mercredi 13 mars 2013

Henri Guillemin et Voltaire (4)

Remercions Etienne Chouard d'avoir mis en ligne cette enquête littéraire de Henri Guillemin, publiée dans Eclaircissements en 1961. Voici l'avant-dernier extrait de ce texte.


Littérature, dirons-nous ; un peu gênante tout au plus. Malheureusement Voltaire ne s'en tient pas à ces exercices de style. Il aime à recourir au bras séculier. Le libraire Grasset l'a compromis, à propos de la Pucelle précisément (Grasset, sans permission, a imprimé le livre à Genève, sachant qu'il aurait un succès de vente, car les manuscrits de l'ouvrage qui circulent dans les salons de la ville haute engendrent, dit Du Pan, genevois doré, « de beaux éclats de rire chez nos dames »). Grasset va payer cher sa tentative. Voltaire est déchaîné. « Je l'ai dénoncé au Conseil ; il a été mis en prison et chassé de la ville... En quelque lieu que soit Grasset, j'informerai partout les magistrats » ; et il a essayé de le faire lyncher, aux Délices, par ses domestiques. 
les Délices, aux environs de Genève

Le curé de Moëns, Ancian, qui s'est mis dans un mauvais cas, Voltaire fait de son mieux auprès de la police pour qu'il aille aux galères. Mais c'est l'incident des Lettres écrites de la Montagne qui nous en apprend sur lui le plus long. Il vaut mieux n'en pas trop parler. On me l'a fait comprendre, autrefois, lorsque j'ai appelé, là-dessus, l'attention. Raison de plus pour que je recommence. Jean-Jacques a osé, dans ses Lettres, nommer le Sermon des Cinquante sans mettre en doute que ce pamphlet soit de Voltaire. La vengeance de Voltaire est affreuse. Il sait que Jean-Jacques est redouté des grands bourgeois de Genève, car il a la plèbe avec lui ; son livre, du reste, expose comment la 
« République » est devenue la proie des nantis. Aussitôt Voltaire s'ingénie à faire peur aux riches encore davantage, pour qu'ils agissent, sans perdre une minute, et que Rousseau soit arrêté, et qu'on le tue. « Cachant sa main », Voltaire travaille à faire exécuter Jean-Jacques. D'une pierre deux coups : on le débarrassera d'un très déplaisant adversaire 
Quel temps a-t-il pris pour rendre la Philosophie odieuse ? Le temps où elle allait triompher ! » 12-1-65) et il pourra, si son plan réussit, tomber ensuite sur les pasteurs, coupables de ne vouloir point être « sociniens » et qui brûlent les penseurs libres. Voici le texte qu'il fait répandre ; non signé, bien entendu, de telle manière qu'il puisse jurer en ignorer tout (...) ; c'est un appel au Conseil, un avertissement à mille exemplaires : « Le Conseil aura trop de prudence et trop de fermeté pour s'amuser seulement à faire brûler un livre auquel la brûlure ne fait aucun mal... Il punira, avec toute la sévérité des lois, un blasphémateur séditieux » ; si le Conseil ne bouge pas, s'il reste stupidement inerte, « il sera traîné dans les boues par la populace » ; vite, vite, « un jugement qui mette fin à l'audace d'un scélérat ! » Ce n'est pas assez. Voltaire invente, en même temps, une intervention ecclésiastique et lance ce Sentiment des Citoyens où il a pris le ton calviniste afin que le libelle anonyme paraisse venir d'une plume « sacrée » ; la conclusion est la même : « On punit capitalement un vil séditieux. » Les jours passent et rien ne se produit. Voltaire n'y tient plus ; il lève le masque, mais en grand secret, pour François Tronchin qui est sûr, qui ne le découvrira pas ; et il lui hurle (billets des 12 et 22 janvier 1765) : Mais allez-y ! allez-y donc ! Mais qu'est-ce que vous attendez !
François Tronchin, avocat au conseil de Genève

Tel est, en actes et dans le concret, l'homme du Traité de la tolérance, le sanglotant du procès Calas. Les « crimes » lui mettent l'âme en feu, sauf s'ils s'accordent à ses desseins. Catherine II a du sang sur les mains ? Peccadille, puisqu'elle protège les philosophes. « Je sais bien qu'on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari, mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas. » Voltaire-le-tolérant déplore avec bonhomie la « rage » qu'ont les gens à « forcer les autres à boire de leur vin », il tonne contre les dragonnades, mais il compte sur les bataillons de Frédéric II pour un prosélytisme selon son cœur : « Si j'avais 100 000 hommes, je sais bien ce que je ferais...» L'abbé Galiani, son disciple, expliquera sans ambages à Mme d'Épinay, le 22 juin 1771, ce que c'est que la Tolérance : « Si l'on rencontre un prince sot, il faut lui prêcher la tolérance afin qu'il donne dans le piège » et qu'ainsi, « par la tolérance qu'on lui accorde », le parti des lumières puisse se mettre en mesure d' « écraser » le parti des ténèbres. 
Ferdinando Galiani

Au moment où Calas expire, victime de juges monstrueux, Voltaire ne s'émeut nullement. Ce parpaillot ne l'intéresse pas ; il en veut à mort, à cette date, aux pasteurs de Genève ; tant pis pour l'énergumène du Midi, lui aussi, après tout, christicole. S'en prendre à des juges, qui sont, plus ou moins, aux ordres du Pouvoir, Voltaire, en outre, a peu de penchant pour de semblables témérités. Puis il s'aperçoit que l'heure est bonne : nos armées battues par les hérétiques, le Pouvoir incline à flatter les vainqueurs ; le ministère, nos caisses vides, cherche à placer des emprunts à Genève, et ne vient-on pas, chose inouïe, d'accorder une ferme générale à un protestant (J. R. Tronchin) ? Allons, l'entreprise est décidément sans périls et permet contre « l'Infâme » la plus belle manœuvre. Encore faut-il que Voltaire s'entoure, d'abord, de hautes protections. Le terrain prêt, il s'avance avec son artillerie et ses larmes. Zola risquera gros, dans l'affaire Dreyfus. Aucun désagrément à redouter, des profits seulement à recueillir, pour Voltaire, dans l'affaire Calas. L'opération achevée, Calas ne sera plus, pour Voltaire, que « le roué de Toulouse », comme l'Autre était « le pendu » de Jérusalem, et la veuve du roué « une huguenote imbécile ».
le supplice de Calas

Ce que Voltaire ne peut souffrir, plus encore que la croix, c'est l'odeur des pauvres. La « populace » l'incommode, et elle l'inquiète pour l'avenir. Dès 1755, il a flairé, dans le deuxième Discours de Jean-Jacques (sur « l'origine de l'inégalité »), « la philosophie d'un gueux », et si Jésus l'horripile, c'est aussi qu'il sort « de la lie du peuple ». « Nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, écrit Voltaire, cassant, à Damilaville, le 1er avril 1766 ; j'entends par peuple la populace qui n'a que ses bras pour vivre [...] Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants.» Les gueux n'ont nul besoin de savoir lire ; s'ils se mettaient à réfléchir, cela pourrait déranger tout. Des gens qui n'ont pas voix au chapitre. Des méprisables. À Biort l'évêque, Voltaire n'omet point de jeter au visage qu'il est le fils d'un maçon, au jésuite Nonotte qu'il descend d'un fendeur de bois, à J.-B. Rousseau que son père était cordonnier ; et il admire 
« l'insolence » de ces prêtres « qui vous disent : je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse ». S'il est énergiquement antisémite, ce n'est pas seulement parce que la Bible vient des juifs, mais parce qu'ils peuplent, en Europe, la pouillerie des ghettos. « Les juifs ne connaissent ni l'hospitalité, ni la liberté, ni la clémence » ; ils ont « cet esprit de lucre inspirateur de toute lâcheté » (une merveille, cette phrase, sous une telle plume) ; c'est une « nation atroce » ; les juifs « sont les ennemis du genre humain ».

Saisissante, la remarque d'André Delattre (p. 34) : 
« L'imposteur que voyait Voltaire en tout fondateur de religion, il n'avait pas à aller loin pour en trouver le modèle. » Exact. Littéralement exact. Voltaire, sur le trépied, enseigne aux démunis le Dieu « rémunérateur et vengeur », alors qu'il pouffe, entre intimes, sur ce croquemitaine. Voltaire prêcheur déiste n'est pas le « cagot » qu'imaginaient les holbachiens ; un fourbe, tout bonnement ; c'est Tartufe.
 

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