Dans sa lettre à l'archevêque de Paris (en 1762), Christophe de Beaumont, Rousseau revient sur sa rupture avec les penseurs des Lumières.
(...) J’ai cherché la vérité dans les
livres ; je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur. J’ai consulté les
Auteurs ; je n’ai trouvé que des charlatans qui se font un jeu de tromper les
hommes, sans autre loi que leur intérêt, sans autre Dieu que leur réputation ;
prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à
louer l’iniquité qui les paye. En écoutant les gens à qui l’on permet de parler
en public, j’ai compris qu’ils n’osent ou ne veulent dire que ce qui convient à
ceux qui commandent, et que payés par le fort pour prêcher le faible, ils ne
savent parler au dernier que de ses devoirs, et à l’autre que de ses droits.
Toute l’instruction publique tendra toujours au mensonge tant que ceux qui la
dirigent trouveront leur intérêt à mentir ; et c’est pour eux seulement que la
vérité n’est pas bonne à dire. Pourquoi serais-je le complice de ces gens-là ?
Christophe de Beaumont |
Il y a des préjugés qu’il faut
respecter ? Cela peut être : mais c’est quand d’ailleurs tout est dans l’ordre,
et qu’on ne peut ôter ces préjugés sans ôter aussi ce qui les rachète ; on
laisse alors le mal pour l’amour du bien. Mais lorsque tel est l’état des
choses, que plus rien ne saurait changer qu’en mieux, les préjugés sont-ils si
respectables qu’il faille leur sacrifier la raison, la vertu, la justice, et
tout le bien que la vérité pourrait faire aux hommes ? Pour moi, j’ai promis de
la dire en toute chose utile, autant qu’il serait en moi; c’est un engagement
que j’ai dû remplir selon mon talent, et que sûrement un autre ne remplira pas
à ma place, puisque chacun se devant à tous, nul ne peut payer pour autrui. La
divine vérité, dit Augustin, n’est ni à moi ni à vous ni à lui, mais à nous
tous qu’elle appelle avec force à la publier de concert, sous peine d’être
inutiles à nous-mêmes si nous ne la communiquons aux autres : car quiconque
s’approprie à lui-seul un bien dont Dieu veut que tous jouissent, perd par
cette usurpation ce qu’il dérobe au public, et ne trouve qu’erreur en lui-même,
pour avoir trahi la vérité.
Les hommes ne doivent point être
instruits à demi. S’ils doivent rester dans l’erreur, que ne les laissiez-vous
dans l’ignorance ? À quoi bon tant d’Ecoles et d’Universités pour ne leur
apprendre rien de ce qui leur importe à savoir ? Quel est donc l’objet de vos
Collèges, de vos Académies, de tant de fondations savantes ? Est-ce de donner
le change au Peuple, d’altérer sa raison d’avance, et de l’empêcher d’aller au
vrai ? Professeurs de mensonge, c’est pour l’abuser que vous feignez de
l’instruire, et, comme ces brigands qui mettent des fanaux sur des écueils,
vous l’éclairez pour le perdre.
Voilà ce que je pensais en
prenant la plume, et en la quittant je n’ai pas lieu de changer de sentiment.
J’ai toujours vu que l’instruction publique avait deux défauts essentiels qu’il
était impossible d’en ôter. L’un est la mauvaise foi de ceux qui la donnent, et
l’autre l’aveuglement de ceux qui la reçoivent. Si des hommes sans passions
instruisaient des hommes sans préjugés, nos connaissances resteraient plus
bornées mais plus sûres, et la raison régnerait toujours. Or, quoi qu’on fasse,
l’intérêt des hommes publics sera toujours le même, mais les préjugés du peuple
n’ayant aucune base fixe, sont plus variables ; ils peuvent être altérés,
changés, augmentés ou diminués. C’est donc de ce côté seul que l’instruction
peut avoir quelque prise, et c’est là que doit tendre l’ami de la vérité. Il
peut espérer de rendre le peuple plus raisonnable, mais non ceux qui le mènent
plus honnêtes gens.
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