de pied, le renversa si rudement sur le pavé, qu'il en perdit toute connaissance. Des gens charitables qui passaient,le relevèrent ; il avait la lèvre supérieure fendue, le pouce delà main gauche tout écorché: il revint à lui ; on voulut lui chercher une voiture, il n'en voulut point de peur d'y être saisi du froid; il revint chez lui à pied; un médecin accourut, il le remercia de son amitié, mais il refusa son secours, et se contenta de laver ses blessures qui, au bout de quelques jours, se cicatrisèrent parfaitement. C'est la nature, disait-il, qui guérit, ce ne sont pas les hommes.
Dans les maladies intérieures, il se mettait à la diète, et voulait être seul, prétendant qu'alors le repos et la solitude étaient aussi nécessaires au corps qu'à l'âme.
Son régime en santé l'a maintenu frais, vigoureux et gai jusqu'à la fin de sa vie. Il se levait à cinq heures du matin en été, se mettait à copier de la musique jusqu'à sept heures et demie; alors il déjeunait, et pendant le déjeuner, il s'occupait à arranger sur des papiers les plantes qu'il avait cueillies l'après-midi de la veille ; après déjeuner, il se remettait à copier de la musique ; il dînait à midi et demi ; à une heure et demie il allait prendre du café, assez souvent au café des Champs- Elysées où nous nous donnions rendez-vous. Ensuite il allait herboriser dans les campagnes, le chapeau sous le bras en plein soleil, même dans la canicule. Il prétendait que l'action du soleil lui faisait du bien. Cependant je lui disais que tous les peuples méridionaux couvraient leurs têtes de coiffures d'autant plus élevées qu'ils approchent plus de la Ligne. Je lui citais les turbans des Turcs et des Persans, les longs bonnets pointus des Chinois et des Siamois, les mitres élevées des Arabes, qui cherchent tous à ménager entre leurs têtes et leurs coiffures un grand volume d'air, tandis que les peuples du nord n'ont que des toques ; j'ajoutais que la nature fait croître dans les pays chauds les arbres à larges feuilles, qui semblent destinés à donner aux animaux et aux hommes des ombrages plus épais. Enfin, je lui rappelais l'instinct des troupeaux qui vont se mettre à l'ombre au fort de la chaleur ; mais ces raisons ne produisaient aucun effet, il me citait l'habitude et son expérience. Cependant j'attribue à ces promenades brûlantes une maladie qu'il éprouva dans l'été de 1777. C'était une révolution de bile, avec des vomissements et des crispations de nerfs si violentes, qu'il m'avoua n'avoir jamais tant souffert. Sa dernière maladie, arrivée l'année suivante dans la même saison, à la suite des mêmes exercices, pourrait bien avoir eu la même cause. Autant il aimait le soleil, autant il craignait la pluie ; quand il pleuvait il ne sortait point. Je suis, me disait-il en riant, tout le contraire du petit bon-homme du baromètre suisse ; quand il rentre je sors, et quand il sort je rentre. Il était de retour de la promenade un peu avant la fin du jour, il soupait et se couchait à neuf heures et demie.
 Tel était l'ordre de sa vie; ses goûts avaient la même simplicité. A commencer par le sens qui est le précurseur de celui du goût, comme il n'usait point de tabac, il avait l'odorat fort subtil ; il ne recueillait pas de plantes qu'il ne les flairât, et je crois qu'il aurait pu faire une botanique de l'odorat, s'il y avait dans les langues autant de noms propres à caractériser les odeurs, qu'il y a d'odeurs dans la nature. Il m'avait appris à connaître beaucoup de plantes par les seules émanations : l'œillet à odeur de girofle; la croisette qui sent le miel ; le muscari, la prune ; un certain chenopodium, la morue salée; une espèce de géranium, le gigot de mouton rôti; une vesse-de-loup façonnée en boîte à savonnette, divisée en côtes de melon avec un tel artifice, que si on s'essaie à l'ouvrir par-là, elle se fend tout-à-coup par une suture transversale et imperceptible, et vous couvre d'une poussière fétide ; et une infinité d'autres. Mais que dire, en passant, de ces jeux où la nature imite jusqu'aux ouvrages de l'homme, comme pour s'en moquer ?
Il mangeait de tous les aliments, à l'exception des asperges, parce qu'il avait éprouvé qu'elles offensent la vessie. Il regardait les haricots, les petits pois, les jeunes artichauts, comme moins sains et moins agréables que ceux qui ont acquis leur maturité. Il ne mettait pas à cet égard de différence entre les primeurs en légumes et les primeurs en fruits. Il aimait beaucoup les fèves de marais, quand elles ont leur grosseur naturelle, et que toutefois elles sont encore tendres.
II m'a raconté que dans les premiers temps qu'il vint à Paris, il soupait avec des biscuits. Il y avait alors deux fameux pâtissiers au Palais-Royal, chez lesquels beaucoup de personnes allaient faire leur repas du soir. L'un d'eux mettait du citron dans ses biscuits, l'autre n'y en mettait pas ; celui-ci passait pour le meilleur. Autrefois, me disait-il, nous buvions, ma femme et moi, un quart de bouteille de vin à notre souper, ensuite est venue la demi-bouteille, à présent nous buvons la bouteille tout entière; cela nous réchauffe. Il aimait à se rappeler les bons laitages de la Suisse, entre autres celui qu'on mange en quelques endroits des bords du lac de Genève. La crème en été y est couleur de rose, parce que les vaches y paissent quantité de fraises qui croissent dans les pâturages des montagnes. Je ne voudrais pas, disait-il, faire tous les jours bonne chère, mais je ne la hais pas
Julie et St-Preux sur le lac de Genève
Un jour que j'étais dans le carrosse de Montpellier, on nous servit, à quelques lieues de cette ville, un dîner excellent en gibier, en poissons et en fruits ; nous crûmes qu'il nous en coûterait beaucoup : on nous demanda 30 sous par tête. Le bon marché, la société qui se convenait, la beauté du paysage et de la saison, nous firent prendre le parti de laisser aller le carrosse ; nous restâmes là trois jours à nous réjouir; je n'ai jamais fait meilleure chère. On ne jouit des biens de la vie que dans les pays où il n'y a point de commerce : le désir de tout convertir en or fait qu'ailleurs on se prive de tout. Cette réflexion peut servir de réponse à ceux de nos politiques modernes qui veulent étendre sans discrétion le commerce d'un pays, et qui regardent cette extension comme le plus grand avantage qu'on puisse lui procurer. A l'observation de Jean-Jacques sur les jouissances des peuples qui n'ont point de commerce, j'en ajouterai une sur les privations de ceux qui en ont beaucoup. J'ai un peu voyagé, et j'ai vu dans les pays où l'on fabrique beaucoup de draps, le peuple presque nu ; dans ceux où l'on engraisse quantité de bœufs et de volailles, le paysan sans beurre, sans œufs et sans viande ; et ne mangeant que du pain noir dans ceux où croît le plus beau froment : c'est ce que j'ai vu à-la-fois en Normandie, dont les campagnes sont les plus fertiles et les plus commerçantes que je connaisse. Au demeurant, personne n'était plus sobre que Rousseau. Dans nos promenades, c'était toujours moi qui lui faisais la proposition de goûter; il l'acceptait, mais il fallait absolument qu'il payât la moitié de la dépense, et si je la payais à son insu, il refusait les semaines suivantes de venir avec moi. Vous manquez, disait-il, à nos engagements. Je sais que la gourmandise est un goût de l'enfance, mais c'est aussi quelquefois celui des vieillards. S'il avait eu ce vice, combien de tables délicates à Paris auraient été à sa discrétion ! mais la bonne compagnie y est plus rare que la bonne chère, et le plaisir disparaissait pour lui, dès qu'il était en opposition avec quelque vertu. J'en citerais une occasion où il fut sollicité par un désir fort vif. Un jour d'été très-chaud, nous nous promenions aux prés Saint-Gervais ; il était tout en sueur : nous fûmes nous asseoir dans une des charmantes solitudes de ce lieu, sur l'herbe fraîche, à l'ombre des cerisiers, ayant devant nous un vaste champ de groseilliers, dont les fruits étaient tout rouges. J'ai grand soif, me dit-il, je mangerais bien des groseilles; elles sont mûres, elles font envie, mais il n'y pas moyen d'en avoir : le maître n'est pas là. Il n'y toucha pas. Il n'y avait aux environs, ni gardes, ni maître, ni témoin ; mais il voyait dans le champ la statue de la Justice. Ce n'était pas son épée qu'il respectait, c'était ses balances.
Ses yeux n'étaient pas moins continents que son goût. Jamais il ne les fixait sur une femme, quelque jolie qu'elle fût. Son regard était assuré et même perçant lorsqu'il était ému ; mais jamais il ne l'arrêtait que sur celui de l'homme auquel il voulait se communiquer. Ce cas rare excepté, il ne s'occupait dans les rues qu'à en sortir sûrement et promptement. Je lui disais un jour, sur son indifférence pour les objets devant lesquels nous passions : Vous ressemblez à Xénocrates, qui pensait que de jeter les yeux dans la maison d'autrui, c'était autant que d'y mettre les pieds. Oh ! c'est un peu trop fort, répondit-il. Le spectacle des hommes, loin de lui inspirer de la curiosité, la lui avait ôtée. J'ai souvent remarqué sur son front, un nuage qui s'éclaircissait à mesure que nous sortions de Paris, et qui se reformait à mesure que nous nous en rapprochions. Quand il était une fois dans la campagne, son visage devenait gai et serein. Enfin nous voilà, disait- il, hors des carrosses, du pavé et des hommes. Il aimait sur-tout la verdure des champs. J'ai dit à ma femme, me disait-il, quand tu me verras bien malade, et sans espérance d'en revenir, fais-moi porter au milieu d'une prairie, sa vue me guérira. Il ne voyait pas de fort loin, et pour apercevoir les objets éloignés, il s'aidait d'une lorgnette; mais de près, il distinguait dans le calice des plus petites fleurs, des parties que j'y voyais à peine avec une forte loupe. 
le Mont Valérien
Il aimait l'aspect du mont Valérien, et quelquefois au coucher du soleil, il s'arrêtait à le considérer sans rien dire, non pas seulement pour y observer les effets de la lumière mourante au milieu des nuages et des collines d'alentour, mais parce que cette vue lui rappelait les beaux couchers du soleil dans les montagnes de la Suisse. Il m'en faisait des tableaux charmants.On trouve quelquefois dans la Suisse, disait-il, des positions enchantées. J'y ai vu au milieu d'un cratère entouré de longues pyramides de roches sèches et arides, des bassins où croissent les plus riches végétaux, et d'où sortent des bouquets d'arbres au centre desquels est bien souvent une petite maison. Vous êtes dans les airs, et vous apercevez sous vos pieds des points de vue délicieux. Cependant, ajoutait-il, je ne voudrais pas demeurer sur ces montagnes, parce que les belles vues gâtent le plaisir de la promenade, mais je voudrais y avoir ma maison à mi-côte. Il n'était sensible qu'aux beautés de la nature. Un jour, cependant, que j'allais à Sceaux pour la première fois, il me dit : Vous le verrez avec plaisir ; je n'aime pas les parcs, mais de tous ceux que j'ai vus, c'est celui que je préfèrerais. Il n'approuvait pas les changements qu'on avait faits à celui de la Muette, où il allait quelquefois se promener. Les ruines des parcs l'affectaient plus que celles des châteaux. Il considérait avec intérêt ce mélange de plantes étrangères, sauvages et domestiques ; ces charmilles redevenus des bois ; ces grands arbres jadis taillés, et qui se hâtent de reprendre leur forme ; ce concours où l'art des hommes ne lutte contre la nature que pour faire connaître son impuissance. Il riait de la bizarrerie de nos riches, qui scellent sur les bords de leurs ruisseaux factices, des grenouilles et des roseaux de plomb, et qui font détruire avec grand soin ceux qui y viennent naturellement ; il se moquait de leur mauvais goût, qui leur fait entasser dans de petits terrains les simulacres des ruines d'architecture de tous les peuples et de tous les siècles. Mais quand elles y seraient même bien ordonnées, je crois qu'elles n'en feraient pas plus d'effet. Ce n'est pas parce que les monuments de l'antiquité inspirent de la mélancolie, que nous en aimons la vue. O grands, voulez-vous que vos parcs offrent un jour à la postérité des ruines vénérables comme celles des Grecs et des Romains ? faites régner, comme eux, la vertu dans vos palais, et le bonheur dans les villages. Les athées, disait Rousseau, n'aiment point la campagne ; ils aiment bien celle des environs de Paris, où l'on a tous les plaisirs de la ville, les bonnes tables, les brochures, les jolies femmes ; mais si vous les ôtez de là, ils y meurent d'ennui, ils n'y voient rien. Il n'y a pas cependant sur la terre de peuple que le simple aspect de la nature n'ait pénétré du sentiment de la divinité. Si un homme de génie comme Platon, arrivait chez des sauvages avec les découvertes modernes de la physique, et qu'il leur dît : Vous adorez un être intelligent, mais vous ne connaissez presque rien de la beauté de ses ouvrages; et qu'il leur fit voir toutes les merveilles du microscope et du télescope ; ah ! quel serait leur ravissement ! ils tomberaient à ses pieds, ils l'adoreraient lui-même comme un dieu. Comment se peut-il qu'il y ait des athées dans un siècle aussi éclairé que le nôtre ? C'est que les yeux se ferment quand le cœur se resserre. On peut juger, par ce que sentait Rousseau, qu'il ne voyait rien dans la nature avec indifférence ; cependant tout ne l'intéressait pas également. Il préférait les ruisseaux aux rivières ; il n'aimait pas la vue de la mer, qui inspire, disait-il, trop de mélancolie. De toutes les saisons, il n'aimait que le printemps. Quand, disait-il, les jours commencent à décroître, l'été est fini pour moi ; mon imagination me représente l'hiver. Vous avez fait, lui disais-je, votre année bien courte, les beaux paysages de la Suisse vous ont gâté ; si vous aviez vu les longs hivers de la Russie, vous trouveriez les nôtres supportables. La nature, reprenait-il, est une belle femme, gaie, triste, mélancolique, qui ne m'intéresse pas toujours. Au reste, il n'y avait personne qui en tirât plus de jouissances, et il n'y avait pas une plante où il ne trouvât de la grâce et de la beauté. Mais novembre et décembre ne plaisaient qu'à sa raison.

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