lundi 20 mai 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (1)

Avant d'aborder le 2nd tome, il était indispensable de lire l'essai sur Jean-Jacques Rousseau écrit par Bernardin de Saint-Pierre. En voici la 1ère partie. 


Au mois de juin de 1772, un ami m'ayant proposé de me mener chez J.-J. Rousseau, il me conduisit dans une maison rue Plâtrière, à-peu-près vis-à-vis l'hôtel de la Poste. Nous montâmes au quatrième étage. Nous frappâmes ; et madame Rousseau vint nous ouvrir la porte. Elle nous dit : « Entrez messieurs, vous allez trouver mon mari ». Nous traversâmes une fort petite antichambre, où des ustensiles de ménage étaient proprement arrangés ; de là nous entrâmes dans une chambre où J.-J. Rousseau était assis en redingote et en bonnet blanc, occupé à copier de la musique. Il se leva d'un air riant, nous présenta des chaises, et se remit à son travail, en se livrant toutefois à la conversation.
Bernardin de Saint-Pierre

Il était maigre, et d'une taille moyenne. Une de ses épaules paraissait un peu plus élevée que l'autre, soit que ce fût l'effet d'un défaut naturel, ou de l'attitude qu'il prenait dans son travail, ou de l'âge qui l'avait voûté, car il avait alors soixante ans ; d'ailleurs, il était fort bien proportionné. Il avait le teint brun, quelques couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez très bien fait, le front rond et élevé, les yeux plein de feu. Les traits obliques qui tombent des narines vers les extrémités de la bouche, et qui caractérisent la physionomie, exprimaient dans la sienne une grande sensibilité, et quelque chose même de douloureux. On remarquait dans son visage trois ou quatre caractères de la mélancolie, par l'enfoncement des yeux et par l'affaissement des sourcils ; de la tristesse profonde par les rides du front ; une gaieté très vive et même un peu caustique, par mille petits plis aux angles extérieurs des yeux, dont les orbites disparaissaient quand il riait. Toutes ces passions se peignaient successivement sur son visage, suivant que les sujets de la conversation affectaient son âme ; mais dans une situation calme, sa figure conservait une empreinte de toutes ces affections, et offrait à la fois, je ne sais quoi d'aimable, de fin, de touchant, de digne de pitié et de respect.
Près de lui était une épinette sur laquelle il essayait de temps en temps des airs. Deux petits lits, de cotonnade rayée de bleu et de blanc, comme la tenture de sa chambre, une commode, une table et quelques chaises faisaient tout son mobilier. Aux murs étaient attachés un plan de la forêt et du parc de Montmorency, où il avait demeuré, et une estampe du roi d'Angleterre, son ancien bienfaiteur. Sa femme était assise, occupée à coudre du linge ; un serin chantait dans sa cage suspendue au plafond ; des moineaux venaient manger du pain sur ses fenêtres ouvertes du côté de la rue, et sur celle de l'antichambre on voyait des caisses et des pots remplis de plantes telles qu'il plaît à la nature de les semer. Il y avait dans l'ensemble de son petit ménage un air de propreté, de paix et de simplicité, qui faisait plaisir.

Il me parla de mes voyages ; ensuite la conversation roula sur les nouvelles du temps, après quoi il nous lut une lettre manuscrite en réponse à M. le marquis de Mirabeau, qui l'avait interpellé dans une discussion politique. Il le suppliait de ne pas le rengager dans les tracasseries de la littérature. Je lui parlai de ses ouvrages, et je lui dis que ce que j'en aimais le plus, c'était le Devin du Village et le troisième volume d'Émile. I1 me parut charmé de mon sentiment. C'est aussi, me dit-il, ce que j'aime le mieux avoir fait ; mes ennemis ont beau dire, ils ne feront jamais un Devin du Village. Il nous montra une collection de graines de toute espèce. Il les avait arrangées dans une multitude de petites boîtes. Je ne pus m'empêcher de lui dire que je n'avais vu personne qui eût ramassé une si grande quantité de graines, et qui eût si peu de terres. Cette idée le fit rire. Il nous reconduisit, lorsque nous prîmes congé de lui, jusques sur le bord de son escalier.
A quelques jours de là, il vint me rendre ma visite. Il était en perruque ronde bien poudrée et bien frisée, portant un chapeau sous le bras, et en habit complet de nankin. Il tenait une petite canne à la main. Tout son extérieur était modeste, mais fort propre, comme on le dit de celui de Socrate. Je lui offris une pièce de coco marin avec son fruit, pour augmenter sa collection de graines ; et il me fit le plaisir de l'accepter. Avant de sortir de chez moi, nous passâmes dans une chambre où je lui fis voir une belle immortelle du Cap, dont les fleurs ressemblent à des fraises, et les feuilles à des morceaux de drap gris. Il la trouva charmante ; mais je l'avais donnée, et elle n'était plus à ma disposition. Comme je le reconduisais à travers les Tuileries, il sentit l'odeur du café. Voici, me dit-il, un parfum que j'aime beaucoup. Quand on en brûle dans mon escalier, j'ai des voisins qui ferment leur porte, et moi j'ouvre la mienne. Vous prenez donc du café, lui dis-je, puisque vous en aimez l'odeur. Oui, me répondit-il ; c'est presque tout ce que j'aime des choses de luxe, les glaces et le café. J'avais apporté une balle de café de l'île de Bourbon, et j'en avais fait quelques paquets que je distribuais à mes amis. Je lui en envoyai un le lendemain, avec un billet où je lui mandais que sachant son goût pour les graines étrangères, je le priais d'accepter celles-là. Il me répondit par un billet fort poli, où il me remerciait de mon attention.
Rousseau herborisant

Mais le jour suivant j'en reçus un autre d'un ton bien différent. En voici la copie :
Hier, monsieur, j'avais du monde chez moi qui m'a empêché d'examiner ce que contenait le paquet que vous m'avez envoyé. À peine nous nous connaissons, et vous débutez par des cadeaux : c 'est rendre notre société trop inégale ; ma fortune ne me permet point d'en faire. Choisissez de reprendre votre café ou de ne nous plus voir.
Agréez mes très humbles salutations.
J.-J. Rousseau.

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