Remercions Etienne Chouard d'avoir mis en ligne cette enquête littéraire de Henri Guillemin, publiée dans Eclaircissements en 1961. Voici la suite du billet précédent
Sur le chapitre de l'argent,
Voltaire n'est pas beau à voir. « Une morale de coulissier ; le mépris du petit
gain journalier ; le respect du gros négoce et de la spéculation. » Ces duretés
sur son compte ne viennent pas du R. P. Condamin ; constatations, affligées, de
Lanson. Pour s'enrichir, il est prêt à tout. Il grappille les pensions à droite
et à gauche ; il a tenté de se glisser dans les services secrets de Dubois, car
l'espionnage rapporte et plaît à sa nature ; il trafique dans les loteries et
tripote dans l'agiotage; toujours « à cheval sur le Parnasse et la rue
Quincampoix », dit d'Argenson. Il revend (200 000 NF) sa charge de gentilhomme
du roi, tout en obtenant le maintien des privilèges attachés à ce titre. Pour
aller chez Frédéric II, il exige un contrat en règle : pension, 70 000 NF ;
frais de voyage, 35 000 NF, — plus le cordon de l'ordre du roi, plus la clef de
chambellan ; et il spéculera en outre, frauduleusement, sur les billets de la
Banque de Saxe (ces billets, dépréciés, la Banque a été contrainte de les
rembourser, au pair, aux sujets de Frédéric II, mais à eux seuls ; Voltaire
s'arrange pour en faire une rafle en Hollande) ; ce sont les fournitures
militaires qui sont la source permanente de ses plus gros profits ; l'improbité
y est de règle ; c'est un pillage organisé du Trésor. Entretenu par la
collectivité à partir de 1734, Voltaire ne dédaignait pas de l'être,
précédemment, par autrui ; quand trépasse Mme de Fontaines, en janvier 1733, il
en est marri : « J'ai perdu une bonne maison dont j'étais le maître et 40 000
livres de rente qu'on dépensait pour me divertir. »
Frédéric II |
Le 4 mai 1767, il indique à son
banquier lyonnais : « Le capital qui est entre vos mains se monte à 524 000
livres (disons 1 300 000 NF) indépendamment des intérêts de 445 000 livres
(disons 1 500 000 NF). » En 1778, il aura, en chiffres ronds, 500 000 NF de
rente. Parti de rien, je suis « parvenu », dit-il en propres termes, « à vivre
comme un fermier général » ; et « par quel art ? » Réponse : parce qu' « il
faut être, en France, enclume ou marteau » et qu'il a su choisir le bon côté,
celui qui écrase.
Bâtonné, à trente et un ans, par
les soins d'un aristocrate, est-il en révolte ? Tout se passe, au contraire,
comme si ce massage n'avait fait que lui assouplir mieux l'échine. Il en est
repoussant. Rien ne lui coûte lorsqu'il s'agit de flagorner qui peut lui être
utile. Il veut entrer à l'Académie et les Jésuites y sont puissants ? Voltaire
écrit à l'un des « bons pères » une lettre ostensible et dévote. Jeanne Poisson
devenue Pompadour est maintenant la maîtresse du roi ; Voltaire la comble
d'hommages ; il la félicite, en « bon citoyen », du gracieux travail qu'elle
assume et qui doit « faire le charme de tous les honnêtes gens » ; s'il pouvait
l'avoir pour alliée ! aussi ne néglige-t-il pas d'ajouter, concertant son
vocabulaire, que seuls lui seront ennemis les « frondeurs jansénistes ».
Voltaire est l'amant de Mme du Châtelet, mais Frédéric II est d'une autre
importance qu'Émilie pour son avancement ; Frédéric II n'aime pas les femmes ;
aussi Voltaire l'assure-t-il (31 décembre 1740) qu'il n'a point à être jaloux :
Un ridicule amour n'embrase pas
mon âme
Et je n'ai pas quitté votre
adorable cour
Pour soupirer en sot aux genoux
d'une femme.
Emilie du Châtelet |
« Héroïsme », disait Lamartine ;
« audace d'un seul contre tous »; Voltaire qui « brave le respect humain » ;
Voltaire qui « affronte les bûchers »... Le dithyrambe de Lamartine est un
monument de candeur. Voltaire n'est pas « seul contre tous ». Quand il entame,
vers 1716, sa bataille contre la superstition, il sait qu'il va plaire à
quantité de gens qui serviront son arrivisme. Avec le Régent au pouvoir, le bon
ton est d'être esprit fort et Voltaire se met en flèche, car il souhaite qu'on
le regarde, qu'on applaudisse, qu'on se récrie : quel homme ! Quels dons ! il
est inouï ! Il aime « effrayer les badauds » (Épître à Horace). Mais quand il
croit le moment venu de se hisser aux honneurs, on note dans sa trajectoire un
palier de sagesse. Il y a eu le départ à grand fracas, pour se faire connaître,
et il y aura, plus tard, un certain travail enragé ; entre les deux, une
période surveillée, le temps de la sourdine, l'époque où Voltaire « réalise»
et convertit sa notoriété en places et en titres : 1er avril 1745, historiographe
du roi ; 25 avril 1746, l'Académie ; 22 décembre 1746, « gentilhomme ordinaire
». S'il pouvait s'incruster à Versailles ! Mais c'est en vain que, prosterné et
l'œil caressant, il demande à Louis XV si « Trajan » est content de lui ;
Trajan se détourne de ces reptations. Aucun « bûcher » ne le menace mais il
craint ce donjon de Vincennes où Diderot a fait un stage. Voltaire est
extrêmement prudent. Jean-Jacques signe ce qu'il publie, comme Hugo signera, le
2 décembre, cette affiche au bas de laquelle il met sa tête. Voltaire ne signe
rien de ce qui pourrait lui valoir des ennuis. « Frappez et cachez votre main »
; telle est sa devise. Il s'est tapi à Ferney dans un terrier à double issue.
Préservée dans un tel abri, et sous tant de millions, sa sécurité est entière ;
mais s'il s'applique à « écraser l'Infâme » par des agressions anonymes, que
cela surtout n'aille point jusqu'à endommager sa paix. Son Sermon des Cinquante
est une jolie fougasse dont il est satisfait. Mais écoutons-le, qui ne badine
pas, s'expliquer à sa nièce Fontaine sur ce mauvais livre (11 juin 1761) : « Je
ne sais ce que c'est que le Sermon des Cinquante dont vous me parlez. Si
c'était quelque sottise antichrétienne et que quelque fripon osât me l'imputer,
je demanderais justice au Pape, tout net. Je n'entends point raillerie sur cet
article. » La sincérité frémit dans sa voix au point qu'il en est pathétique.
Les égards que voue Arouet à la
protection de son repos n'ont pas de bornes. En 1768 et 1769, non qu'un danger
se dessine, mais seulement parce qu'il souhaiterait que l'on fût moins froid
pour lui à Versailles, Voltaire fait ses Pâques. Ses « amis » parisiens en sont
interloqués et demandent des explications. Voltaire se justifie comme il peut,
c'est-à-dire ignominieusement. Il dit que cette singerie était nécessaire, que,
fidèle à la Cause, bien sûr — les « frères » le connaissent ! ce n'est pas lui
qui désertera ! — et plus que jamais nasardant, incognito, les christicoles, il
s'est vu, toutefois, contraint à des ménagements ; « il y a des temps où il
convient d'imiter leurs contorsions ». Et il ajoute, pour être drôle, à propos
de ce pain azyme qu'il lui a fallu se laisser mettre sur la langue : certains «craignent de manier les araignées », mais d'autres, intrépides, «les avalent »
; pareille performance doit arracher les ovations. (Au demeurant, si ce n'est
que du pain, l'hostie, pourquoi parler d' « araignée » ? Un texte comme
celui-là donnerait des idées à l'Inquisition. Montaigne communie sans émoi, en
toute quiétude, en tout sommeil ; mais cette horreur physiologique, c'est à
croire qu'elle est démoniaque. Détendons-nous. Voltaire, en absorbant l'hostie
n'a pas eu de spasme dans la gorge ; il n'a pas non plus, après son exploit,
éclaté d'un rire infernal ; il n'écrit « araignée » qu'à l'intention des
camarades et pour leur prouver vigoureusement, qu'ils peuvent toujours lui
faire confiance.) Il est peureux. Tous ses familiers le savent. Dauber sur les
Pompignan, le poète et l'évêque, c'est un délice gratuit ; mais qu'un troisième
Pompignan, insoupçonné, sorte de l'ombre et déclare — il est dans les
carabiniers — son intention de venir couper les oreilles à Voltaire, celui-ci,
terrifié, appelle au secours Choiseul contre ce spadassin. Frédéric était
convaincu que « Christmoque » s'effondrerait devant la mort. On se souvient de
Lamartine : Voltaire qui « condamne », en héros, « sa propre cendre à n'avoir
même pas de tombe ». Arouet, au contraire, attache le plus grand prix à être
enseveli chrétiennement. Qu'est-ce que cela peut bien lui faire ? Il a
communié, jadis, pour plaire au roi, mais c'est pour plaire à qui, cet
enterrement catholique qu'il veut avoir, à toutes forces? Une dernière
victoire sur l'Église ? Contraindre à l'honorer, mort, ces gens qu'il a
souffletés, vivant ? Ou peut-être, cette proscription de sa dépouille, s'il
meurt irréconcilié, un opprobre que sa famille ne doit pas subir ? Les mondains
eux-mêmes les plus « affranchis » tiennent aux funérailles rituelles. Cela se
fait. Va pour les baladins, la sépulture honteuse. M. de Voltaire ne saurait
tolérer que l'on traitât mal son cadavre. L'enterrement civil, au XVIIIe
siècle, n'a pas encore son droit de cité. Je demeure perplexe. N'y eut-il pas
eu réprobation sociale, Voltaire aurait-il agi autrement ? Toujours est-il
qu'il s'est platement rétracté, renié, et qu'il a signé ceci, le 2 mars 1778 :
« Je meurs dans la religion catholique où je suis né, espérant de la
miséricorde divine quelle daignera pardonner toutes mes fautes, et si j'avais
jamais scandalisé l'Église, j'en demande pardon à Dieu et à elle. » Dans
l'histoire, malpropre, de sa communion pascale, l'évêque Biort lui avait
rappelé, le 5 mai 1769, que « manquer à la bonne foi » est toujours chose
déshonorante, mais jamais autant que « dans une circonstance » qui exclut, «
essentiellement » la « dissimulation » et l'« artifice ». Les mêmes mots,
syllabe par syllabe, sont valables pour Voltaire en présence des derniers
sacrements.
La « bonne foi » est sans doute
la vertu qui lui manque le plus. Delattre et Pomeau conviennent tristement que
« le mensonge lui est naturel » ; « il ment à ses amis ; il ment quand il fait
une affaire ; il ment quand il a un procès ». Il attaque, puis, si l'on
riposte, pousse des cris assourdissants ; « vos prêtres, dit-il à Tronchin, à
propos des pasteurs de Genève, vos prêtres qui m'ont insulté d'une manière si
lâche et si odieuse... » Il redoute si fort de voir la géologie de Buffon
confirmer la Bible qu'il se jette, sur les fossiles, dans un enfantillage dont
il mesure parfaitement l'ineptie, mais qui prendra peut-être, chez les simples.
Et dans l'affaire Saurin, telles pièces renversant ses dires, il lacère les
documents et mutile les registres pour avoir raison contre la vérité. Et son
apostolat en faveur de la « tolérance » ! Et sa fièvre, annuelle, de la
Saint-Barthélemy ! (Cette date le tue ; chaque 24 août, il a des sueurs, des
vertiges, son cœur s'arrête, il faut qu'il s'alite.) Et cette participation
visionnaire, insoutenable et qui le brise, aux tortures de Jean Calas ! Curieux
comme d'autres tortures le laissent désinvolte. Calas sur la roue le rend
malade, mais Jeanne d'Arc le met en joie ; pour cette Pucelle qui joignait les
mains, la dérision ne suffit pas ; il faut la couvrir d'immondices ; il importe
de la montrer obscène, à la façon d'une rustaude que les bêtes, bien armées,
séduisent ; et Voltaire de décrire Jeanne offrant, dans l'attitude adéquate,
son corps à un âne :
De son cul brun les voûtes se
levèrent
(Etc.)
J'ai finalement un regard équilibré de ce siècle et de cet auteur tant vantés !Merci bien!
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