jeudi 30 mai 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (5)


 Suite du texte de Bernardin de Saint-Pierre (au moment d'écrire le Voile déchiré, j'ai abondamment puisé dans les quelques lignes qui suivent). O.M


DE SON CARACTÈRE.
Il y avait deux mois et demi que je ne l'avais vu, lorsque nous nous rencontrons une après-midi, au détour d'une rue. Il vint à moi, et me demanda pourquoi je ne venais plus le voir. Vous en savez la raison, lui répondis-je. Il y a des jours, me dit-il, où je veux être seul ; j'aime mon particulier. Je reviens si tranquille, si content de mes promenades solitaires ! là je n'ai manqué à personne, personne ne m'a manqué. Je serais fâché, ajouta-t-il d'un air attendri, de vous voir trop souvent; mais je serais encore plus fâché de ne vous pas voir du tout. Puis tout ému : Je redoute l'intimité ; j'ai fermé mon cœur ; mais j'ai un projet.... (faisant de ses mains comme s'il m'eût toisé) quand le moment sera venu... Que ne mettez-vous, lui répondis-je, un signal à votre fenêtre, quand vous voulez recevoir ma visite, comme vous vouliez en mettre un avec vos amis sur les bords du lac de Genève ? ou si vous l'aimez mieux, quand je vais vous voir et que vous voulez être seul, que ne m'en prévenez-vous ? L'humeur me surmonte, reprit-il, et ne vous en apercevez-vous pas bien ? Je la contiens quelque temps, je n'en suis plus le maître ; elle éclate malgré moi. J'ai mes défauts, mais quand on fait cas de l'amitié de quelqu'un, il faut prendre le bénéfice avec les charges. Il m'invita à dîner chez lui pour le lendemain.
Caspar Friedrich
On peut juger par ce trait, de la noble franchise de son caractère; mais avant d'en citer d'autres, je me permettrai quelques réflexions sur ce que j'entends par caractère.
Il me semble que le caractère est le résultat de nos qualités physiques et morales. Nos philosophes l'attribuent au climat, mais ils se trompent : car il en résulterait que tous les hommes, sous la même latitude, auraient le même caractère ; ce qui est contraire à l'expérience. Le Turc grave, silencieux, résigné, et le Grec étourdi, babillard, inquiet ; l'ancien Romain et l'Italien moderne ; enfin le capucin et le danseur d'Opéra, sont enveloppés de la même atmosphère, et vivent dans le même climat. (...)
Cette distinction du caractère naturel et du caractère social, m'a paru nécessaire pour bien faire comprendre une chose que disait Rousseau : Je suis d'un naturel hardi et d'un caractère timide. L'un, était le caractère donné par la nature ; l'autre, le caractère acquis ou social. Représentons-nous donc Rousseau, livré en naissant aux douces lois de la nature, élevé par un si bon père, par une tante si indulgente ; exalté par la lecture des vies des grands hommes de l'antiquité, des Scipion et des Lycurgue ; invité d'ailleurs, par le spectacle de mœurs simples, franches et pures, à être sincère, confiant et bon ; représentons-nous-le ensuite, jeté dans un monde corrompu, sans appui, sans fortune, sans crédit, sans intrigue. Quel contraste étrange dut se former entre les mœurs de cet homme simple, et celles de la société; entre sa franchise et l'astuce d'autrui, son inexpérience et l'expérience des autres, sa pureté et la corruption du monde ! Pour moi, je m'étonne que son caractère naturel ait pu résister à ce choc : cela me prouve combien la première éducation donne à l'âme une trempe forte et durable. Il dut résulter de ces différents contrastes, que le monde fut toujours pour lui un pays ennemi ; ce qui le rendit méfiant, timide et sauvage. D'un autre côté, son âme élevée à la vertu, et frappée par l'adversité, devint supérieure à la fortune, et produisit d'immortels ouvrages. Ainsi une terre préparée au printemps par le souffle du zéphyr, et déchirée par le soc de la charrue, reçoit dans son sein les glands que lui confie la main du laboureur, et produit des chênes qui bravent les tempêtes. Il sut tirer ce fruit de sa pauvre fortune, qu'un très petit talent lui donna les moyens de revenir à la nature et de suivre son caractère naturel. En élevant une barrière entre lui et les hommes, il échappa aux partis, et devint maître de ses opinions. Heureux de n'être point obligé de se trahir par de fausses louanges du monde, il regarda toute sa vie la liberté comme la seule chose qui peut nourrir une bonne conscience : aussi il sacrifiait tout à cette noble indépendance qui a élevé et formé sa pensée. Mais ce que j'ai trouvé de plus admirable dans son caractère, c'est que jamais je ne l'entendis médire des hommes dont il avait le plus à se plaindre. Il me disait : Quand je me brouille avec quelqu'un, la première fois c'est de sa faute ou de la mienne, mais la seconde à coup sûr c'est de la mienne. Il était naturellement disposé à railler, et c'est un caractère commun à Socrate, à Phocion, à Caton : car la vertu a la conscience de sa supériorité sur le vice. Je lui dis un jour que Montesquieu appelait Voltaire le Pantalon de la philosophie. Non, dit-il, il en est l'Arlequin. Il aimait à répéter une raillerie de Fontenelle sur l'avarice d'un membre de l'académie. Un jour l'on faisait une quête pour un pauvre homme de lettres : on s'adressa deux fois à un académicien qui passait pour avare ; il dit au second tour : J'ai donné un louis : celui qui tenait la bourse, lui répondit : Je le crois, mais je ne l'ai pas vu ; Fontenelle repartit aussitôt : Pour moi, je l'ai vu, et je ne le crois pas.

On sait combien Voltaire l'avait maltraité, et cependant il ne parlait, jamais de lui qu'avec estime. Personne à son gré ne tournait mieux un compliment ; mais il ne le trouvait pathétique qu'en vers. Il disait de lui : Son premier mouvement est d'être bon ; c'est la réflexion qui le rend méchant. Il aimait d'ailleurs à parler de Voltaire, et à conter le trait de son père, qui assistait, en cachette, à la première représentation d'Œdipe, et qui, plein de joie, quoique janséniste, ne cessait de s'écrier : Ah le coquin ! Ah le coquin ! Rousseau me demanda un jour si je n'irais pas le voir, comme tous les gens de lettres. Non, lui dis-je, je serais trop embarrassé pour aborder un homme qui, comme un consul romain, a des peuples pour clients, et des rois pour flatteurs ; je ne suis rien, je ne sais pas même tourner un compliment. Oh ! me dit-il, vous n'avez pas une idée convenable de Voltaire; il n'aime point tant à être loué. Un jour, un avocat du Bugey l'étant venu voir, s'écria en entrant dans son cabinet : Je viens saluer la lumière du monde. Voltaire se mit à crier aussitôt : Madame Denis, apportez les mouchettes.
Un jour que nous parlions du tableau du Déluge du Poussin, il cherchait à fixer mon attention sur le serpent qui se dresse sur un rocher pour éviter les eaux dont la terre est toute pénétrée. Après l'avoir écouté, je lui dis : II me semble voir dans ce sublime tableau un caractère bien plus frappant, c'est l'enfant que le père donne à sa femme sur un rocher; cet enfant s'aide de ses petites jambes. L'âme est saisie au milieu des crimes de la terre, des eaux débordées, des foudres lointaines, du spectacle de l'innocence soumise à la même loi que le crime, et de celui de l'amour maternel, plus puissant que l'amour de la vie. Il me dit : Oh ! oui, c'est l'enfant, il n'y a pas de doute, c'est l'enfant qui est l'objet principal.
le Déluge, Poussin
Il se reprochait plusieurs choses, entre autres ce qu'il avait dit contre les médecins. De tous les savants, ce sont ceux, me disait-il, qui savent le plus et le mieux. Si on lui racontait quelque trait de sensibilité, il pleurait, il était méfiant, mais il n'avait que trop sujet de l'être. J'ai connu un homme qui se disait son ami, et qui s'amusait à faire sur lui une comédie du Méfiant. L'auteur de cette trahison me la confia lui-même ; je l'arrêtai en lui disant : Si vous faites paraître votre pièce, je me charge d'en faire la préface. Cet homme était Rulhière.
On a accusé Jean-Jacques d'être orgueilleux, parce qu'il refusait ces dîners où les gens du monde se plaisent à faire combattre les gens de lettres comme des gladiateurs ; il était fier, mais il l'était également avec tous les hommes, n'y trouvant de différence que la vertu. Il aimait les âmes fières : Eh bien ! lui dis-je un jour en riant, vous auriez donc aimé ce jésuite qui répondit à un seigneur espagnol qui voulait le forcer à lui céder le pas : C'est vous qui me devez du respect, à moi qui ai tous les jours votre Dieu dans les mains, et votre reine à mes pieds. Oh ! me dit-il, je connais un trait qui me semble plus fort ; c'est celui d'un ambassadeur nègre, reçu par un gouverneur de Portugal dans une salle où il n'y avait point d'autre fauteuil que celui où il était assis. Quand l'ambassadeur noir fut près de lui, le Portugais lui demanda sans se lever : Votre maître est-il bien puissant ? Le nègre fit aussitôt coucher par terre deux de ses esclaves, s'assit sur leur dos ; puis se recueillant un moment, il dit gravement au gouverneur : Mon maître a une infinité de serviteurs comme toi, cinquante comme le roi ton maître, et un comme moi. À ces mots il se leva, et sortit. Cependant ses esclaves restaient accroupis dans la salle d'audience : on fut lui dire de les rappeler, mais il répondit : Ma coutume n'est pas d'emporter les fauteuils des lieux où je m'assieds. Rousseau disait à ce sujet que la modestie était une fausse vertu, et que les hommes de mérite savaient bien s'estimer ce qu'ils valaient. Au reste il faisait peu de compte de ceux qui n'aimaient que sa célébrité. Ce n'est pas moi qu'ils aiment, disait-il, c'est l'opinion publique, sans se soucier de ma véritable valeur. 

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