lundi 13 janvier 2014

Lettre à Christophe de Beaumont

 Dans sa lettre à l'archevêque de Paris (en 1762), Christophe de Beaumont, Rousseau revient sur sa rupture avec les penseurs des Lumières.

(...) J’ai cherché la vérité dans les livres ; je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur. J’ai consulté les Auteurs ; je n’ai trouvé que des charlatans qui se font un jeu de tromper les hommes, sans autre loi que leur intérêt, sans autre Dieu que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à louer l’iniquité qui les paye. En écoutant les gens à qui l’on permet de parler en public, j’ai compris qu’ils n’osent ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent, et que payés par le fort pour prêcher le faible, ils ne savent parler au dernier que de ses devoirs, et à l’autre que de ses droits. Toute l’instruction publique tendra toujours au mensonge tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir ; et c’est pour eux seulement que la vérité n’est pas bonne à dire. Pourquoi serais-je le complice de ces gens-là ?
Christophe de Beaumont
Il y a des préjugés qu’il faut respecter ? Cela peut être : mais c’est quand d’ailleurs tout est dans l’ordre, et qu’on ne peut ôter ces préjugés sans ôter aussi ce qui les rachète ; on laisse alors le mal pour l’amour du bien. Mais lorsque tel est l’état des choses, que plus rien ne saurait changer qu’en mieux, les préjugés sont-ils si respectables qu’il faille leur sacrifier la raison, la vertu, la justice, et tout le bien que la vérité pourrait faire aux hommes ? Pour moi, j’ai promis de la dire en toute chose utile, autant qu’il serait en moi; c’est un engagement que j’ai dû remplir selon mon talent, et que sûrement un autre ne remplira pas à ma place, puisque chacun se devant à tous, nul ne peut payer pour autrui. La divine vérité, dit Augustin, n’est ni à moi ni à vous ni à lui, mais à nous tous qu’elle appelle avec force à la publier de concert, sous peine d’être inutiles à nous-mêmes si nous ne la communiquons aux autres : car quiconque s’approprie à lui-seul un bien dont Dieu veut que tous jouissent, perd par cette usurpation ce qu’il dérobe au public, et ne trouve qu’erreur en lui-même, pour avoir trahi la vérité.
Les hommes ne doivent point être instruits à demi. S’ils doivent rester dans l’erreur, que ne les laissiez-vous dans l’ignorance ? À quoi bon tant d’Ecoles et d’Universités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à savoir ? Quel est donc l’objet de vos Collèges, de vos Académies, de tant de fondations savantes ? Est-ce de donner le change au Peuple, d’altérer sa raison d’avance, et de l’empêcher d’aller au vrai ? Professeurs de mensonge, c’est pour l’abuser que vous feignez de l’instruire, et, comme ces brigands qui mettent des fanaux sur des écueils, vous l’éclairez pour le perdre.
Voilà ce que je pensais en prenant la plume, et en la quittant je n’ai pas lieu de changer de sentiment. J’ai toujours vu que l’instruction publique avait deux défauts essentiels qu’il était impossible d’en ôter. L’un est la mauvaise foi de ceux qui la donnent, et l’autre l’aveuglement de ceux qui la reçoivent. Si des hommes sans passions instruisaient des hommes sans préjugés, nos connaissances resteraient plus bornées mais plus sûres, et la raison régnerait toujours. Or, quoi qu’on fasse, l’intérêt des hommes publics sera toujours le même, mais les préjugés du peuple n’ayant aucune base fixe, sont plus variables ; ils peuvent être altérés, changés, augmentés ou diminués. C’est donc de ce côté seul que l’instruction peut avoir quelque prise, et c’est là que doit tendre l’ami de la vérité. Il peut espérer de rendre le peuple plus raisonnable, mais non ceux qui le mènent plus honnêtes gens.

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