Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris Diderot-Paris 7
3. L'offre de contrat de la paysannerie à la seigneurie en 1789
Revenons à l’offre de contrat social formulée par la paysannerie.
Elle exprimait tout d’abord une conception de l’association qui
affirmait le droit à la vie et aux moyens de la conserver pour tous,
y compris pour les seigneurs en tant que personnes, et refusait
l’exclusion d’une partie de ses membres. La paysannerie n’a pas dit aux
seigneurs : “ Nous voulons tout prendre et nous allons vous tuer ”,
mais : “ Vous voulez tout prendre. Nous, nous vous disons : partageons. ”
Ici, l’expression paysanne s’en prenait au monopole foncier seigneurial
pour en arrêter la progression. En effet, les seigneurs espéraient
toujours continuer de s’approprier le domaine des censives, afin de
supprimer le cens dont le montant était très inférieur à celui des
rentes sous forme de métayage ou de fermage. Cette espérance des
seigneurs s'inspirait de ce que la gentry, en Angleterre, était parvenue
à faire : incorporer le domaine des tenures à la réserve, ainsi que les
biens communaux par l'enclosure, et réaliser ainsi l'appropriation complète des terres en changeant le statut juridique de la terre.
L’offre de la paysannerie s’appuyait sur le droit d’héritage dans une
perspective de suppression complète des redevances. Des terres de ce
type existaient au Moyen Age et c'étaient les alleux. Précisons que la
conception de la propriété seigneuriale se référait à une forme de
propriété exclusive du sol, de type romain. Mais celle de la paysannerie
correspondait à une généralisation de l’alleu qui remplacerait
la censive : le brûlement des titres de propriété du seigneur qui se
renouvela dans toutes les jacqueries de la Révolution exprima, on ne
peut plus clairement, cette volonté d’allodialisation des censives par le feu (P-J. Hesse).
Évitons le cliché qui voudrait voir un mystérieux instinct de
propriété attribué à une non moins mystérieuse mentalité paysanne qui,
loin d’éclairer la conception paysanne du droit, rend opaque la lutte
pluriséculaire des paysans contre les différentes formes de rente.
Qu’on le comprenne bien, l’alleu n’est pas une forme de propriété
exclusive, mais combine des droits individuels et collectifs, bien
connus des historiens et encore mieux des paysans eux-mêmes ! Il ne
saurait donc être confondu avec ce que l'on présente comme la propriété bourgeoise.
En second lieu l’offre paysanne de contrat social laisse nettement
apercevoir que les communautés villageoises se prenaient en charge sur
le plan de la direction économique et sociale de l’agriculture et
affirmaient qu’elles avaient pleinement conscience du caractère purement
rentier et parasitaire de la seigneurie, à quelques très rares
exceptions près. En France en effet, les seigneurs nobles comme
roturiers ne s'intéressaient guère à la direction de l'économie
agricole, à la différence de la gentry anglaise. En France, les grandes
fermes de type capitalistes n'étaient pas nées de l'initiative de la
seigneurie, mais de celle de paysans aisés qui avaient eux-mêmes
rassemblé les marchés de terres, et constitué les grandes unités
d'exploitation vouées à la monoculture céréalière, pour nourrir les
villes et une partie des campagnes. Ainsi, les communautés villageoises
se présentaient-elles comme aptes à la direction économique des
campagnes, ce qu’elles devinrent avec la Révolution et après.
À cette offre de contrat social, la seigneurie répondit, en partie,
par la négative et provoqua la guerre civile en France. Mais la
résistance seigneuriale fut finalement battue et l’offre de la
paysannerie se réalisa sous la forme d’une réforme agraire et de
l’adoption, par la législation révolutionnaire, de la conception
paysanne du droit. Ce que nous allons voir en trois temps.
II. La Nuit du 4 août ouvre la guerre civile en France, 1789-1792
la grande peur |
La grande jacquerie paysanne n’obtint pas la réponse favorable
qu’elle attendait. Elle avait effrayé les propriétaires de seigneuries,
qu’ils soient nobles ou roturiers et l’Assemblée constituante avait
rusé, entre la Nuit du 4 août 1789 et les jours suivants, en répondant
de façon contradictoire à la demande paysanne. En effet, l’Assemblée
décréta d’une main ce qu’elle reprit de l’autre. La Nuit du 4 août, elle
avait énoncé un principe de nature constituante, entraînée par
l'initiative de grands nobles prêts à sacrifier féodalité et
privilèges : “ l’Assemblée nationale détruit entièrement le régime
féodal ”. Elle répondait alors à l’attente paysanne qui avait clairement
exprimé son rejet, mais elle se ravisa les jours suivants et contredit
le principe en retenant dans les décrets des 5 au 11 août, le rachat des
droits féodaux : pour se libérer des redevances pesant sur les
censives, les paysans devaient indemniser le seigneur. Par son refus de
décider clairement, l’Assemblée laissait aux rapports de force le soin
de le faire : quatre ans de guerre civile et deux révolutions suivirent
avant que la législation réponde favorablement à la paysannerie.
Par ailleurs, l’Assemblée promit, cette même Nuit du 4 août, de
donner une déclaration des droits, comme base constitutionnelle. Le 26
août suivant, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était
votée. Ce texte déclarait les droits naturels de l’homme et du citoyen
en référence à la philosophie du droit naturel moderne et à ses
principes de souveraineté, comme bien commun d’un peuple, de droit
réciproque et de résistance à l'oppression. C’est alors que le clivage côté gauche-côté droit
prit son sens politique, le côté gauche voulant appliquer les principes
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le côté droit
cherchant à les éluder et, si possible, à se débarrasser de ce texte,
jugé encombrant, qui condensait la théorie de cette révolution des droits de l’homme et du citoyen.
le tableau de Le Barbier |
1. Six jacqueries de 1789 à 1792
À la proposition paysanne, l’Assemblée constituante répondit donc par
le rachat des droits féodaux. Le décret du 15 mars 1790 rendit même le
rachat impossible en contraignant les paysans aisés et les paysans
pauvres à racheter tous ensemble, ce qui était irréalisable. Elle avait
suivi une volonté des seigneurs, nobles ou roturiers, de faire tout ce
qui était possible pour maintenir, intactes, les rentes seigneuriales.
Elle se préparait aussi à la manière forte en décrétant la loi martiale
le 23 février 1790. La contre-révolution seigneuriale qui se révélait
ici croyait que le mouvement populaire n’était qu’un feu de paille
qu’elle estimait pouvoir réprimer aisément.
"Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation"
(Sagnac). Les paysans comprenaient que l’Assemblée les trahissait. Cinq
nouvelles jacqueries suivirent celle de juillet 1789 jusqu’à la
Révolution du 10 août 1792.
Ces mouvements paysans armés conjuguaient des troubles de
subsistance, le refus de payer impôts, dîmes et redevances seigneuriales
et poursuivaient le brûlement des titres de propriété des seigneurs
ainsi que la récupération de biens communaux usurpés. Le mouvement
paysan agissait au nom du décret du 4 août qui énonçait le principe de
la destruction entière du régime féodal, tandis que les tribunaux
faisaient tous leurs efforts pour bloquer la situation en empêchant la
moindre application de ces décisions, elles-mêmes contradictoires.
Toutefois sur la question des biens communaux, la législation de la
Constituante fit une avancée notoire en faveur des réclamations
paysannes. En effet, le 3 mars 1790 l'Assemblée votait la suppression du
droit de triage des communaux, établi en 1669. Le lendemain, la
question de la restitution des communaux appropriés par ce droit de
triage fut mise en débat, mais l'Assemblée la refusa et précisa que le
droit de triage serait supprimé pour l'avenir. Cependant, une seconde
question fut posée en ce qui concerne la restitution de communaux
usurpés par des décisions non conformes au droit de triage de 1669.
Expliquons de quoi il s'agissait.
En 1669, Louis XIV tenta d'arbitrer les usurpations de communaux
réalisées par les seigneurs et autorisa leur triage dans certaines
conditions : lorsque les communaux étaient suffisamment étendus pour
assurer les besoins de la communauté villageoise, le seigneur pouvait
s'en approprier le tiers, et si ces communaux étaient passés sous sa
directe sans frais. Puis, lorsqu'un triage avait été effectué, le
seigneur ne pouvait plus prétendre à une nouvelle appropriation.
Les études à ce sujet révèlent que les seigneurs utilisèrent fort peu
ce droit de triage et ce fut plus tard dans les années 1760, que les
communaux furent l'objet d'une nouvelle offensive seigneuriale. En
effet, les économistes physiocrates crurent trouver des solutions à la
grave crise de l'agriculture dans un audacieux programme de refonte
complète de la société rurale. S'inspirant des méthodes anglaises, ils
crurent possible d'accélérer la concentration de l'exploitation agricole
en favorisant les grandes fermes céréalières sur les terres riches de
la moitié nord du Royaume. Pour y parvenir, ils jugèrent utile de faire
disparaître les communaux auxquels ils attribuaient la crise de
l'agriculture, espérant exproprier des paysans pauvres et les
transformer en ouvriers agricoles sur les grandes fermes.
Dans les années 1760-70, une législation physiocratique s'employa à
réaliser ce vaste programme de disparition des communaux, en invitant
les seigneurs à s'en emparer et à les défricher. Ce fut alors que les
seigneurs s'intéressèrent au droit de triage et des Parlements
modifièrent l'édit de 1669 à cet effet.
Cette appropriation déclencha une résistance des paysans, riches et
pauvres confondus, car tous avaient besoin de ces communaux, en
particulier pour l'élevage. Les réformes des économistes tournèrent
court, mais de nombreuses usurpations de communaux avaient été
effectuées.
Retournons au débat du 4 mars 1790, lorsque la question sur la
restitution des communaux usurpés par des décisions non conformes à
l'édit de 1669 fut posée. Il s'agissait des usurpations effectuées
récemment dans le cadre de ces réformes physiocratiques qui avaient
provoqué tant de résistances. Deux députés de la noblesse intervinrent
contre et l'un d'eux réclama des indemnités en cas de restitution.
Pourtant, l'Assemblée vota la restitution de ces triages non conformes à
l'édit de 1669, effectués depuis trente ans et refusa les
indemnités car il s'agissait d'usurpations. Ces décisions furent
intégrées au décret du 15 mars 1790, article 31.
L'Assemblée venait d'entamer une avancée réelle en faveur de
l'Article premier du décret du 4 août, sur la question précise des
communaux : elle reconnaissait le principe de la propriété collective et
la renforçait même en acceptant les restitutions de biens usurpés. Elle
faisait également entrer dans le nouveau droit la conception paysanne
de la seigneurie usurpante, non susceptible d'être indemnisée, et
répondait ici à ce que le mouvement paysan indiquait depuis la Grande
Peur.
L'expropriation de l'Eglise avait eu de nombreux précédents à
l'époque des Guerres de religion qui virent l'Eglise minoritaire se
faire déposséder. Les cahiers de doléances réclamèrent largement
l'expropriation des biens de l'Eglise catholique, considérant qu'elle
était vouée à ne s'occuper que du spirituel et que son souci des
richesses signalait sa profonde corruption.
Le 2 décembre 1789, l'Assemblée vota la nationalisation des biens du
clergé, ce qui l'entraînait à rémunérer le clergé séculier, et décida le
principe de la vente de ces biens devenus biens nationaux, dans le but
premier de rembourser les dettes de l'ancien régime. L'assignat, monnaie
de papier, fut gagé sur la valeur globale de ces biens et devait
initialement servir à rembourser les créanciers de la monarchie. Mais,
fort rapidement, l'Assemblée fit fonctionner la planche à billets et
donna cours forcé à l'assignat, ce qui provoqua une dévaluation de cette
monnaie.
Les biens du clergé représentaient environ le cinquième des
seigneuries et la première législation organisant leur mise en vente
date du 14 mai 1790. L'achat pouvait se régler en douze annuités, et
avec des assignats dont la dévaluation permit de réaliser de juteuses
affaires.
2. Reprise de la Guerre du blé
L’Assemblée constituante avait voté la liberté illimitée du commerce des grains,
le 26 août 1789, risquant une nouvelle expérience de spéculation à la
hausse des prix des subsistances. La guerre du blé accéléra la formation
du marché de gros privé des grains de la manière suivante : dans les
villes où le prix du pain ne pouvait dépasser un seuil précis sans
provoquer de trouble populaire, puisque les salaires ne suivaient pas
cette hausse, les municipalités furent autorisées à fixer - on disait
taxer - le prix du pain à trois sous la livre, en subventionnant la
boulangerie. Ce système permettait au marché de gros privé de vendre les
grains à prix "libre" tout en assurant un prix du pain garanti sans
révolte. Mais cela coûtait cher …aux municipalités qui subventionnaient
la boulangerie. Le résultat sur le plan économique était inquiétant : en
effet, le prix de la matière première, les grains, dépassait celui du
produit fini, le pain du boulanger. Qui financerait ces subventions ?
L'inflation de l'assignat vint s'ajouter à la hausse des prix des
grains. On assista à une démultiplication des troubles de subsistances
qui atteignirent des proportions inédites jusque-là.
Dans les campagnes où le prix du pain de boulangerie n'était pas
subventionné, les troubles de subsistance prirent des formes inédites.
Les marchés publics étant dégarnis, les gens durent se rendre chez les
producteurs pour y chercher des grains et arrêtèrent des convois de blés
circulant par terre ou par bateaux afin de constituer des greniers
populaires et permettre aux familles de se ravitailler.
3. Aristocratie des riches ou démocratie ?
La Grande Peur avait effectivement effrayé nombre de possédants et
conduisit l’Assemblée à établir un suffrage censitaire, réservant la
citoyenneté aux possédants en fonction du montant de l'impôt qu'ils
payaient, ce que l’on appela alors une aristocratie des riches.
La réponse du mouvement démocratique fut de créer, d’une part, des
sociétés populaires qui effectivement se multiplièrent, ouvrant un
espace public d’information, de discussion de tous les problèmes
d’actualité et de propositions sous forme de pétitions, d’autre part, en
investissant les assemblées primaires, lieux de réunion créés pour
l’élection des députés aux Etats généraux en 1788-89.
Le système censitaire en était venu à diviser les citoyens en citoyens actifs, qui jouissaient de l’ensemble des droits civils et politiques et en citoyens passifs privés de l’exercice des droits politiques et exclus de la société politique.
Le mouvement démocratique tenta partout où il le put d’empêcher
l’éviction des citoyens passifs de ces assemblées primaires devenues,
depuis la réorganisation des municipalités, des assemblées de communes
rurales ou de sections de communes urbaines. Notons que dans les
campagnes, les assemblées générales réunissaient habituellement les
habitants des deux sexes, tout comme les assemblées de sections
populaires des villes : l’exclusion des femmes et des citoyens passifs
caractérisait alors les réunions de citoyens actifs.
Soulignons encore que le système censitaire excluait même de
l’exercice des droits politiques les fils adultes qui n’avaient pas
encore hérité de leurs parents et ne payaient donc pas d'impôts à leur
nom. Il faut noter que la conception d’un droit personnel était défendue
par les défenseurs des droits naturels réciproques, droits attachés à
la personne et non à la fortune. Il y avait donc bien des conceptions
divergentes du droit et des comportements sociaux et politiques qui
séparaient l’aristocratie des riches du mouvement démocratique.
4. La loi martiale
Rééditant la politique répressive de Turgot, l'Assemblée vota la loi
martiale pour assurer la liberté illimitée du commerce des grains le 21
octobre 1789, puis un complément le 23 février 1790 pour assurer le
paiement des impôts d'ancien régime et des droits féodaux. Le 14 juin
1791, la loi martiale fut étendue aux grèves des ouvriers urbains, puis
ruraux le 20 juillet, et interdisait les pétitions collectives qui
avaient été jusque-là un des moyens d'expression parmi les plus
couramment employés par le mouvement populaire : celle extension de la
loi martiale est connue sous le nom de loi Le Chapelier.
Isaac Le Chapelier |
Le 26 juillet 1791, dans une grande loi martiale récapitulant les
décrets précédents, l’Assemblée constituante avait criminalisé, sous les
termes d’attroupement séditieux toutes les formes que revêtait
le mouvement populaire depuis le début de la Révolution : refus de
payer les redevances féodales, les dîmes et les impôts, troubles de
subsistance s’opposant à la soi-disant liberté du commerce des grains,
grèves de salariés ruraux et urbains et, pour couronner le tout, le
droit de pétition collective était interdit. Précisons que la loi Le
Chapelier qui visait la répression des grèves des ouvriers agricoles et
celles des artisans urbains faisait partie intégrante de la loi martiale
et se retrouve dans cette grande loi récapitulative du 26 juillet 1791.
Ces attroupements séditieux seraient réprimés par la loi martiale.
Dès qu'un attroupement avait été qualifié de séditieux par les autorités
locales ou nationales, les forces armées intervenaient : elles
arboraient le drapeau rouge de la loi martiale pour prévenir de
l'instauration de cet état de guerre et, après trois sommations
solennelles invitant les citoyens à se retirer, elles faisaient feu.
La loi martiale fut appliquée fréquemment dans les campagnes et une
fois, de façon particulièrement brutale, à Paris, sous le nom de fusillade du champ de Mars, le 17 juillet 1791.
La loi martiale était une violation flagrante de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, et en particulier de son article deux
qui reconnaissait le droit de résistance à l’oppression : “ Le but de
toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété,
la sûreté et la résistance à l’oppression. ”
Malgré son caractère barbare, la loi martiale se révélait bien
incapable d'arrêter la révolution paysanne comme le prouvait
l'inépuisable réédition des jacqueries. (à suivre)
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