samedi 2 mars 2013

Henri Guillemin, préface aux Rêveries (4)

Lorsque à trente-sept ans, sur la route de Vincennes, Jean-Jacques avait connu cette « illumination » qui, soudain, l'a transfiguré, lorsqu'il avait rejoint son enfance, donné raison à son enfance, et, dans un transport mêlé de sanglots, juré à Dieu qu'il serait à lui, désormais, qu'il le préférait, qu'il n'avait jamais cessé de l'aimer, qu'il l'aimerait maintenant par-dessus toutes choses, la promesse qu'il jetait là, plein de fièvre et de ferveur, il ne mesurait pas tout ce qu'elle impliquait. 
l'illumination de Vincennes

« Par-dessus toutes choses » ? Une chose, au moins, restait pour lui précieuse infiniment : l'estime des hommes, le respect, la reconnaissance de ses contemporains qu'il a voulu aider, servir, en leur montrant, par ses écrits, la bonne route. C'est ce dernier objet, parmi les choses du monde, que Jean-Jacques parvient à ne plus désirer. Sa situation est la même ; ou plutôt, elle est pire. Depuis que Mme de Créqui lui a retiré sa douceur, personne, plus personne, ici-bas, qui lui rende justice. Le cercle de haines et de dégoûts dans lequel il se croit enfermé vient de se clore. Plus d'issue. Nul recours. Mais si ! Le recours à l'absence. L'issue verticale. Ceux qui le tenaient ne le tiennent plus, simplement parce qu'il n'est plus là. Tout-puissants sur qui leur ressemble, ils sont sans pouvoir contre un homme qui ne compte plus pour rien l'opinion qu'on a de lui. Fini, l'attachement à cette vanité. Tout est bien. J'ai fait ce que j'ai pu, et Dieu me jugera. Quelle importance, en vérité, l'assentiment public, la renommée, les éloges ? Goût de la gloire, pas autre chose. Encore un piège de l'amour-propre. L'amour-propre n'est pas cet amour de soi, légitime, plus que légitime, nécessaire, dont il est parlé dans la loi des lois. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le moi est double, ou plutôt, il y a le faux moi et le vrai. Faux, haïssable, le moi acquis, le moi des convoitises, celui dont il est question dans l'autre Parole : Quiconque est perdu qui veut se garder, avare, coûte que coûte se garder pour soi. Noble, au contraire, constitutif, irremplaçable, le moi profond, celui que Jean-Jacques, dans ses écrits, appelait souvent « la nature », la « nature humaine », la réalité de notre être qui se définit par son élan vers le Bien et qui n'existe, à chaque seconde, que par Celui qui est. L'aimer, ce moi profond, c'est aimer son principe et sa source ; « cœur-du-cœur » où Dieu habite.
Il t'en aura fallu du temps, pauvre âme, pour épeler ta leçon de choses, pour inventorier le contenu de ton option ! Une connaissance nous est livrée, dans une espèce de révélation, et nous n'avons pas trop de notre vie entière, dormants que nous sommes, pour entendre et pour accueillir la totalité du message. C'est fait, à présent, pour Jean-Jacques. Il assume la solitude parce qu'il a compris, enfin, que notre cœur, une fois donné, n'est plus jamais seul.
Un écrit comme il n'y en a pas beaucoup, ces Rêveries inachevées. L'œuvre de quelqu'un qui croit que nul ne lira ces lignes qu'il trace avec lenteur. Rousseau a la conviction — réelle, absolue — que la « Ligue », autour de lui, est telle qu'elle parviendra sans peine, lorsqu'il n'y sera plus, à mettre la main sur son manuscrit, à le cacher, à le détruire. Les teneurs de « journaux intimes », combien sont-ils à n'écrire que pour eux ? Les preuves sont là, chez Benjamin Constant, de l'arrière-pensée qui ne le quitte pas, dans ses notes les plus secrètes : d'autres yeux que les miens liront tout cela ; et il se surveille, et il plaide, et il se rend témoignage, et il prend des poses. Quant à Gide, son célèbre Journal était si bien à notre intention que ce champion de la sincérité falsifiait à plaisir et son texte et ses dates pour embellir le mémorial qu'il nous vendait de son vivant. L'homme des Rêveries ne travaille pas pour nous. Il a repris la plume, parce qu'il a toujours pensé plus clairement en formant sur le papier des lettres et des mots qu'en laissant errer son esprit. Errer, justement ; vaquer ; sauter d'un objet à l'autre ; paresser. Or c'est une tâche positive qu'il a résolu de s'assigner. La même que toujours, depuis cette « Réponse à l'Académie de Dijon » qui décida de son destin. « Notre véritable étude, disait-il au début de l'Emile, est celle de la condition humaine. » Et ici (III) : Quelque chose en moi, « dans tous les temps », m'a « fait chercher la nature et la destination de mon être». Hier, il se défendait, dans les Confessions. L'épigraphe de ce livre pourrait être tirée de la lettre crispée, tremblante, que Jean-Jacques adressait à Mylord Maréchal, le 19 mars 1767 : 
« Cet homme que vous prenez pour moi n'est pas moi. » Le ton n'est plus le même, à présent. Plus d'apologie. Rousseau n'est plus tourné vers ses persécuteurs pour les supplier d'ouvrir les yeux, de cesser de le méconnaître, Rousseau ne s'adresse plus à personne. C'est lui-même qu'il interroge. Il a changé. Cette paix revenue en lui, il faut qu'il sache l'employer. À quoi? À s'examiner tel qu'il est dans cette disposition nouvelle. Il est content ? Mais il se connaît, toujours si prompt à s'applaudir ! Ne plus se donner le change. Il a certainement du chemin à faire, encore, avant d'être en état de rendre à Dieu ses comptes, ce qui ne peut plus guère tarder maintenant.
La loyauté de son enquête l'amène à des découvertes : qu'un 
« innocent persécuté », par exemple, prend volontiers « pour un pur amour de la justice » ce qui n'est que « l'orgueil de son petit individu » ; et que ces bonnes excuses qu'il s'octroie pour les mensonges qu'il lui est arrivé de faire (« mauvaise honte », 
« embarras ») elles sont trop commodes, elles ne valent rien. 
« Témérité », « arrogance », la façon qu'il a eue d'arborer cette devise : Vitam impedere Vero. Le bien, il ne l'a jamais pratiqué que lorsqu'il y goûtait une joie. Dès qu'il se sent contraint, les actes les meilleurs n'ont pour lui plus d'attrait ; « voilà qui modifie beaucoup l'opinion que j'eus longtemps de ma propre vertu».

Rares sont les créatures qui, en vieillissant, s'améliorent. Le plus souvent, presque toujours, ce que l'âge apporte avec lui, c'est la pétrification, la sclérose, l'être qui se ratatine. Jean-Jacques ne suit pas la règle. La vie se retire de lui, et il se soucie d'être meilleur, plus courageux, moins égoïste. Quand la mort s'approche, écrit-il, « on pense à tout, hormis à cela ». Il y pense, lui, à sa mort. Il sait que l'heure solennelle n'est pas loin, et il songe à s'y préparer.
Que de choses savantes nous ont été dites, et pleines de la psychologie la plus déliée, sur Jean-Jacques et le savourement de son moi, Jean-Jacques et cet amour de Dieu qui lui serait si parfaitement étranger ! Il a dit et répété : « Je suis chrétien. » Mais les connaisseurs vous expliquent que c'était là clause de style et que, le christianisme authentique, Rousseau en était à cent lieues. Je lis, pourtant, dans les
Rêveries (III), ceci qui ne me paraît point d'un froid déisme abstrait : « Ce que j'avais le plus à redouter au monde /.../, c'était d'exposer le sort éternel de mon âme. »
Et cet homme dont on nous affirme qu'il se roulait, avec une volupté insatiable, dans la complaisance de sa personne, drôle, tout de même, non ? qu'il emploie, à tant de reprises, ces mots d'« extase » et de « ravissements » qui, s'ils ont un sens, indiquent très exactement l'opposé du repliement d'un être sur soi. «
Je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m'oublie moi-même » (VII). Jean-Jacques sent son cœur 
« s'élancer vers l'auteur des choses » (id.). Son vœu le plus cher serait de retrouver l'île Saint-Pierre où il a passé des semaines de bonheur ; s'il pouvait y revenir, mon âme, dit-il, 
« converserait d'avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps ». 
l'île de Saint-Pierre

 Un « introverti » passionné, morbidement occupé de soi seul ? Alors, comment se fait-il qu'on lise, dans la septième 
« Promenade », à propos de ses « rêves » et de ses « extases », les lignes que voici : jadis, ses « ravissements » l'emportaient dans des songes de « félicité terrestre », mais « toujours relatifs au tout » (« Je ne pouvais être heureux que de la félicité publique») ; et maintenant qu'il se voit repoussé par les hommes et qu'il en est réduit à la société des arbres et des plantes, c'est le « tout », encore, qui l'enivre : « Je m'identifie avec la nature entière » (VII); mon cœur « se perd avec une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié» (id.); et s'il n'a plus de vrai bonheur que dans les prés et les bois, s'il se fait « botaniste », s'il éprouve comme une expansion et un accomplissement lorsqu'il « étudie la nature » dans une herbe ou dans une fleur, c'est qu'il y trouve « sans cesse de nouvelles raisons de l'aimer » (id.). L'enthousiasme pour la création en ce qu'elle révèle du « plan divin », est-ce aujourd'hui, après Teilhard, que nous nierons sa valeur religieuse ?
De la souffrance consentie sort un bien que nous étions loin d'attendre. Jean-Jacques banni, réprouvé, ne doute plus que ce qui lui arrive n'ait été «
écrit dans les desseins éternels » (II). 
« Dieu est juste. Il veut que je souffre et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance. /.../ Tout doit à la fin rentrer dans l'ordre et mon tour viendra tôt ou tard » (id.). Il faut s'y faire. Jean-Jacques avait pris au sérieux l'enseignement du christianisme : que la destination de l'homme est de « connaître Dieu, l'aimer et le servir ». Je sais que ce n'est pas là l'image usuelle d'un écrivain dont la mémoire fut défigurée aussi bien par les dévots (si l'on peut dire) que par les « philosophes » et leurs disciples. Ces derniers, plus adroits que leurs maîtres, couvrant d'un voile les férocités de la « secte » contre Jean-Jacques lorsqu'il était de ce monde, ont tenté, insidieusement, d'annexer son nom à leur propagande. Mais le vrai Jean-Jacques, peu à peu, se révèle, sous la retombée des mensonges.

 

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