samedi 25 mai 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (4)


Il avait la voix juste, et il disait que la musique lui était aussi nécessaire que le pain ; mais quand il voulait chanter en s'accompagnant de son épinette, pour me répéter quelques airs de sa composition, il se plaignait de sa mauvaise voix cassée. Nous nous arrêtions quelquefois avec délices pour entendre le rossignol : nos musiciens, me faisait-il observer, ont tous imité ses hauts et ses bas, ses roulades et ses caprices ; mais ce qui le caractérise, ces piou piou prolongés, ces sanglots, ces sons gémissants, qui vont à l'âme, et qui traversent tout son chant, c'est ce qu'aucun d'eux n'a pu encore exprimer. Il n'y avait point d'oiseau dont la musique ne le rendît attentif. Les airs de l'alouette, qu'on entend dans la prairie, tandis qu'elle échappe à la vue, le ramage du pinson dans les bosquets, le gazouillement de l'hirondelle sur les toits des villages, les plaintes de la tourterelle dans les bois, le chant de la fauvette qu'il comparait à celui d'une bergère par son irrégularité et par je ne sais quoi de villageois, lui faisaient naître les plus douces images. Quels effets charmants, disait-il, on en pourrait tirer pour nos opéras, où l'on représente des scènes champêtres !
On ne finirait pas sur les sensations d'un homme qui, au contraire de ceux qui rapportent à des lois mécaniques les opérations de leur âme, appliquait les affections de la sienne à toutes les jouissances de ses sens. L'amour n'était donc point en lui une simple affaire de tempérament. Il m'a assuré une chose que bien des gens auront peine à croire ; c'est que jamais une fille du monde, quelque belle qu'elle fût, ne lui avait inspiré le moindre désir
Rousseau et Sophie d'Houdetot
Il croyait cependant que le simple concours des causes physiques pouvait être dirigé au point non-seulement d'ébranler la sagesse, mais même de renverser la raison ; il m'en a cité un exemple frappant. Un jeune homme de Genève, élevé dans l'austérité des mœurs de la réforme, vint à Versailles du temps du régent. Il entra le soir au château ; la duchesse de Berry tenait le jeu ; il s'approcha d'elle ; l'éclat de ses diamants, l'odeur de ses parfums, la vue de sa gorge demi-nue, le mirent tellement hors de lui, que tout-à-coup il se jeta sur le sein de la duchesse, en y collant à-la-fois ses mains et sa bouche. Les courtisans l'arrachèrent et voulurent le jeter par les fenêtres ; mais la duchesse défendit qu'on lui fît du mal, et ordonna qu'on en prît soin. D'un autre côté, il ne regardait pas l'amour comme une simple affection platonique : il avait refusé de voir une belle femme, qu'il avait aimée et qui avait vieilli, pour ne pas perdre l'illusion agréable qui lui en était restée.
Il fallait que les agréments de la figure concourussent avec les qualités morales pour le rendre sensible ; alors il leur trouvait tant de pouvoir que l'âge même ne l'aurait pas rendu capable d'y résister, s'il n'avait évité les occasions où la résistance serait devenue nécessaire; mais il n'en regardait pas moins l'amour dans un vieillard comme un désordre de la raison. On n'aime point sans espérance, disait-il ; j'aurais mauvaise opinion de la tête d'un vieillard amoureux. Nous parlerons de quelques-unes des inclinations de sa jeunesse, lorsqu'il sera question de son âme. Pour ne rien omettre ici de ce qui était étranger à son esprit et à son cœur, je vais parler de sa fortune.
Un matin que j'étais chez lui, je voyais entrer à l'ordinaire des domestiques qui venaient chercher des rôles de musique, ou qui lui en apportaient à copier : il les recevait debout et tête nue ; il disait aux uns : Il faut tant, et il recevait leur argent; aux autres : Dans quel temps faut-il rendre ce papier ? Ma maîtresse, répondait le domestique, voudrait bien l'avoir dans quinze jours. Oh ! cela n 'est pas possible, j'ai de l'ouvrage ; je ne peux le rendre que dans trois semaines. Tantôt il s'en chargeait, tantôt il le refusait, en mettant dans les détails de ce commerce toute l'honnêteté d'un ouvrier de bonne foi. En le voyant agir avec cette simplicité, je me rappelais la réputation de ce grand homme. Quand nous fûmes seuls, je ne pus m'empêcher de lui dire : Pourquoi ne tirez-vous pas un autre parti de vos talents ?
Oh ! reprit-il, il y a deux Rousseaux dans le monde : l'un riche, ou qui aurait pu l'être s'il l'avait voulu ; un homme capricieux, singulier, fantasque ; c'est celui du public : l'autre est obligé de travailler pour vivre, et c'est celui que vous voyez.
Mais vos ouvrages auraient dû vous mettre à l'aise ; ils ont enrichi tant de libraires ! Je n'en ai pas tiré 20,000 Iiv. ; encore si j'avais reçu cet argent à-la-fois, j'aurais pu le placer ; mais je l'ai mangé successivement, comme il est venu. Un libraire de Hollande, par reconnaissance, m'a fait 600 liv. de pension viagère, dont 300 liv. sont réversibles à ma femme après ma mort ; voilà toute ma fortune : il m'en coûte 100 louis pour entretenir mon petit ménage, il faut que je gagne le surplus.
Pourquoi n'écrivez-vous plus ? — Plût à Dieu que je n'eusse jamais écrit ! c'est là l'époque de tous mes malheurs ; Fontenelle me l'avait bien prédit. Il me dit quand il vit mes essais : Je vois où vous irez ; mais, souvenez-vous de mes paroles : je suis un des hommes qui ont le plus joui de leur réputation ; la mienne m'a valu des pensions, des places, des honneurs et de la considération ; avec tout cela, jamais aucun de mes ouvrages ne m'a procuré autant de plaisir, qu'il m'a occasionné de chagrin. Dès que vous aurez pris la plume, vous perdrez le repos et le bonheur. Il avait bien raison. Je ne les ai retrouvés que depuis que je l'ai quittée ; il y a dix ans que je n'ai rien écrit.
Fontenelle

J'en avais ouï dire autant de Racine. Voilà trois hommes comblés de réputation, et trois malheureux. Le sort d'un homme de lettres est donc bien à plaindre en France !
Pourquoi, lui disais-je encore, n'avez-vous pas, au moins, vendu vos manuscrits plus cher ? Il me fit alors le détail du prix qu'il en avait reçu, que j'ai oublié en partie. Il en avait tiré tout ce qu'il en pouvait tirer. L'Émile avait été vendu sept mille livres ; les libraires s'excusaient sur les contrefaçons.
Mais, reprenais-je, ne contrefont-ils point à leur tour les ouvrages de leurs confrères? Que résulte-t-il de leurs sophismes ? C'est que le corps des auteurs ne tire presque rien de ses travaux, tandis que le corps des libraires en recueille presque tout le bénéfice. Quand on attaque les abus des particuliers qui tiennent à un corps, il faut attaquer les membres et le corps à-la-fois, sans quoi les premiers se couvrent du crédit de leur corps, et le corps rejette sur ses membres les abus dont il s'enrichit. Pourquoi un auteur ne ferait-il pas saisir, partout ailleurs que chez son libraire, son ouvrage, comme un bien qui est à lui par-tout où il se trouve ? La loi le permet, à la vérité, répondait-il ; mais il faut tant d'apprêts, tant d'ordres, tant de démarches ! et puis combien de fois n'arrive-t-il pas aux magistrats et aux intendants de protéger eux-mêmes ces fraudes, sous prétexte du bien du commerce de leur province ! -J'entends : cela leur vaut des bibliothèques qui ne leur coûtent rien. Mais vous auriez dû faire de nouvelles éditions. -Si l'on n'ajoute et si l'on ne retranche rien à un ouvrage, le libraire n'a pas besoin de l'auteur ; si on y fait des changement, on trompe le libraire, et ceux qui ont acheté la première édition. J'ai toujours mis dans la première tout ce que j'avais à y mettre. Il me raconta que dans le temps même où il me parlait, un libraire de Paris mettait en vente une nouvelle édition de ses ouvrages, et répandait le bruit que, pour dédommager Rousseau de la peine qu'il avait prise à la faire, il lui avait passé, ainsi qu'à sa femme, un contrat de mille écus de pension. Rousseau pria un de ses amis de s'en informer : le libraire eut l'impudence de lui affirmer ce mensonge : Rousseau s'en plaignit à M. de Sartine ; il n'en eut point de justice. 
Le lieutenant de police Sarine
C'est le même libraire qui a ajouté à ses ouvrages, à la fin de 1778, un neuvième volume de pièces falsifiées, et qui depuis est devenu fou. Une autre fois je lui disais : le prince de Conti qui vous aimait bien, aurait dû vous laisser une pension par son testament. — J'ai prié Dieu de n'avoir jamais à me réjouir de la mort de personne. — Pourquoi ne vous a-t-il pas fait du bien pendant sa vie ? — C'était un prince qui promettait toujours, et qui ne tenait jamais. Il s'était engoué de moi ; il m'a causé de violents chagrins : si jamais je me suis repenti de quelque démarche, c'est de celles que j'ai faites auprès des grands.
Vous avez augmenté les plaisirs des riches, et on dit que vous avez constamment refusé leurs bienfaits. — Lorsque je donnai mon Devin du Village, un duc m'envoya quatre louis pour environ 66 liv. de musique que je lui avais copiée. Je pris ce qui m'était dû, et je lui renvoyai le reste : on répandit par-tout que j'avais refusé ma fortune. D'ailleurs ne faut-il pas estimer un homme pour l'accepter comme son bienfaiteur ? La reconnaissance est un grand lien. — Votre Devin du Village, qui rapporte chaque année tant d'argent à l'Opéra, aurait dû seul vous mettre à votre aise. — Je l'ai vendu 1,200 liv. une fois payées, avec mes entrées pour toute ma vie ; mais les directeurs de l'Opéra me les ont refusées, pour avoir écrit contre la musique française, condition que je n'avais certainement pas comprise dans mes engagements. Un soir que je voulais y entrer, on me refusa la porte ; je payai un billet 7 liv. 10 s., et je fus me placer au milieu de l'amphithéâtre. Ils ont rompu notre accord les premiers ; ainsi en leur rendant l'argent que j'en ai reçu, je rentre dans tous mes droits, et je pense compter avec eux de clerc à maître. J'ai demandé justice, et je n'ai pu l'obtenir; mais je pourrai léguer ces droits par mon testament à un homme qui aura assez de crédit pour leur faire rendre ma part du bénéfice au profit des pauvres. Il me nomma son légataire : c'était l'archevêque de Paris ; et tout en plaignant Rousseau, je ne pus m'empêcher de rire.
J'ai ouï dire que quand vous donnâtes votre Devin du Village, madame la marquise de Pompadour vous avait envoyé un service d'argenterie, dont vous n'acceptâtes qu'un couvert, en disant qu'un seul suffisait à qui mangeait seul. — J'ai été calomnié de toutes les manières : elle m'envoya cinquante louis, et je les pris : au reste, je n'ai refusé ma fortune d'aucun souverain.
Pourquoi n'avez-vous pas acccepté la pension du roi d'Angleterre, que M. Hume vous avait procurée? Excusez mes questions indiscrètes. — Oh, vous me faites le plus grand plaisir ! On ne détruit les calomnies qu'en les mettant au jour. Quand je passai en Angleterre avec M. Hume, j'eus plusieurs sujets de m'en plaindre : il ne faisait point manger avec lui mademoiselle Levasseur, qui était ma gouvernante ; il se fit graver coiffé en aile de pigeon, beau comme un petit ange, quoiqu'il fût fort laid ; 
David Hume
et dans une autre estampe, qui servait de pendant à la sienne, il me fit représenter comme un ours ; il me montrait en spectacle dans sa maison, sans dire un seul mot ; enfin, croyant avoir raison de m'en plaindre, je refusai ses services, et je me séparai d'avec lui. Le roi d'Angleterre me fit assurer qu'il me donnait de son plein gré cent guinées de pension, sans aucun égard à M. Hume ; j'acceptai avec reconnaissance. À quelque temps de là, parut à Londres une satire abominable sur mon compte ; je crus que les Anglais en étaient les auteurs : j'y préparai une réponse. Avant de la faire paraître, il me sembla qu'il ne convenait pas de dire du mal d'une nation, et de recevoir des bienfaits de son souverain ; je renonçai à la pension afin d'avoir le cœur net et libre. Point du tout : j'apprends que c'était en France qu'on avait fabriqué ces détestables pamphlets ; je me crus obligé de chanter la palinodie. De retour à Paris, j'écrivis à l'ambassadeur d'Angleterre, qui ne me répondit point : j'avais auprès de lui Walpole, mon ennemi, l'auteur d'une lettre supposée du roi de Prusse ; lettre qui compromet l'honneur d'un souverain, et dont l'auteur, par tout pays, aurait été puni, si son objet n'avait pas été de me tourner en ridicule.
Horace Walpole
 On apporta chez moi, à quelque temps de là, une somme d'argent dont on me demanda quittance, sans vouloir dire de quelle part elle venait. J'étais absent; j'avais donné ordre à ma femme, en pareil cas, de refuser : je n'en ai plus entendu parler depuis. L'Angleterre, dont on fait en France de si beaux tableaux, a un climat si triste ; mon âme fatiguée de tant de secousses, y était dans une mélancolie si profonde, que dans tout ce qui s'est passé, je pense avoir fait des fautes ; mais sont-elles comparables à celles de mes ennemis, qui m'y ont persécuté, quand il n'y aurait que celle d'avoir trahi ma confiance, et d'avoir rendu publiques des querelles particulières ?
Ne pouviez-vous pas prendre quelqu'autre état que celui de copiste de musique? — Il n'y a point d'emploi qui n'ait ses charges ; il faut une occupation ; j'aurais cent mille livres de rente, que je copierais de la musique ; je l'aime, c'est pour moi à-la-fois un travail et un plaisir : d'ailleurs, je ne me suis ni élevé au-dessus, ni abaissé au- dessous de l'état où la fortune m'a fait naître : je suis fils d'un ouvrier, et ouvrier moi-même : je fais ce que j'ai fait dès l'âge de quatorze ans.
Ce qui précède est un précis presque littéral d'une conversation que j'eus, un soir, avec lui sur sa fortune.
Il venait des hommes de tout état le visiter, et je fus témoin plus d'une fois de la manière sèche dont il en éconduisait quelques-uns. Je lui disais : Sans le savoir, ne vous serais-je pas importun comme ces gens-là ? — Quelle différence d'eux à vous ! Ces messieurs viennent par curiosité, pour dire qu'ils m'ont vu, pour connaître les détails de mon petit ménage, et pour s'en moquer. Ils y viennent, lui dis-je, à cause de votre célébrité. Il répéta avec humeur : Célébrité ! Célébrité ! Ce mot le fâchait : l'homme célèbre avait rendu l'homme sensible trop malheureux. Pour moi je ne le quittais point sans avoir soif de le revoir. Un jour que je lui rapportais un livre de botanique, je rencontrai dans l'escalier sa femme qui descendait. Elle me donna la clef de la chambre, en me disant : Vous y trouverez mon mari. J'ouvre sa porte ; il me reçoit sans rien dire, d'un air austère et sombre. Je lui parle ; il ne me répond que par monosyllabes, toujours en copiant sa musique ; il effaçait et ratissait à chaque instant son papier. J'ouvre, pour me distraire, un livre qui était sur sa table. Monsieur aime la lecture, me dit-il d'une voix troublée. Je me lève pour me retirer ; il se lève en même temps, et me reconduit jusque sur l'escalier, en me disant, comme je le priais de ne pas se déranger : c'est ainsi qu'on en doit user envers les personnes avec lesquelles on n'a pas une certaine familiarité. Je ne lui répondis rien, mais agité jusqu'au fond du cœur d'une amitié si orageuse, je me retirai, résolu de ne plus retourner chez lui.

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