Remercions Etienne Chouard d'avoir mis en ligne cette enquête littéraire de Henri Guillemin, publiée dans Eclaircissements en 1961. Je vous en livre quelques extraits
Etienne Chouard |
J'ai voulu en avoir le cœur net.
En somme, Voltaire, je ne l'avais
jamais encore abordé un peu sérieusement que dans ses rapports avec
Jean-Jacques ; il n'y était pas avenant. Le regarder une bonne fois, l'observer
longuement et sous tous les angles, cette entreprise-là je ne l'ai jamais
vraiment essayée. (...)
Joseph de Maistre appelait
Voltaire « le dernier des hommes, après ceux qui l'aiment » ; il disait
qu'admirer Voltaire, se sentir du goût pour lui, c'est « le signe infaillible
d'une âme, corrompue». Mais Lamartine n'était pas une âme pourrie, et il
aimait Voltaire, tellement que, dans le manuscrit de son Histoire des Girondins, il l'avait salué avec ivresse. Voyez plutôt : « Il y a une incalculable
puissance de conviction, et de dévouement à l'idée, dans cette audace d'un seul
contre tous [...] Braver le respect humain sans autre applaudissement que sa
conscience, le respect humain, cette lâcheté de l'esprit déguisée en respect de
l'erreur, affronter les bûchers de la terre et les anathèmes du ciel, c'est de
l'héroïsme [...] Voltaire livra volontairement son nom à toutes les colères et
à toutes les malédictions du parti qu'il attaquait. Il le dévoua, et pendant sa
vie et pendant des siècles, aux ressentiments, aux calomnies, aux injures, aux
outrages des chrétiens. Il condamna sa propre cendre à n'avoir même pas de
tombe pour que son nom fût le signe, le drapeau déchiré et souillé de la guerre
qu'il commençait au nom de la Raison [...] La Raison date de lui dans
l'histoire, dans la philosophie, dans la religion. » Et Michelet : « Voltaire
est celui qui souffre, celui qui a pris sur lui toutes les douleurs des hommes.
» (...)
Joseph de Maistre, l'un des pères de la pensée contre révolutionnaire |
«
charlatans » ; 1726 moins quinze, cela nous reporterait à 1711, au petit Arouet
de dix-sept ans qui, cette année-là, en août, sortait de chez les jésuites. Le
chiffre est excessif, nous en verrons la preuve. La lettre anonyme de 1726 au
lieutenant de police n'en établit pas moins que Voltaire, alors, de longue date
déjà, pensait ce que nous savons sur ces sujets qui l'auront obsédé toute sa
vie. Je dis bien : obsédé. En 1774 ? le 9 décembre 1774 (il a quatre-vingts
ans), Mme du Deffand lui murmurera, comme à un complice : « Vous ne sauriez
perdre le souvenir de l'événement qui s'est passé il y a mille sept cent
soixante-quatorze ans. Tout vous y ramène. »
(...) Le Voltaire des années ultimes a connu la même aventure qui sera celle de
Victor Hugo. Tous deux, à la fin, sont en butte, pour leur déisme, aux
sarcasmes d'anciens amis qui les trouvent maintenant attardés. Zola, en 1881,
traite de « gâteux» l'auteur de l'Âne ; Diderot, après 1770, juge que Voltaire
n'est qu'un « cagot » et la Correspondance littéraire nous apprend que, dans le
groupe du baron, Voltaire est tenu pour un «capucin ». L'homme du Dictionnaire
philosophique parle à présent des « énergumènes athées » qu'il jette au même
fumier que les « énergumènes chrétiens ».
Aimer quelqu'un qui, en des
matières sérieuses, pense contre moi, je sais très bien que je le peux. La
politique de Joseph de Maistre est aux antipodes de la mienne, et de Maistre me
plaît tout entier. Chez les écrivains d'aujourd'hui, Étiemble est mon ami, et
cependant une frénésie l'habite contre cette foi à laquelle j'appartiens. Je ne
lui en voudrai jamais de ses coups de bélier contre ma maison. Il suit sa loi.
Quiconque a dans le cœur une certitude se doit d'obéir à ses commandements. Moi
non plus, je n'aime pas les tièdes, les précautionneux, les
amis-de-tout-le-monde. L'homme qui prend des risques parce qu'il a des choses à
dire, tant pis s'il me blesse ; je parlerai moi aussi, en sens contraire ;
voilà tout. Salubre, l'antagoniste qui se passionne pour ce qui en vaut la
peine, l'homme qui n'est pas de ces âmes mortes dont la pestilence vous
asphyxie, ni de cette race si bien nommée par J.-P. Sartre, et si parfaitement
discernable : les « salauds ». Je ne me sens pas prêt, devant Voltaire, à lui
cracher au visage parce qu'il insulte ce que j'adore. Voltaire croyait le
christianisme un mensonge ? Il se devait de le combattre. Les propos qu'il
tient sur le Christ, avant de les lui imputer à crime, il faut se mettre dans
sa perspective. Voltaire n'outrage pas, diaboliquement, un Dieu fait homme, un
Rédempteur. Ces termes-là, pour lui, sont vides. Il voit Jésus comme un
prêcheur juif, né probablement d'un adultère, et dont l'aventure finit mal ; un
mortel, un triste mortel, comme les autres, assujetti aux misères de notre
condition et qui eut peur devant la mort jusqu'à en « tomber de faiblesse ».
Qu'il l'ait nommé « le pendu », c'est qu'il le voit tel, en effet, et
encombrant, et irritant dans l'exploitation que des habiles ont tirée de son
supplice. Qu'il signe « Christ-moque », c'est qu'il nargue, à bon escient, des
crédulités imbéciles ; et s'il écrit à Helvétius, le 2 janvier 1761, qu'il «
faut hardiment chasser aux bêtes puantes » — les « bêtes puantes », ce sont les
prêtres, du papiste ou du calviniste, « tous pétris de la même merde » — c'est
que ces gens dont les uns ont fait la Saint-Barthélemy et dont les autres ont
brûlé Servet, il les hait d'une haine « sainte». Et s'il manque délibérément
d'élégance, s'il se frotte les mains, en 1765, parce que la Religion « en a
dans le cul », c'est que nous n'avons pas affaire, avec lui, à Renan le
douceâtre. Entre l'onctueux et l'emporté, ma préférence n'hésite pas. Lorsque
Voltaire dit « ces drôles » en parlant des « christicoles », ou ces « gredins »
à propos de ceux qui « croient encore au Consubstantiel », j'ai beau me savoir
au nombre des gredins et des drôles, je l'aime bien, ce fulgurant. Il est
injuste ? Il va trop fort ? On perd le droit, avec Voltaire, quand on ne pense
pas ce qu'il pense, d'être autre chose qu'une canaille ou un minus ? Cela ne
fait rien. Dans la bagarre, on ne mesure plus ses coups. Les forcenés d'une
doctrine, pourvu que je les sente authentiques, pas moyen en moi d'étouffer à
leur égard une fraternité inavouable.
Donc, je m'y suis mis. (...) Pomeau, sur Voltaire, mérite qu'on l'écoute. Et son petit livre aussi, dans la
collection des Écrivains de toujours, est solide. (...)
Voltaire, par René Pomeau |
Je me disais : au fond, si je ne
l'aime pas, si je n'éprouve pour lui qu'un intérêt hostile, ce doit être faute
d'avoir vécu avec lui. Quand on entre pour de bon dans la pensée, dans le
destin, dans la vie quotidienne d'un de ces grands morts, quand on se fait son
compagnon, quand on touche ces papiers sur lesquels se posèrent ses doigts et
qui reçurent son souffle, quand on l'entend respirer, quand on attrape, de
temps à autre, son regard même de vivant, invinciblement, n'est-ce pas ? on
s'attache à lui, on lui pardonne tout. J'ai connu cela avec Lamartine, avec
Jean-Jacques, avec Hugo. Il est vrai que d'autres entreprises similaires ne
m'ont pas conduit au même résultat. Vigny, plus je l'ai vu de près, plus la
glace m'est entrée dans les veines. Avec Constant, pire ! (...)
On ne peut se contenter, sur
Voltaire, de ces opinions courantes qui ne sont que des défaites : qu'il «
échappe », qu'on n'arrive pas à le saisir, que « c'est un être bien singulier »
(Mme du Deffand), « sans unité » (Pomeau), « tout en dispersion » (Delattre). «
Non vultus, non color unus » (1734). Quelqu'un est toujours quelqu'un, avec son
identité. Voltaire est d'une capture difficile ? Il n'y a qu'à s'acharner
mieux. C'est lui qui se décrit « vif comme un lézard, flexible comme une
anguille ». Il fuit. Mais les lézards et les anguilles, on finit tout de même
par mettre la main dessus et il est certainement possible de « saisir »
Voltaire. À condition d'ouvrir l'œil, de se méfier, de ne jamais le prendre au
mot sur un seul mot, mais de contrôler ce qu'il raconte ici par ce qu'il
raconte là. Malin comme pas un. Prêter l'oreille surtout quand il croit qu'on
ne l'entend point.(...)
Pomeau, la loyauté même, reconnaît que la pensée
métaphysique d'Arouet n'offre à l'esprit, quand on l'examine, qu' « un ensemble
faiblement organisé, un peu flottant ». Euphémisme. J'ai fait le travail. Ça
n'existe pas, la pensée philosophique de Voltaire, du vent ; et son Traité de
métaphysique est la plus involontaire mais la meilleure de ses bouffonneries.
Rien de plus verbal et de plus frêle que ses démonstrations inlassables d'un
Dieu créateur et « horloger ». Voltaire n'a pas la tête métaphysique, et pas la
tête scientifique non plus. Il a fait de valeureux efforts, à Cirey. En pure
perte. L'ennui, c'est qu'il ne s'en rend pas compte du tout, qu'il se figure
vraiment avoir fait le tour des connaissances humaines. Il effleure et croit
avoir pénétré. Intelligent, certes, mais pas assez pour prendre conscience de
ses limites. Diderot a d'autres dimensions. Je ne souscris pas au scientisme,
mais c'est un système cohérent. Voltaire n'est « scientiste » à aucun degré.
Voltaire n'attend rien de l'« avenir de la science ».(...)
Que Voltaire était déiste « gravement, chaleureusement », c'est,
dit Pomeau, la pure vérité. Tout son gros livre est fait pour soutenir cette
thèse, en démontrer l'exactitude. Or il ne m'a pas convaincu ; absolument pas.
Que Voltaire ne puisse concevoir l'univers sans un géomètre préexistant,
d'accord. Que la « raison » de Voltaire — et même, en lui, quelque besoin
compensatoire — exigent un Artisan premier, un Maître universel, d'accord
également. Mais Voltaire « chaleureusement » déiste, la chaleur impliquant au
moins un commencement d'amour, je le nie. Pomeau prend au sérieux le Voltaire
officiel, le Voltaire public qui s'adresse au Grand Être :
Je ne suis pas chrétien, mais
c'est pour t'aimer mieux
et qui récidive, à trente ans de
distance :
O Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu
que tout annonce,
. . .
. . .
. . .
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. . .
. . .
. . .
Si je me suis trompé, c'est en
cherchant ta loi.
Mon cœur peut s'égarer mais il
est plein de toi !
Étrange ; car enfin, à bien
recueillir ses confidences, on le voit mal sûr que son Architecte soit autre
chose qu'une abstraction. (...)
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