Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris Diderot-Paris 7
IV. La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 : vers la réalisation du droit à l'existence
Cette nouvelle insurrection organisée à Paris, avec l’aide des
soldats qui venaient encore une fois des provinces vers les frontières
pour assurer la défense, ne renversa pas la Convention, mais réclama le
rappel des vingt-deux députés de la Gironde considérés comme “ infidèles
au peuple ”. Assignés à résidence et non emprisonnés, plusieurs de ces
vingt-deux prirent la fuite au lendemain de cette nouvelle révolution,
et choisirent de rallier la contre-révolution royaliste qui accompagnait
maintenant la guerre aux frontières par la guerre civile.
À partir des 31 mai-2 juin 1793, ce furent les propositions
politiques de la Montagne qui furent soutenues par la majorité de la
Convention, jusqu’au 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
1. La Constitution de 1793
constitution de l'An I |
La première initiative de la Convention montagnarde fut de s’atteler
sans attendre à la Constitution. Les 23 et 24 juin, la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen rétablissait les droits naturels dans la
continuation de celle de 1789 et la Constitution instaurait une
république démocratique et sociale. Précisons que la loi martiale fut
solennellement supprimée le 23 juin, avec tous ses compléments, y
compris la loi Le Chapelier.
Le suffrage universel masculin était ouvert à tout homme de 21 ans né
en France et à tout étranger vivant sur le territoire de la république,
depuis au moins un an, et désirant être citoyen. La citoyenneté était
attachée au fait d’habiter là. Notons que cette définition
ouverte de la citoyenneté s’inspirait du droit des habitants des
communautés villageoises qui le transmirent aux villes. Ainsi, la
coutume de Paris reconnaissait les droits de citadin à toute personne
habitant Paris depuis un an et qui en faisait la demande.
Ces dernières années, on a beaucoup reproché à cette Révolution
d’avoir négligé, si ce n’est refusé, les droits de citoyenneté aux
femmes. Notons que cet important problème d’égalité en droits politiques
n’est toujours pas résolu de nos jours, même dans un pays comme la
France qui, rappelons-le cependant, n’a reconnu le droit de vote aux
femmes qu’en 1946, soit très tardivement dans le XXe siècle. Mais en ce
qui concerne la Révolution, nous savons que le problème a été posé dès
1789, par exemple dans la Société fraternelle des deux sexes, et plus
tard dans des sociétés de femmes comme celle des Républicaines
révolutionnaires. Que le problème ait été posé, voilà qui est
remarquable.
En ce qui concerne les pratiques de la citoyenneté, il faut
distinguer entre la participation aux votes et l’éligibilité aux
fonctions de responsabilité. Nous avons déjà noté que les femmes
participaient, et votaient, aux assemblées primaires et aux assemblées
générales des communes villageoises et urbaines lorsque ces dernières
étaient populaires. Car il est avéré que l’appartenance de classe est
ici décisive : les femmes du peuple participaient aux assemblées
primaires, mais pas les femmes des classes supérieures. Par distinction
de classe ? L'exclusion des femmes aurait-elle accompagné cette
distinction de classe supérieure ?
L’exclusion des femmes s’effectuait au niveau de l’éligibilité aux
fonctions de responsabilité. La question à examiner ici est celle de la
conscience des femmes elles-mêmes, car on ne connaît aucun exemple de
femme élue à un poste de responsabilité, ne serait-ce que présidente de
séance à une assemblée générale de section. Seules les sociétés de
femmes expérimentèrent ces fonctions entre elles. Mais il est aussi
important de noter que les Républicaines révolutionnaires n’ont pas
réclamé l’éligibilité des femmes aux fonctions de responsabilité, mais
revendiquèrent en premier lieu l’armement des femmes, à l’égal
des citoyens, comme formation nécessaire à leur conquête des droits
politiques, et s’entraînèrent à des exercices militaires.
2. Le principe de la destruction entière du régime féodal est appliqué
La première initiative montagnarde fut de répondre enfin favorablement au mouvement paysan en mettant en application immédiatement
une législation agraire. Le Comité des droits féodaux devint une
section du Comité de législation ; on y retrouve Mailhe qui se remit au
travail.
Loi du 3 juin : la vente en petits lots des biens nationaux (biens
d’église et biens des émigrés) fut facilitée de façon à favoriser les
petits acquéreurs. La loi du 13 septembre 1793 prévoyait de distribuer
des bons de 500 livres pour permettre aux indigents d'acheter un lopin
de subsistance.
La loi du 10 juin 1793 reprenait celle du 28 août 1792 en ce qui
concerne les biens communaux reconnus comme propriété des communes. Les
communaux usurpés par les seigneurs depuis 40 ans furent restitués aux
communes, ainsi que tous les triages effectués depuis 1669.
La loi du 17 juillet mettait en application la suppression sans
rachat du domaine des censives et assimilés selon la précision
suivante : tout bail entaché de la moindre terminologie
féodalo-seigneuriale relevait de l'application de la loi. C'est ainsi
que des terres louées en fermage ou en métayage furent considérées comme
des censives et données aux preneurs.
La destruction des châteaux fortifiés et le brûlement des titres de
propriété des seigneurs sur les censives furent légalisés par la loi du 6
août suivant. Les titres de propriété des seigneurs, qui n'avaient pas
déjà été brûlés à l'occasion des jacqueries précédentes, devaient être
remis dans les trois mois aux municipalités, pour être détruits.
Enfin, le partage égal des héritages entre les héritiers des deux
sexes, y compris les enfants naturels, fut institué par la loi du 26
octobre 1793.
L'application de cette législation se faisait au niveau de la
commune, de la façon décentralisée prévue par la Constitution : en
effet, les autorités municipales, cantonales, les directoires de
districts et de départements étaient élus par les citoyens. La
restitution des communaux usurpés pouvait se faire par simple arbitrage,
procédure efficace et rapide : chaque partie choisissait ses arbitres
qui se rencontraient et appliquaient la loi. La sentence arbitrale était
sans appel.
Aucun gouvernement ultérieur, aussi restaurateur de l’ancien régime
se voulut-il, n’osa toucher à la loi du 17 juillet ni à la récupération
des communaux. Plus de la moitié des terres cultivées furent ainsi
allodialisées en faveur des paysans et le caractère collectif de la
propriété communale légalisé en France. Il y eut bien une véritable
réforme agraire en faveur des paysans et de la communauté villageoise.
La proposition que la paysannerie avait faite de partager la
seigneurie avait effectivement été réalisée et la résistance des
seigneurs finalement brisée. La destruction du régime féodal
correspondait à la conception que les censitaires s'en était faite. En
Angleterre, la suppression de la féodalité ne s'était pas faite de cette
manière, on l'a vu, car c'était la gentry qui l'avait conçue et mise en
pratique : ainsi le domaine des censives et les communaux passèrent
dans la réserve, au profit donc de cette gentry.
gravure de Laignet |
Cependant, en France, la réserve avait été laissée aux ci-devant
seigneurs, que nous appellerons maintenant propriétaires fonciers
puisque la qualité de noble, et celle de seigneur, avaient été abolies
entre 1789 et 1793. En Angleterre, la qualité de seigneur finit par
disparaître, non celle Lord.
En France, les propriétaires fonciers louaient donc leurs terres en
fermage et en métayage. C'est le sort des métayers qui nous intéresse
ici.
La géographie des jacqueries révèle que les régions de l'Ouest où
dominait le métayage le plus pesant y participèrent au même titre que
les autres. Précisons rapidement ce que signifie un métayage pesant.
Dans cet Ouest donc, des régions entières ne connaissaient plus d'autres
formes d'exploitation agricole que ces métairies qui avaient remplacé
le village primitif maintenant déserté. Le détail des baux écrits de
métayage nous apprend que le seigneur qui avait racheté les anciennes
censives pour les incorporer à sa réserve, avait maintenu les anciens
droits. Le métayer devait ainsi payer la dîme à l'Eglise catholique, les
droits féodaux des anciennes censives, l'impôt royal, en plus du bail
de métayage proprement dit, qui était à mi-fruit. On aperçoit que la
charge était bien pesante !
Des révoltes spécifiques de métayers se produisirent. Une des mieux
connues est celle d'Issy L'Evêque, soumis à la seigneurie de l'évêché
d'Autun, dont les métayers s'organisèrent et rédigèrent leurs doléances.
Ils participèrent activement à la Grande Peur qui connut, dans le
Mâconnais, une des plus impressionnantes jacqueries de l'histoire. En
octobre 1789, les habitants d'Issy élirent un Comité municipal qui adopta
un code d'administration publique, forma une garde nationale, un
grenier d'abondance pour les subsistances, et "codifia" les baux de
métayage.
Les métayers demandaient que les salaires que méritent les travaux du cultivateur soient pris en considération au même titre que les propriétés.
Pour réaliser cet objectif, un contrôle public devait s'exercer afin de
protéger les parties contractantes, et c'était le conseil municipal qui
s'en chargeait. Cette expérience fut combattue et interrompue en 1790,
mais d'autres la relayèrent.
Les métayers ne réclamaient donc pas un partage des terres en propre,
mais la reconnaissance des salaires que méritaient leurs travaux et un
partage des charges entre le propriétaire et le métayer. De façon
générale, ils luttèrent pour obtenir une transformation de leurs baux et
en particulier, le respect d'un bail véritablement à mi-fruit.
Cela signifiait que le montant des rentes qu'ils payaient au seigneur
devait baisser. Ils luttèrent pour que la suppression de la dîme, des
impôts royaux et des droits féodaux qui étaient à leur charge, soit
supprimés de leur bail.
On notera que les censitaires comme les métayers avaient une
conception politique éclairée par les nécessités sociales d'un partage
des richesses entre les classes. Ni les censitaires, ni les métayers ne
voulaient l'élimination de l'autre pour s'accaparer ses biens, mais ils
proposaient un partage des richesses permettant de faire vivre tout le
monde.
Qu'un tel projet soit devenu difficilement audible au fil du temps
n'empêche qu'il fut l'expression du mouvement paysan de cette époque. Il
est vrai que l'histoire nous invite à faire l'effort de comprendre des
conceptions, des mentalités, des sensibilités que nous avons sans doute
ignorées, oubliées ou méprisées. C'est précisément cet effort de
re-compréhension qui en fait l'intérêt.
La résistance des seigneurs dans l'Ouest fut particulièrement forte.
Lorsque la dîme payée à l'Eglise catholique fut supprimée, avec la
nationalisation des biens du clergé le 2 novembre 1789 et la
constitution civile du clergé du 3 janvier 1791, les seigneurs de
métairies continuèrent de la faire payer par leur métayer et cette fois à
leur profit ! L'injustice était criante, car avec ces dîmes, l'Eglise
était censée financer des charges à caractère social, comme
l'enseignement et les Hôpitaux. Et le propriétaire en profitait pour
accroître ses rentes !
La même chose se produisit avec la suppression des droits féodaux.
Les propriétaires les maintinrent dans le bail et provoquèrent des
révoltes spécifiques de métayers.
La Convention montagnarde vota la suppression de la dîme et des
droits féodaux dans les baux de métayage le 1er brumaire an II-22
octobre 1793. Mais les métayers continuaient de se plaindre car les
propriétaires se refusaient à le faire tant que le montant du bail
lui-même n'était pas modifié par la loi. En effet, les propriétaires
supprimaient les rubriques, mais augmentaient globalement le montant des
rentes. La proposition de légaliser un bail véritablement à mi-fruit
avait été faite par les métayers et des députés, mais elle ne vit pas le
jour sans que l'on en connaisse encore les raisons, par manque
d'études.
Dans les régions où les propriétaires de métairies étaient les plus
forts, il apparaît que les métayers n'ont rien obtenu de la révolution
et ont subi un acharnement judiciaire de la part de la contre-révolution
des propriétaires rentiers qui semble s'être prolongé jusque tard dans
le XIXe siècle (Massé).
3. Comment mettre fin à la Guerre du blé ? Par la réforme agraire !
Le troisième grand problème que la Convention montagnarde eut à
résoudre fut celui des subsistances. Un programme dit du Maximum des
prix des denrées de première nécessité fut organisé durant l’été 1793 et
vint compléter la législation de réforme agraire qui, on l’a aperçu,
facilitait l'accès à la terre, distribuait des lopins de terre aux
paysans pauvres et favorisait les petites et moyennes exploitations
agricoles afin d’accroître la production directe des subsistances.
En septembre 1793, la liste des denrées de première nécessité fut
établie : on y trouvait des subsistances et des matières premières
nécessaires aux artisans pour leur permettre de continuer de produire,
comme les cuirs, les bois, les lins et laines etc… Les prix des denrées
et les bénéfices commerciaux étaient fixés par rapport aux salaires
urbains et ruraux, de façon à empêcher les spéculations à la hausse des
prix responsables des troubles de subsistance et des poussées de
mortalité par malnutrition ou inanition. Les salaires furent relevés
d'un tiers pour corriger la dévaluation de l'assignat. Les marchés
furent réorganisés avec la création de greniers publics créés dans
chaque commune afin d'assurer le ravitaillement, et sous le contrôle du
pouvoir municipal. À cet effet, les producteurs devaient déclarer aux
communes le montant de leur production, de façon à ce que les réserves
disponibles soient connues, et la fourniture des marchés se faisait par
réquisitions.
La Convention montagnarde avait pris des mesures sérieuses pour
trouver des solutions à la misère et prévoyait d'offrir des lopins de
terre à ceux qui pouvaient travailler et des secours publics à ceux qui
n'étaient pas en état de travailler. La législation agraire prenait
toute sa place dans ce programme et prévoyait, en juin 1793, de réserver
une part des biens nationaux aux paysans pauvres et sans terre en
facilitant leur vente en petits lots, puis des bons de 500 livres
avaient été distribués aux indigents pour acheter des lots.
La loi du 10 juin 1793 proposait le partage de communaux cultivables,
dans le même but. Cette loi était très favorable aux paysans les plus
pauvres, puisqu'elle prévoyait qu'une telle décision serait prise par
les habitants des communes à une majorité d'un tiers des votants
seulement. Toutefois, d'après les études existantes, le nombre de
partage des communaux a été très faible dans les régions de plaine où
leur raréfaction posait de multiples problèmes : les communaux étaient
exceptionnellement en état d'être cultivés et leur maintien sous forme
de pâturages s'avérait indispensable à l'ensemble des exploitants
agricoles.
Les décrets des 8 et 13 ventôse-26 février et 3 mars 1794 proposés
par Saint-Just décidaient de distribuer les biens des suspects aux
indigents (J.P. Gross). La proposition fut votée et son application
commençait lorsque l'arrestation de ceux que l'on allait appeler les
robespierristes, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794, interrompit
l'expérience.
l'arrestation de Robespierre |
Saint-Just avait, par ailleurs, attiré l'attention sur le problème
que posait la dévaluation de l'assignat, en soulignant que les
producteurs désertaient les marchés parce qu'ils répugnaient à être
payés en monnaie dévaluée. Il proposa un plan de réévaluation de
l'assignat en détruisant l'équivalent en papier-monnaie du montant de la
vente des biens nationaux. La Convention montagnarde parvint à arrêter
la dévaluation de l'assignat, mais là encore, le 9 thermidor mit
brutalement fin à l'expérience d'assainissement des finances.
Dans les faits, la liberté illimitée du commerce des grains était
supprimée ainsi que son moyen d’application, la loi martiale. Tant que
la politique du Maximum fut appliquée, et elle le fut jusqu’à l’automne
1794, la population fut ravitaillée en produits de première nécessité,
nourriture et matières premières nécessaires aux artisans.
4. Gouvernement révolutionnaire et démocratie
Le gouvernement révolutionnaire, nom donné à partir du 10
octobre 1793, par la Convention, à une forme précise de gouvernement,
est devenu au XXe siècle l’objet des plus folles interprétations.
Le 9 thermidor, les thermidoriens accusèrent Robespierre, en l’isolant comme bouc émissaire, d’aspirer à la dictature
et répandirent la calomnie surprenante selon laquelle il voulait
épouser la fille de Louis XVI et rétablir la monarchie ! Mais ce fut au
tournant des XIX-XXe siècles que l’aspiration à la dictature devint, dans l’historiographie, une dictature effective.
C’est de cette même époque que datent des théories politiques
favorables à l’établissement de dictatures, à gauche comme à droite. On
vit alors accolé au gouvernement révolutionnaire le terme de dictature,
les marxismes léniniste, puis stalinien et autres la qualifiant
positivement. Dans les années 1950-60, des historiens non marxistes
conservèrent le terme de dictature et le qualifièrent
négativement. Dans les années 1970, on vit même des philosophes, ou
prétendus tels, affirmer que la Révolution française aurait été la matrice des totalitarismes,
au pluriel, du XXe siècle ! Il fallait un génocide, on en inventa un :
la Vendée, guerre civile régionale entre révolution et
contre-révolution, devenait un génocide franco-français ! La confusion
était à son comble…
Un retour aux faits est pourtant possible ! Du 10 août 1792 à 1795,
le pouvoir législatif fut effectivement le pouvoir suprême en France,
selon les objectifs de la théorie de la Révolution exposés dans les deux
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793. La
Constitution de 1793 établit une centralité législative, selon
laquelle le corps législatif, formé d’une seule chambre, faisait les
lois communes. Le pouvoir exécutif fut décentralisé, l’application des
lois se faisant au niveau de la commune par un conseil municipal élu. De
plus, les instances communales exerçaient une réelle autonomie locale,
comme nous l’avons déjà aperçu.
Le 10 octobre, sur rapport de Saint-Just et de Billaud-Varenne, la Convention votait l’établissement du gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. De quoi s’agissait-il ? Le corps législatif faisait toujours les lois. Cette révolution dans le gouvernement
consista à soumettre les agents élus de l’exécutif qui restait
décentralisé à une responsabilité imposante, en les obligeant à rendre
des comptes de leur administration tous les dix jours, à l’instance
supérieure (commune, canton, district, département) qui transmettait aux
ministères par correspondance. Les agents de l’exécutif qui ne
faisaient pas connaître les lois ou qui empêchaient leur application
étaient destitués et remplacés par de nouveaux élus.
Pourquoi ce Gouvernement révolutionnaire ? Un exemple nous
permettra de saisir la nature du problème à résoudre. On se souvient que
la législation détruisant entièrement le régime féodal avait été votée
en août 1792. Mais, l'application de cette législation avait été
empêchée par une volonté politique contraire. La législation existait
bien, mais elle n'était pas appliquée. Le pouvoir législatif avait donc
été à la hauteur de la Révolution en répondant favorablement au
mouvement paysan, mais le pouvoir exécutif refusait de passer à l'acte.
Il fallut donc une nouvelle révolution pour contraindre le pouvoir exécutif à appliquer les lois. Ces lois furent complétées en juin et juillet 1793 et le Gouvernement révolutionnaire fut établi en octobre suivant pour contrôler étroitement les instances décentralisées qui appliquaient la loi, c'est-à-dire vérifier qu'elles le faisaient bien.
Dans le cas contraire, la Convention envoyait des députés en mission
enquêter sur les difficultés, puis rentrer à la Convention exposer le
problème afin que le pouvoir législatif règle le problème par les lois.
Ajoutons que le Comité de salut public, créé le 6 avril 1793, formé de députés élus chaque mois
par la Convention, était responsable devant elle. Le rôle de ce Comité
était de proposer des mesures de salut public à la Convention qui,
seule, décidait, et d’exercer le droit de contrôle du législatif sur les
ministères.
Ainsi, la Constitution de 1793 fut bien appliquée sous la Convention
montagnarde en ce qui concerne l’organisation du pouvoir législatif. Par
contre, le gouvernement révolutionnaire modifia l’organisation constitutionnelle du pouvoir exécutif
qui prévoyait l’élection des ministres. Nous pouvons alors préciser
que, contrairement aux idées reçues, la Constitution de 1793 fut
largement appliquée sauf en ce qui concerne cette élection des ministres
à la tête de l’exécutif.
Il y eut violence et répression, mais il n’y eut pas pour autant
dictature. La contrainte a effectivement été pensée comme nécessaire
pour établir le droit et la justice et combattre la contre-révolution.
En ce qui concerne la révolution paysanne, nous avons précisé la nature
et les moyens de la contre-révolution féodalo-seigneuriale. La
législation qui détruisait entièrement le régime féodal, par exemple,
était une réelle libération pour les paysans, mais une abominable
contrainte pour le seigneur qui perdait une partie de ses rentes. Sa
résistance fut en effet un objet de la répression révolutionnaire. Là
aussi, gardons raison, la répression légale fut modérée. Le Tribunal
révolutionnaire, créé le 10 mars 1793 et supprimé le 31 mai 1795 (26), a
jugé 5.215 affaires, prononcé 2.791 condamnations à mort et 2.424
acquittements (27). Modération n’est pas justification, mais
reconnaissons que les bains de sang ne furent pas une réalité de cette
époque.
Il importe cependant de chercher à comprendre ce que cette Révolution
a tenté de frayer, au milieu des plus grands dangers : l’avancée des
droits de l’homme et du citoyen dans le fonctionnement très réel
d’institutions civiles où le pouvoir législatif fut effectivement le
pouvoir suprême et les agents de l’exécutif furent responsabilisés.
Avancée des droits de l’homme dans le remise en cause sans cesse tentée
et réfléchie de la répression, comme Saint-Just le proposa dans les
décrets de ventôse en supprimant la peine de mort elle-même. La question
centrale a été posée par Jean-Pierre Faye : “ Comment se peut-il que le
temps de la Terreur, répression s’il en fut, est en même temps, et contradictoirement, fondation des libertés anti-répressives d’occident ? ”
Conclusion
La Révolution en France a été indéniablement une révolution paysanne
dans son origine, dans son développement, dans son rythme. Ce caractère
paysan est sensible dans la législation agraire qui en a transmis
l'esprit dans le droit révolutionnaire lui-même, mais aussi dans la
re-création d'une démocratie sociale avec participation effective du
peuple à l'élaboration de la loi, ce que l'on appelait alors la
souveraineté populaire.
Ce que le 9 thermidor, qui mit fin à la Convention montagnarde, fit
perdre immédiatement, ce fut cette expérience de démocratie des droits
de l'homme et du citoyen à laquelle le mouvement paysan avait largement
contribué en œuvrant à l'élaboration de la notion de droit à l'existence
et à sa réalisation.
Mais ce qui a été maintenu contre toutes les tentatives les plus
folles a bien été la législation agraire qui détruisit entièrement le
régime féodal en faveur des censitaires et reconnut les biens communaux
aux communes. Ajoutons que même après le démantèlement de la politique
du maximum par la réaction thermidorienne, aucun gouvernement n'osa plus
abandonner le marché des grains et du pain à ce capitalisme de
spéculation auquel les économistes avaient voulu croire depuis les
années 1760. Dès l'Empire, le pain fut taxé et le ravitaillement des
centres urbains fut assuré par des mesures gouvernementales. En dehors
de quelques périodes de disettes réelles, les troubles de subsistance
suscités par des spéculations disparurent. Les gouvernements, même
libéraux, avaient été éclairés par la succession de ces expériences
désastreuses des politiques de liberté illimitée du commerce des grains.
Ces conquêtes paysannes se sont traduites de façon significative par
un arrêt de l'exode rural qui dura jusqu'en 1850 environ, et de façon
concomitante, par une occupation du sol qui connut son maximum à la même
époque.
Les schémas d'explication qui jusque-là faisaient la part belle au
postulat selon lequel la grande culture serait le cadre naturel, ou la
voie unique, du développement du capitalisme, si ce n'est du
développement tout court, tandis que la petite culture serait condamnée à
une routine passéiste, ne résistent plus au constat de leur
coexistence. Grande et petite culture se révèlent tour à tour novatrices
ou archaïques et, de ce point de vue, sans supériorité décisive de
l'une sur l'autre. Sauf sur un point, si l'on prend en considération la
nécessité de faire vivre la masse innombrable de ces millions de
paysans. Or, c'était bien le cas à l'époque de la Révolution : la
pression démographique de ce pays très peuplé qu'était la France
orientait la réflexion et l'action vers une économie politique
populaire, sociale et démocratique dont nous avons tenté de cerner les
caractères originaux et dont l'objectif central fut indéniablement de
restituer leurs droits et leur dignité humaine à ces êtres qui luttaient
pour leur liberté depuis des siècles.
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