Je lui répondis, qu'ayant été dans le pays où croissait
le café, la qualité et la quantité de ce présent le rendaient de peu
d'importance ; qu'au reste je lui laissais le choix de l'alternative qu'il
m'avait donnée. Cette petite altercation se termina aux conditions que
j'accepterais de sa part une racine de Ginseng, et un ouvrage sur
l'ichthyologie qu'on lui avait envoyé de Montpellier. Il m'invita à dîner pour
le lendemain. Je me rendis chez lui à onze heures du matin. Nous conversâmes
jusqu'à midi et demi. Alors son épouse mit la nappe. Il prit une bouteille de
vin, et en la posant sur la table, il me demanda si nous en aurions assez, et si j'aimais à boire. Combien
sommes-nous, lui dis-je? Trois,
dit-il, vous, ma femme et moi. Quand
je bois du vin, lui répondis-je, et que je suis seul, j'en bois bien une
demi-bouteille, et j'en bois un peu plus quand je suis avec mes amis. Cela étant, reprit-il, nous n'en aurons pas assez,; il faut que je
descende à la cave. Il en rapporta une seconde bouteille. Sa femme servit
deux plats ; un de petits pâtés, et un autre qui était couvert. ll me dit,
en me montrant le premier: Voici votre,
plat, et l'autre est le mien. Je mange peu de pâtisserie, lui dis-je, mais
j'espère bien goûter du vôtre. Oh ! me dit-il, ils nous sont communs tous deux ; mais bien des
gens ne se soucient pas de celui-là ; c'est un mets suisse ; un
pot-pourri de lard, de mouton, de légumes et de châtaignes. Il se trouva excellent. Ces deux plats furent relevés par des
tranches de bœuf en salade, ensuite par des biscuits et du fromage ; après
quoi sa femme servit le café. Je ne vous offre point de liqueur, me dit-il,
parce que je n'en ai point ; je suis comme le cordelier qui prêchait sur
l'adultère, j'aime mieux boire une bouteille de vin qu'un verre de liqueur.
Pendant le repas, nous parlâmes des Indes, des Grecs
et des Romains. Après le dîner, il fut me chercher quelques manuscrits dont je
parlerai quand il sera question de ses ouvrages. Il me lut une continuation
d'Émile, quelques lettres sur la botanique, un petit poème en prose sur le
lévite dont les Benjamites violèrent la femme, des morceaux charmants traduits
du Tasse. Comptez-vous donner ces écrits au public? Oh ! Dieu m'en garde, dit-il ! je les ai faits pour mon plaisir, pour causer le soir avec ma femme.
Oh oui ! que cela est touchant, reprit madame Rousseau ! cette pauvre
Sophronie ! j'ai bien pleuré quand mon mari m'a lu cet endroit-là. Enfin
elle m'avertit qu'il était neuf heures du soir : j'avais passé dix heures
de suite comme un instant.
Lecteur, si vous trouvez ces détails frivoles, n'allez
pas plus avant ; tous sont précieux pour moi, et l'amitié m'ôte la liberté
de choisir. Si vous aimez à voir de près les grands hommes, et si vous
chérissez dans un récit la simplicité et la sincérité, vous serez satisfait. Je
ne donne rien à l'imagination, je n'exagère aucune vertu, je ne dissimule aucun
défaut : je ne mets d'autre art dans ma narration qu'un peu d'ordre. Dans
l'envie que j'avais de ne rien perdre de la mémoire de Rousseau, j'avais
recueilli quelques autres anecdotes ; mais elles n'étaient fondées que sur
des ouï-dire, et j'ai voulu donner à cet ouvrage un mérite étranger même aux
meilleures histoires : c'est de ne pas renfermer la plus légère
circonstance, que je n'en aie été le témoin, ou que je ne la tienne de la
bouche même de Rousseau.
Il était né à Genève, en 1712, d'un père de la
religion réformée, et horloger de profession.
Isaac Rousseau |
Sa naissance coûta la vie à sa
mère. C'était une femme d'esprit, qui faisait même des vers agréablement. Il
m'en a cité d'elle qu'elle avait improvisés dans une promenade ; mais je
les ai oubliés. Il fut élevé par une sœur de son père, et jamais il n'oublia
les soins qu'elle avait pris de son enfance. Elle vit peut-être encore ;
elle vivait du moins il y a quelques années, et voici comment je l'ai su. Un de
mes anciens camarades de collège me pria, il y a trois ans, de le présenter à
J.-J. Rousseau. C'était un brave garçon, dont la tête était aussi chaude que le
cœur. Il me dit qu'il avait vu Rousseau au château de Trie, et qu'étant ensuite
allé voir Voltaire à Genève, on lui avait dit que la tante de Rousseau
demeurait près de là dans un village. Il fut lui rendre visite. Il trouva une
vieille femme qui, en apprenant qu'il avait vu son neveu, ne se possédait pas
d'aise. Comment, monsieur, lui dit-elle, vous l'avez vu ! Est-il donc vrai
qu'il n'a pas de religion ? Nos ministres disent que c'est un impie.
Comment cela se peut-il ? il m'envoie de quoi vivre. Pauvre vieille femme
de plus de quatre-vingts ans, seule, sans servante, dans un grenier, sans lui
je serais morte de froid et de faim ! Je répétai la chose à Rousseau mot
pour mot. Je le devais, me dit-il, elle m'avait élevé orphelin. Cependant
il ne voulut pas recevoir mon camarade, quoique j'eusse tout disposé pour l'y
engager. Ne me l'amenez pas, dit-il, il m'a fait peur ; il m'a écrit une
lettre où il me mettait au-dessus de Jésus-Christ.
Il apprit à connaître ses lettres dans des romans. Son
père le faisait lire auprès de son établi.
Jean-Jacques lit au pied de l'établi de son père |
Vers l'âge de sept à huit ans, il
lui tomba entre les mains un Plutarque, qui devint sa lecture favorite. Dès
l'enfance il s'exprimait avec sensibilité. Son père qui lui trouvait beaucoup
de ressemblance avec l'épouse qu'il regrettait, lui disait quelquefois le matin
en se levant : Allons, Jean-Jacques, parle-moi de ta mère. Si je vous en parle, disait-il, vous allez pleurer. Ce n'était point par
singularité qu'il aimait à porter ce nom de Jean-Jacques, mais parce qu'il lui
rappelait un âge heureux, et le souvenir d'un père dont il ne me parlait jamais
qu'avec attendrissement. Il m'a raconté que son père était d'un tempérament très
vigoureux, grand chasseur, aimant la bonne chère et à se réjouir. Dans ce
temps-là on formait à Genève des coteries, dont chaque membre, suivant l'esprit
de la réforme, prenait un surnom de l'ancien Testament. Celui de son père était
David. Peut-être ce surnom contribua-t-il à le lier avec David Hume, car il
aimait à attacher aux mêmes noms les mêmes idées, comme je le dirai dans une
occasion où il s'agissait du mien. Au reste ce préjugé lui a été commun avec
les plus grands hommes de l'antiquité, et même avec le peuple romain, qui
confia sa destinée à des généraux dont le nom lui paraissait d'un heureux
augure, pour avoir été porté par des hommes dont il chérissait la mémoire.
C'est ce qu'on peut voir sur-tout dans la vie des Scipions.
Alors il n'y avait pas à Genève un citoyen bien élevé
qui ne sût son Plutarque par cœur. Rousseau m'a dit qu'il a été un temps où il
connaissait mieux les rues d'Athènes que celles de Genève. Les jeunes gens ne
parlaient dans leurs conversations que de législation, des moyens d'établir ou
de réformer la société. Les âmes étaient nobles, grandes et gaies. Un jour
d'été, une troupe de bourgeois prenaient le frais devant leurs portes, ils
causaient et riaient entre eux, lorsqu'un lord vint à passer. Il crut, à leurs
rires, qu'ils se moquaient de lui. Il s'arrêta et leur dit fièrement :
Pourquoi riez-vous quand je passe ? Un des bourgeois lui répondit sur le
même ton : Eh ! pourquoi passez-vous quand nous rions ? Son père
eut une querelle avec un capitaine qui l'avait insulté, et qui appartenait à
une famille considérable de la ville. Il proposa au capitaine de mettre l'épée
à la main, ce que celui-ci refusa. Cette aventure renversa sa fortune. La
famille de son adversaire le força de s'expatrier : il mourut âgé de près
de cent ans.
Rousseau, vers l'âge de vingt ans, fit, à pied, un
voyage à Paris ; il y séjourna peu, se rendit de là, toujours à pied, à
Chambéry, en dirigeant sa route par Lyon, qu'il désirait revoir. Il arriva dans
cette ville à l'entrée de la nuit, soupa avec son dernier morceau de pain, et
se coucha sur le pavé sous une arcade ombragée par des marronniers :
c'était en été. Je n'ai jamais passé une
nuit plus agréable, me dit-il ; je
dormis d'un sommeil profond, ensuite je fus réveillé, au lever du soleil, par
le chant des oiseaux ; frais et gai comme eux, je marchais en chantant
dans les rues, ne sachant où j'allais et ne m'en souciant guère. Je n'avais pas
un sou dans ma poche. Un abbé, qui venait derrière moi, m'appela : Mon
petit ami, vous savez la musique ; voudriez-vous en copier ? C'était
tout ce que je savais faire : je le suivis, et il me fit travailler. —
La Providence, lui dis-je, vous servit à point nommé ; mais que serait-il
arrivé si vous n'eussiez pas rencontre cet abbé ? J'aurais, me dit-il, probablement
fini par demander l'aumône quand l'appétit serait venu.
Il avait un frère aîné, qui partit à dix-sept ans pour
aller faire fortune aux Indes. Jamais depuis il n'en a ouï parler. Il fut
sollicité par un directeur de la compagnie des Indes d'aller à la Chine ;
et il était fâché de n'avoir pas pris ce parti. C'est à-peu-près vers ce
temps-là qu'il fut en Italie. Le noble aveu qu'il fait de sa position, de ses
fautes et de ses malheurs, au commencement du troisième volume d'Émile, est si
touchant, que je ne peux me refuser le plaisir de le transcrire.
II y a trente ans
que dans une ville d'Italie, un jeune homme expatrié se voyait réduit à la
dernière misère. Il était né calviniste; mais par les suites d'une étourderie,
se trouvant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de religion
pour avoir du pain. II y avait dans cette ville un hospice pour les
prosélytes ; il y fut admis. En l'instruisant sur la controverse, on lui
donna des doutes qu'il n'avait pas, et on lui apprit le mal qu'il
ignorait : il entendit des dogmes nouveaux, il vit des mœurs encore plus
nouvelles ; il les vit, et faillit en être la victime. Il voulut fuir, on
l'enferma ; il se plaignit, on le punit de ses plaintes ; à la merci
de ses tyrans, il se vit traiter en criminel, pour n'avoir pas voulu céder au
crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de
l'injustice irrite un jeune cœur sans expérience, se figurent l'état du sien.
Des larmes de rage coulaient de ses yeux ; l'indignation
l'étouffait ; il implorait le ciel et les hommes ; il se confiait à
tout le monde, et n'était écouté de personne. Il ne voyait que de vils domestiques
soumis à l'infame qui l'outrageait, ou des complices du même crime, qui se
raillaient de sa résistance, et l'excitaient à les imiter. Il était perdu sans
un honnête ecclésiastique qui vint à l'hospice pour quelque affaire, et qu'il
trouva le moyen de consulter en secret. L'ecclésiastique était pauvre, et avait
besoin de tout le monde ; mais l'opprimé avait encore plus besoin de
lui ; et il n'hésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un
dangereux ennemi.
Échappé au vice
pour rentrer dans l'indigence, le jeune homme luttait sans succès contre sa
destinée : un moment il se crut au-dessus d'elle. A la première lueur de
fortune, ses maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de
cette ingratitude ; toutes ses espérances s'évanouirent : sa jeunesse
avait beau le favoriser, ses idées romanesques gâtaient tout. N'ayant ni assez
de talent, ni assez d'adresse pour se faire un chemin facile ; ne sachant
être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses, qu'il ne sut parvenir
à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asile, prêt à mourir
de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur. Il y retourne, il le trouve, il
en est bien reçu. Sa vue rappelle à l'ecclésiastique une bonne action qu'il
avait faite ; un tel souvenir réjouit toujours l'âme. Cet homme était
naturellement humain, compatissant ; il sentait les peines d'autrui par
les siennes, et le bien-être, n'avait point endurci son cœur; enfin les leçons
de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille
le jeune homme, lui cherche un gîte, l'y recommande; il partage avec lui son
nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l'instruit, le
console ; il lui apprend l'art difficile de supporter patiemment
l'adversité. Gens à préjugés, est-ce d'un prêtre, est-ce en Italie que vous
eussiez espéré tout cela !
Cet honnête
ecclésiastique était un pauvre vicaire savoyard, qu'une aventure de jeunesse
avait mis mal avec son évêque..."
Après un tableau des malheurs et des vertus de son
protecteur,
Je me lasse, dit
Rousseau, de parler en tierce personne, et c'est un soin fort superflu ;
car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif, c'est
moi-même : je me crois assez loin des désordres de ma jeunesse pour oser
les avouer ; et la main qui m'en tira, mérite bien, qu'aux dépens d'un peu
de honte, je rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.
Échappé aux mains cruelles des moines, recueilli et
réchauffé par un bon samaritain, il se vit un moment à la porte de la fortune
et des honneurs. Il fut attaché à la légation de France à Venise, et il fit,
pendant l'absence de l'ambassadeur, les fonctions de secrétaire d'ambassade.
Rousseau à Venise |
L'ambassadeur, qui-était fort avare, voulut partager avec lui l'argent que la
cour de France passe dans ces circonstances, en gratifications, aux
secrétaires. Pour l'engager à faire ce sacrifice, l'ambassadeur lui
disait : Vous n'avez point de dépense à faire, point de maison à soutenir;
pour moi, je suis obligé de raccommoder mes bas. Et moi aussi, dit Rousseau ; mais quand je les raccommode, il faut bien que je paye quelqu'un pour
faire vos dépêches. J'observai à cette occasion que tous les ambitieux
finissaient par être avares, que l'avarice même n'était qu'une ambition
passive, et que ces deux passions sont également dures, cruelles et injustes.
Le caractère de cet ambassadeur était bien connu aux affaires étrangères. Une
personne digne de foi m'a cité plusieurs traits de son avarice. Trois souliers,
disait-il souvent, équivalent à deux paires, parce qu'il y en a toujours un
plutôt usé que l'autre : en conséquence il se faisait toujours faire trois
souliers à-la-fois.
Rousseau a vécu à Montpellier, en Franche-Comté, en
Suisse, aux environs de Neufchâtel, mais j'ignore à quelles époques. Je lui ai
fait rarement des questions à ce sujet. Il ne me communiquait de sa vie passée
que ce qu'il lui plaisait. Content de lui tel que je le voyais, peu m'importait
ce qu'il avait été. Un jour cependant je lui demandai s'il n'avait pas fait le
tour du monde, et s'il n'était pas le Saint-Preux de sa Nouvelle Héloïse. Non, me dit-il, je ne suis pas sorti de l'Europe; Saint-Preux n'est pas tout-à-fait ce
que j'ai été, mais ce que j'aurais voulu être.
Il paraît que sa destinée, au défaut des richesses,
sema sur sa route un peu de bonheur. Il eut un ami dans la personne de Georges
Keith, milord maréchal, gouverneur de Neufchâtel : il en conservait
précieusement la mémoire. Ils avaient formé le projet, conjointement avec un
capitaine de la compagnie des Indes, d'acheter chacun une métairie sur les
bords du lac de Genève, pour y passer leurs jours. Les trois solitudes auraient
été entre elles à une demi-lieue de distance. Quand l'un des amis aurait voulu
recevoir la visite des deux autres, il aurait arboré un pavillon au haut de sa
maison : par cet arrangement, chacun d'eux se ménageait la liberté dans
son habitation, et la vue du toit d'un ami.
George Keith |
Il a demeuré plusieurs années à Montmorency, dans une
petite maison située à mi-côte au milieu du village ; mais il en a occupé
une bien plus agréable dans le bois même de Montmorency : c'était un lieu charmant, me dit-il, qu'on
appelait l'Ermitage; mais il n'existe plus, on l'a gâté. J'allais souvent me
promener dans un endroit retiré de la forêt qui me plaisait beaucoup. Un jour
j'y trouvai des sièges de gazon : cette surprise me fit grand plaisir.
Vous aviez donc des amis, lui dis-je? Dans
ce temps-là j'en avais, reprit-il, mais à présent je n 'en ai plus.
Pourquoi, lui disais-je une fois, avez -vous quitté le séjour de la campagne,
que vous aimez tant, pour habiter une des rues de Paris les plus
bruyantes ? Il faut, me
répondit-il, pouvoir vivre à la
campagne ; mon état de copiste de musique m'oblige d'être à Paris.
D'ailleurs, on a beau dire qu'on vit à bon marché à la campagne, on y tire
presque tout des villes. Si vous avez besoin de deux liards de poivre, il vous
en coûte six sous de commission. Et puis j 'y étais accablé de gens indiscrets.
Un jour entre autres, une femme de Paris, pour m'épargner un port de lettre de
quatre sous, m'en fit coûter près de quatre francs. Elle m'envoya une lettre à
Montmorency par un domestique. Je lui donnai à dîner, et un écu pour sa
peine : c'était bien la moindre chose; il avait fait le chemin à pied, et
il venait pour moi. Quant à la rue Plâtrière, c 'est la première rue où j'ai
logé en arrivant à Paris : c'est une affaire, d'habitude, il y a
vingt-cinq ans que j'y demeure.
Il avait épousé
mademoiselle Levasseur, du pays de Bresse, de la religion catholique
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