mercredi 6 mars 2013

Henri Guillemin et Voltaire (1)

 Remercions Etienne Chouard d'avoir mis en ligne cette enquête littéraire de Henri Guillemin, publiée dans Eclaircissements en 1961. Je vous en livre quelques extraits
Etienne Chouard


J'ai voulu en avoir le cœur net.

En somme, Voltaire, je ne l'avais jamais encore abordé un peu sérieusement que dans ses rapports avec Jean-Jacques ; il n'y était pas avenant. Le regarder une bonne fois, l'observer longuement et sous tous les angles, cette entreprise-là je ne l'ai jamais vraiment essayée. (...)
  Joseph de Maistre appelait Voltaire « le dernier des hommes, après ceux qui l'aiment » ; il disait qu'admirer Voltaire, se sentir du goût pour lui, c'est « le signe infaillible d'une âme, corrompue». Mais Lamartine n'était pas une âme pourrie, et il aimait Voltaire, tellement que, dans le manuscrit de son Histoire des Girondins, il l'avait salué avec ivresse. Voyez plutôt : « Il y a une incalculable puissance de conviction, et de dévouement à l'idée, dans cette audace d'un seul contre tous [...] Braver le respect humain sans autre applaudissement que sa conscience, le respect humain, cette lâcheté de l'esprit déguisée en respect de l'erreur, affronter les bûchers de la terre et les anathèmes du ciel, c'est de l'héroïsme [...] Voltaire livra volontairement son nom à toutes les colères et à toutes les malédictions du parti qu'il attaquait. Il le dévoua, et pendant sa vie et pendant des siècles, aux ressentiments, aux calomnies, aux injures, aux outrages des chrétiens. Il condamna sa propre cendre à n'avoir même pas de tombe pour que son nom fût le signe, le drapeau déchiré et souillé de la guerre qu'il commençait au nom de la Raison [...] La Raison date de lui dans l'histoire, dans la philosophie, dans la religion. » Et Michelet : « Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris sur lui toutes les douleurs des hommes. »  (...)
Joseph de Maistre, l'un des pères de la pensée contre révolutionnaire
 

  On répète encore aujourd'hui que l'Angleterre l'a transfiguré. Pas du tout. Lorsque le pouvoir l'embastille, en 1726 (et c'est à la suite de cet incident qu'il ira faire la découverte de la «liberté» britannique), le lieutenant de police reçoit des félicitations pour avoir enfin sévi contre un gaillard qui, «depuis quinze ans», se déclarait publiquement « ennemi de Jésus-Christ », traitait les apôtres d' « idiots » et les Pères de 
« charlatans » ; 1726 moins quinze, cela nous reporterait à 1711, au petit Arouet de dix-sept ans qui, cette année-là, en août, sortait de chez les jésuites. Le chiffre est excessif, nous en verrons la preuve. La lettre anonyme de 1726 au lieutenant de police n'en établit pas moins que Voltaire, alors, de longue date déjà, pensait ce que nous savons sur ces sujets qui l'auront obsédé toute sa vie. Je dis bien : obsédé. En 1774 ? le 9 décembre 1774 (il a quatre-vingts ans), Mme du Deffand lui murmurera, comme à un complice : « Vous ne sauriez perdre le souvenir de l'événement qui s'est passé il y a mille sept cent soixante-quatorze ans. Tout vous y ramène. »

Aimer quelqu'un qui, en des matières sérieuses, pense contre moi, je sais très bien que je le peux. La politique de Joseph de Maistre est aux antipodes de la mienne, et de Maistre me plaît tout entier. Chez les écrivains d'aujourd'hui, Étiemble est mon ami, et cependant une frénésie l'habite contre cette foi à laquelle j'appartiens. Je ne lui en voudrai jamais de ses coups de bélier contre ma maison. Il suit sa loi. Quiconque a dans le cœur une certitude se doit d'obéir à ses commandements. Moi non plus, je n'aime pas les tièdes, les précautionneux, les amis-de-tout-le-monde. L'homme qui prend des risques parce qu'il a des choses à dire, tant pis s'il me blesse ; je parlerai moi aussi, en sens contraire ; voilà tout. Salubre, l'antagoniste qui se passionne pour ce qui en vaut la peine, l'homme qui n'est pas de ces âmes mortes dont la pestilence vous asphyxie, ni de cette race si bien nommée par J.-P. Sartre, et si parfaitement discernable : les « salauds ». Je ne me sens pas prêt, devant Voltaire, à lui cracher au visage parce qu'il insulte ce que j'adore. Voltaire croyait le christianisme un mensonge ? Il se devait de le combattre. Les propos qu'il tient sur le Christ, avant de les lui imputer à crime, il faut se mettre dans sa perspective. Voltaire n'outrage pas, diaboliquement, un Dieu fait homme, un Rédempteur. Ces termes-là, pour lui, sont vides. Il voit Jésus comme un prêcheur juif, né probablement d'un adultère, et dont l'aventure finit mal ; un mortel, un triste mortel, comme les autres, assujetti aux misères de notre condition et qui eut peur devant la mort jusqu'à en « tomber de faiblesse ». Qu'il l'ait nommé « le pendu », c'est qu'il le voit tel, en effet, et encombrant, et irritant dans l'exploitation que des habiles ont tirée de son supplice. Qu'il signe « Christ-moque », c'est qu'il nargue, à bon escient, des crédulités imbéciles ; et s'il écrit à Helvétius, le 2 janvier 1761, qu'il « faut hardiment chasser aux bêtes puantes » — les « bêtes puantes », ce sont les prêtres, du papiste ou du calviniste, « tous pétris de la même merde » — c'est que ces gens dont les uns ont fait la Saint-Barthélemy et dont les autres ont brûlé Servet, il les hait d'une haine « sainte». Et s'il manque délibérément d'élégance, s'il se frotte les mains, en 1765, parce que la Religion « en a dans le cul », c'est que nous n'avons pas affaire, avec lui, à Renan le douceâtre. Entre l'onctueux et l'emporté, ma préférence n'hésite pas. Lorsque Voltaire dit « ces drôles » en parlant des « christicoles », ou ces « gredins » à propos de ceux qui « croient encore au Consubstantiel », j'ai beau me savoir au nombre des gredins et des drôles, je l'aime bien, ce fulgurant. Il est injuste ? Il va trop fort ? On perd le droit, avec Voltaire, quand on ne pense pas ce qu'il pense, d'être autre chose qu'une canaille ou un minus ? Cela ne fait rien. Dans la bagarre, on ne mesure plus ses coups. Les forcenés d'une doctrine, pourvu que je les sente authentiques, pas moyen en moi d'étouffer à leur égard une fraternité inavouable.

 Donc, je m'y suis mis. (...) Pomeau, sur Voltaire, mérite qu'on l'écoute. Et son petit livre aussi, dans la collection des Écrivains de toujours, est solide.  (...)
Voltaire, par René Pomeau
 

Je me disais : au fond, si je ne l'aime pas, si je n'éprouve pour lui qu'un intérêt hostile, ce doit être faute d'avoir vécu avec lui. Quand on entre pour de bon dans la pensée, dans le destin, dans la vie quotidienne d'un de ces grands morts, quand on se fait son compagnon, quand on touche ces papiers sur lesquels se posèrent ses doigts et qui reçurent son souffle, quand on l'entend respirer, quand on attrape, de temps à autre, son regard même de vivant, invinciblement, n'est-ce pas ? on s'attache à lui, on lui pardonne tout. J'ai connu cela avec Lamartine, avec Jean-Jacques, avec Hugo. Il est vrai que d'autres entreprises similaires ne m'ont pas conduit au même résultat. Vigny, plus je l'ai vu de près, plus la glace m'est entrée dans les veines. Avec Constant, pire !  (...)

On ne peut se contenter, sur Voltaire, de ces opinions courantes qui ne sont que des défaites : qu'il « échappe », qu'on n'arrive pas à le saisir, que « c'est un être bien singulier » (Mme du Deffand), « sans unité » (Pomeau), « tout en dispersion » (Delattre). « Non vultus, non color unus » (1734). Quelqu'un est toujours quelqu'un, avec son identité. Voltaire est d'une capture difficile ? Il n'y a qu'à s'acharner mieux. C'est lui qui se décrit « vif comme un lézard, flexible comme une anguille ». Il fuit. Mais les lézards et les anguilles, on finit tout de même par mettre la main dessus et il est certainement possible de « saisir » Voltaire. À condition d'ouvrir l'œil, de se méfier, de ne jamais le prendre au mot sur un seul mot, mais de contrôler ce qu'il raconte ici par ce qu'il raconte là. Malin comme pas un. Prêter l'oreille surtout quand il croit qu'on ne l'entend point.(...)

 Pomeau, la loyauté même, reconnaît que la pensée métaphysique d'Arouet n'offre à l'esprit, quand on l'examine, qu' « un ensemble faiblement organisé, un peu flottant ». Euphémisme. J'ai fait le travail. Ça n'existe pas, la pensée philosophique de Voltaire, du vent ; et son Traité de métaphysique est la plus involontaire mais la meilleure de ses bouffonneries. Rien de plus verbal et de plus frêle que ses démonstrations inlassables d'un Dieu créateur et « horloger ». Voltaire n'a pas la tête métaphysique, et pas la tête scientifique non plus. Il a fait de valeureux efforts, à Cirey. En pure perte. L'ennui, c'est qu'il ne s'en rend pas compte du tout, qu'il se figure vraiment avoir fait le tour des connaissances humaines. Il effleure et croit avoir pénétré. Intelligent, certes, mais pas assez pour prendre conscience de ses limites. Diderot a d'autres dimensions. Je ne souscris pas au scientisme, mais c'est un système cohérent. Voltaire n'est « scientiste » à aucun degré. Voltaire n'attend rien de l'« avenir de la science ».(...)

  Que Voltaire était déiste « gravement, chaleureusement », c'est, dit Pomeau, la pure vérité. Tout son gros livre est fait pour soutenir cette thèse, en démontrer l'exactitude. Or il ne m'a pas convaincu ; absolument pas. Que Voltaire ne puisse concevoir l'univers sans un géomètre préexistant, d'accord. Que la « raison » de Voltaire — et même, en lui, quelque besoin compensatoire — exigent un Artisan premier, un Maître universel, d'accord également. Mais Voltaire « chaleureusement » déiste, la chaleur impliquant au moins un commencement d'amour, je le nie. Pomeau prend au sérieux le Voltaire officiel, le Voltaire public qui s'adresse au Grand Être :

Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux

et qui récidive, à trente ans de distance :

O Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Si je me suis trompé, c'est en cherchant ta loi.
Mon cœur peut s'égarer mais il est plein de toi !

(...)  Le Voltaire des années ultimes a connu la même aventure qui sera celle de Victor Hugo. Tous deux, à la fin, sont en butte, pour leur déisme, aux sarcasmes d'anciens amis qui les trouvent maintenant attardés. Zola, en 1881, traite de « gâteux» l'auteur de l'Âne ; Diderot, après 1770, juge que Voltaire n'est qu'un « cagot » et la Correspondance littéraire nous apprend que, dans le groupe du baron, Voltaire est tenu pour un «capucin ». L'homme du Dictionnaire philosophique parle à présent des « énergumènes athées » qu'il jette au même fumier que les « énergumènes chrétiens ».

Étrange ; car enfin, à bien recueillir ses confidences, on le voit mal sûr que son Architecte soit autre chose qu'une abstraction.  (...)

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