lundi 27 janvier 2014

L'histoire rurale de la Révolution Française (2)

Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris Diderot-Paris 7




3. L'offre de contrat de la paysannerie à la seigneurie en 1789
Revenons à l’offre de contrat social formulée par la paysannerie. Elle exprimait tout d’abord une conception de l’association qui affirmait le droit à la vie et aux moyens de la conserver pour tous, y compris pour les seigneurs en tant que personnes, et refusait l’exclusion d’une partie de ses membres. La paysannerie n’a pas dit aux seigneurs : “ Nous voulons tout prendre et nous allons vous tuer ”, mais : “ Vous voulez tout prendre. Nous, nous vous disons : partageons. ” Ici, l’expression paysanne s’en prenait au monopole foncier seigneurial pour en arrêter la progression. En effet, les seigneurs espéraient toujours continuer de s’approprier le domaine des censives, afin de supprimer le cens dont le montant était très inférieur à celui des rentes sous forme de métayage ou de fermage. Cette espérance des seigneurs s'inspirait de ce que la gentry, en Angleterre, était parvenue à faire : incorporer le domaine des tenures à la réserve, ainsi que les biens communaux par l'enclosure, et réaliser ainsi l'appropriation complète des terres en changeant le statut juridique de la terre.
L’offre de la paysannerie s’appuyait sur le droit d’héritage dans une perspective de suppression complète des redevances. Des terres de ce type existaient au Moyen Age et c'étaient les alleux. Précisons que la conception de la propriété seigneuriale se référait à une forme de propriété exclusive du sol, de type romain. Mais celle de la paysannerie correspondait à une généralisation de l’alleu qui remplacerait la censive : le brûlement des titres de propriété du seigneur qui se renouvela dans toutes les jacqueries de la Révolution exprima, on ne peut plus clairement, cette volonté d’allodialisation des censives par le feu (P-J. Hesse).
Évitons le cliché qui voudrait voir un mystérieux instinct de propriété attribué à une non moins mystérieuse mentalité paysanne qui, loin d’éclairer la conception paysanne du droit, rend opaque la lutte pluriséculaire des paysans contre les différentes formes de rente. Qu’on le comprenne bien, l’alleu n’est pas une forme de propriété exclusive, mais combine des droits individuels et collectifs, bien connus des historiens et encore mieux des paysans eux-mêmes ! Il ne saurait donc être confondu avec ce que l'on présente comme la propriété bourgeoise.
En second lieu l’offre paysanne de contrat social laisse nettement apercevoir que les communautés villageoises se prenaient en charge sur le plan de la direction économique et sociale de l’agriculture et affirmaient qu’elles avaient pleinement conscience du caractère purement rentier et parasitaire de la seigneurie, à quelques très rares exceptions près. En France en effet, les seigneurs nobles comme roturiers ne s'intéressaient guère à la direction de l'économie agricole, à la différence de la gentry anglaise. En France, les grandes fermes de type capitalistes n'étaient pas nées de l'initiative de la seigneurie, mais de celle de paysans aisés qui avaient eux-mêmes rassemblé les marchés de terres, et constitué les grandes unités d'exploitation vouées à la monoculture céréalière, pour nourrir les villes et une partie des campagnes. Ainsi, les communautés villageoises se présentaient-elles comme aptes à la direction économique des campagnes, ce qu’elles devinrent avec la Révolution et après.
À cette offre de contrat social, la seigneurie répondit, en partie, par la négative et provoqua la guerre civile en France. Mais la résistance seigneuriale fut finalement battue et l’offre de la paysannerie se réalisa sous la forme d’une réforme agraire et de l’adoption, par la législation révolutionnaire, de la conception paysanne du droit. Ce que nous allons voir en trois temps.

II. La Nuit du 4 août ouvre la guerre civile en France, 1789-1792
la grande peur

La grande jacquerie paysanne n’obtint pas la réponse favorable qu’elle attendait. Elle avait effrayé les propriétaires de seigneuries, qu’ils soient nobles ou roturiers et l’Assemblée constituante avait rusé, entre la Nuit du 4 août 1789 et les jours suivants, en répondant de façon contradictoire à la demande paysanne. En effet, l’Assemblée décréta d’une main ce qu’elle reprit de l’autre. La Nuit du 4 août, elle avait énoncé un principe de nature constituante, entraînée par l'initiative de grands nobles prêts à sacrifier féodalité et privilèges : “ l’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ”. Elle répondait alors à l’attente paysanne qui avait clairement exprimé son rejet, mais elle se ravisa les jours suivants et contredit le principe en retenant dans les décrets des 5 au 11 août, le rachat des droits féodaux : pour se libérer des redevances pesant sur les censives, les paysans devaient indemniser le seigneur. Par son refus de décider clairement, l’Assemblée laissait aux rapports de force le soin de le faire : quatre ans de guerre civile et deux révolutions suivirent avant que la législation réponde favorablement à la paysannerie.
Par ailleurs, l’Assemblée promit, cette même Nuit du 4 août, de donner une déclaration des droits, comme base constitutionnelle. Le 26 août suivant, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était votée. Ce texte déclarait les droits naturels de l’homme et du citoyen en référence à la philosophie du droit naturel moderne et à ses principes de souveraineté, comme bien commun d’un peuple, de droit réciproque et de résistance à l'oppression. C’est alors que le clivage côté gauche-côté droit prit son sens politique, le côté gauche voulant appliquer les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le côté droit cherchant à les éluder et, si possible, à se débarrasser de ce texte, jugé encombrant, qui condensait la théorie de cette révolution des droits de l’homme et du citoyen.
le tableau de Le Barbier


1. Six jacqueries de 1789 à 1792

À la proposition paysanne, l’Assemblée constituante répondit donc par le rachat des droits féodaux. Le décret du 15 mars 1790 rendit même le rachat impossible en contraignant les paysans aisés et les paysans pauvres à racheter tous ensemble, ce qui était irréalisable. Elle avait suivi une volonté des seigneurs, nobles ou roturiers, de faire tout ce qui était possible pour maintenir, intactes, les rentes seigneuriales. Elle se préparait aussi à la manière forte en décrétant la loi martiale le 23 février 1790. La contre-révolution seigneuriale qui se révélait ici croyait que le mouvement populaire n’était qu’un feu de paille qu’elle estimait pouvoir réprimer aisément.
"Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation" (Sagnac). Les paysans comprenaient que l’Assemblée les trahissait. Cinq nouvelles jacqueries suivirent celle de juillet 1789 jusqu’à la Révolution du 10 août 1792.
Ces mouvements paysans armés conjuguaient des troubles de subsistance, le refus de payer impôts, dîmes et redevances seigneuriales et poursuivaient le brûlement des titres de propriété des seigneurs ainsi que la récupération de biens communaux usurpés. Le mouvement paysan agissait au nom du décret du 4 août qui énonçait le principe de la destruction entière du régime féodal, tandis que les tribunaux faisaient tous leurs efforts pour bloquer la situation en empêchant la moindre application de ces décisions, elles-mêmes contradictoires.
Toutefois sur la question des biens communaux, la législation de la Constituante fit une avancée notoire en faveur des réclamations paysannes. En effet, le 3 mars 1790 l'Assemblée votait la suppression du droit de triage des communaux, établi en 1669. Le lendemain, la question de la restitution des communaux appropriés par ce droit de triage fut mise en débat, mais l'Assemblée la refusa et précisa que le droit de triage serait supprimé pour l'avenir. Cependant, une seconde question fut posée en ce qui concerne la restitution de communaux usurpés par des décisions non conformes au droit de triage de 1669. Expliquons de quoi il s'agissait.
En 1669, Louis XIV tenta d'arbitrer les usurpations de communaux réalisées par les seigneurs et autorisa leur triage dans certaines conditions : lorsque les communaux étaient suffisamment étendus pour assurer les besoins de la communauté villageoise, le seigneur pouvait s'en approprier le tiers, et si ces communaux étaient passés sous sa directe sans frais. Puis, lorsqu'un triage avait été effectué, le seigneur ne pouvait plus prétendre à une nouvelle appropriation.
Les études à ce sujet révèlent que les seigneurs utilisèrent fort peu ce droit de triage et ce fut plus tard dans les années 1760, que les communaux furent l'objet d'une nouvelle offensive seigneuriale. En effet, les économistes physiocrates crurent trouver des solutions à la grave crise de l'agriculture dans un audacieux programme de refonte complète de la société rurale. S'inspirant des méthodes anglaises, ils crurent possible d'accélérer la concentration de l'exploitation agricole en favorisant les grandes fermes céréalières sur les terres riches de la moitié nord du Royaume. Pour y parvenir, ils jugèrent utile de faire disparaître les communaux auxquels ils attribuaient la crise de l'agriculture, espérant exproprier des paysans pauvres et les transformer en ouvriers agricoles sur les grandes fermes.
Dans les années 1760-70, une législation physiocratique s'employa à réaliser ce vaste programme de disparition des communaux, en invitant les seigneurs à s'en emparer et à les défricher. Ce fut alors que les seigneurs s'intéressèrent au droit de triage et des Parlements modifièrent l'édit de 1669 à cet effet.
Cette appropriation déclencha une résistance des paysans, riches et pauvres confondus, car tous avaient besoin de ces communaux, en particulier pour l'élevage. Les réformes des économistes tournèrent court, mais de nombreuses usurpations de communaux avaient été effectuées.
Retournons au débat du 4 mars 1790, lorsque la question sur la restitution des communaux usurpés par des décisions non conformes à l'édit de 1669 fut posée. Il s'agissait des usurpations effectuées récemment dans le cadre de ces réformes physiocratiques qui avaient provoqué tant de résistances. Deux députés de la noblesse intervinrent contre et l'un d'eux réclama des indemnités en cas de restitution. Pourtant, l'Assemblée vota la restitution de ces triages non conformes à l'édit de 1669, effectués depuis trente ans et refusa les indemnités car il s'agissait d'usurpations. Ces décisions furent intégrées au décret du 15 mars 1790, article 31.
L'Assemblée venait d'entamer une avancée réelle en faveur de l'Article premier du décret du 4 août, sur la question précise des communaux : elle reconnaissait le principe de la propriété collective et la renforçait même en acceptant les restitutions de biens usurpés. Elle faisait également entrer dans le nouveau droit la conception paysanne de la seigneurie usurpante, non susceptible d'être indemnisée, et répondait ici à ce que le mouvement paysan indiquait depuis la Grande Peur.
L'expropriation de l'Eglise avait eu de nombreux précédents à l'époque des Guerres de religion qui virent l'Eglise minoritaire se faire déposséder. Les cahiers de doléances réclamèrent largement l'expropriation des biens de l'Eglise catholique, considérant qu'elle était vouée à ne s'occuper que du spirituel et que son souci des richesses signalait sa profonde corruption.
Le 2 décembre 1789, l'Assemblée vota la nationalisation des biens du clergé, ce qui l'entraînait à rémunérer le clergé séculier, et décida le principe de la vente de ces biens devenus biens nationaux, dans le but premier de rembourser les dettes de l'ancien régime. L'assignat, monnaie de papier, fut gagé sur la valeur globale de ces biens et devait initialement servir à rembourser les créanciers de la monarchie. Mais, fort rapidement, l'Assemblée fit fonctionner la planche à billets et donna cours forcé à l'assignat, ce qui provoqua une dévaluation de cette monnaie.

Les biens du clergé représentaient environ le cinquième des seigneuries et la première législation organisant leur mise en vente date du 14 mai 1790. L'achat pouvait se régler en douze annuités, et avec des assignats dont la dévaluation permit de réaliser de juteuses affaires.

2. Reprise de la Guerre du blé

L’Assemblée constituante avait voté la liberté illimitée du commerce des grains, le 26 août 1789, risquant une nouvelle expérience de spéculation à la hausse des prix des subsistances. La guerre du blé accéléra la formation du marché de gros privé des grains de la manière suivante : dans les villes où le prix du pain ne pouvait dépasser un seuil précis sans provoquer de trouble populaire, puisque les salaires ne suivaient pas cette hausse, les municipalités furent autorisées à fixer - on disait taxer - le prix du pain à trois sous la livre, en subventionnant la boulangerie. Ce système permettait au marché de gros privé de vendre les grains à prix "libre" tout en assurant un prix du pain garanti sans révolte. Mais cela coûtait cher …aux municipalités qui subventionnaient la boulangerie. Le résultat sur le plan économique était inquiétant : en effet, le prix de la matière première, les grains, dépassait celui du produit fini, le pain du boulanger. Qui financerait ces subventions ? L'inflation de l'assignat vint s'ajouter à la hausse des prix des grains. On assista à une démultiplication des troubles de subsistances qui atteignirent des proportions inédites jusque-là.
Dans les campagnes où le prix du pain de boulangerie n'était pas subventionné, les troubles de subsistance prirent des formes inédites. Les marchés publics étant dégarnis, les gens durent se rendre chez les producteurs pour y chercher des grains et arrêtèrent des convois de blés circulant par terre ou par bateaux afin de constituer des greniers populaires et permettre aux familles de se ravitailler.

3. Aristocratie des riches ou démocratie ?

La Grande Peur avait effectivement effrayé nombre de possédants et conduisit l’Assemblée à établir un suffrage censitaire, réservant la citoyenneté aux possédants en fonction du montant de l'impôt qu'ils payaient, ce que l’on appela alors une aristocratie des riches. La réponse du mouvement démocratique fut de créer, d’une part, des sociétés populaires qui effectivement se multiplièrent, ouvrant un espace public d’information, de discussion de tous les problèmes d’actualité et de propositions sous forme de pétitions, d’autre part, en investissant les assemblées primaires, lieux de réunion créés pour l’élection des députés aux Etats généraux en 1788-89.
Le système censitaire en était venu à diviser les citoyens en citoyens actifs, qui jouissaient de l’ensemble des droits civils et politiques et en citoyens passifs privés de l’exercice des droits politiques et exclus de la société politique.
Le mouvement démocratique tenta partout où il le put d’empêcher l’éviction des citoyens passifs de ces assemblées primaires devenues, depuis la réorganisation des municipalités, des assemblées de communes rurales ou de sections de communes urbaines. Notons que dans les campagnes, les assemblées générales réunissaient habituellement les habitants des deux sexes, tout comme les assemblées de sections populaires des villes : l’exclusion des femmes et des citoyens passifs caractérisait alors les réunions de citoyens actifs.
Soulignons encore que le système censitaire excluait même de l’exercice des droits politiques les fils adultes qui n’avaient pas encore hérité de leurs parents et ne payaient donc pas d'impôts à leur nom. Il faut noter que la conception d’un droit personnel était défendue par les défenseurs des droits naturels réciproques, droits attachés à la personne et non à la fortune. Il y avait donc bien des conceptions divergentes du droit et des comportements sociaux et politiques qui séparaient l’aristocratie des riches du mouvement démocratique.

4. La loi martiale

Rééditant la politique répressive de Turgot, l'Assemblée vota la loi martiale pour assurer la liberté illimitée du commerce des grains le 21 octobre 1789, puis un complément le 23 février 1790 pour assurer le paiement des impôts d'ancien régime et des droits féodaux. Le 14 juin 1791, la loi martiale fut étendue aux grèves des ouvriers urbains, puis ruraux le 20 juillet, et interdisait les pétitions collectives qui avaient été jusque-là un des moyens d'expression parmi les plus couramment employés par le mouvement populaire : celle extension de la loi martiale est connue sous le nom de loi Le Chapelier.
Isaac Le Chapelier

Le 26 juillet 1791, dans une grande loi martiale récapitulant les décrets précédents, l’Assemblée constituante avait criminalisé, sous les termes d’attroupement séditieux toutes les formes que revêtait le mouvement populaire depuis le début de la Révolution : refus de payer les redevances féodales, les dîmes et les impôts, troubles de subsistance s’opposant à la soi-disant liberté du commerce des grains, grèves de salariés ruraux et urbains et, pour couronner le tout, le droit de pétition collective était interdit. Précisons que la loi Le Chapelier qui visait la répression des grèves des ouvriers agricoles et celles des artisans urbains faisait partie intégrante de la loi martiale et se retrouve dans cette grande loi récapitulative du 26 juillet 1791.
Ces attroupements séditieux seraient réprimés par la loi martiale. Dès qu'un attroupement avait été qualifié de séditieux par les autorités locales ou nationales, les forces armées intervenaient : elles arboraient le drapeau rouge de la loi martiale pour prévenir de l'instauration de cet état de guerre et, après trois sommations solennelles invitant les citoyens à se retirer, elles faisaient feu.
La loi martiale fut appliquée fréquemment dans les campagnes et une fois, de façon particulièrement brutale, à Paris, sous le nom de fusillade du champ de Mars, le 17 juillet 1791.
La loi martiale était une violation flagrante de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et en particulier de son article deux qui reconnaissait le droit de résistance à l’oppression : “ Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. ”
Malgré son caractère barbare, la loi martiale se révélait bien incapable d'arrêter la révolution paysanne comme le prouvait l'inépuisable réédition des jacqueries. (à suivre)

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