Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris Diderot-Paris 7
5. Une nouvelle avancée avec la loi du 18 juin 1792
L’Assemblée acheva la Constitution en septembre 1791. Elle fut
remplacée par la Législative élue au suffrage censitaire et qui siégea à
partir du 1er octobre.
Au printemps 1792, les troubles de subsistance prirent, dans la
moitié nord du pays, une ampleur inouïe sous l'effet de la spéculation à
la hausse des prix. Les rassemblements qui, dans les campagnes,
regroupaient de quelques centaines de gens à 2 ou 3 000 personnes en
juillet 1789, atteignaient maintenant des foules de 40 000 personnes et
plus dans le Bassin parisien et se conjuguèrent avec la cinquième
jacquerie. Les pouvoirs publics ayant abandonné leurs responsabilités en
matière de ravitaillement, le peuple commençait à s'organiser lui-même,
développant des greniers populaires et des marchés spontanés où le prix
des grains était fixé par rapport aux salaires.
À l'Assemblée législative, la question de la suppression sans rachat
des droits féodaux fut à nouveau posée et débattue de février à juin
1792. Depuis près de trois ans le refus du rachat s'était fait entendre
et comprendre par les actes, les pétitions et les publications. À
l'issue de cinq mois de débats, le nouveau Comité des droits féodaux de
l'Assemblée présenta un projet de décret supprimant, sans indemnités ni
rachat, les droits de mutation des censives (les lods et ventes), dont
le décret du 15 mars 1790 prévoyait le rachat par les censitaires. Le
débat qui suivit révèle que la conception de la seigneurie usurpante
avait fait son chemin chez les députés. Duchâtel, membre de ce Comité
des droits féodaux et rapporteur du projet, considérait que la théorie
de la concession primitive des fonds n'était qu'une fantaisie qui ne
reposait sur aucun titre : au moment de l'occupation germanique,
personne n'avait concédé des terres à qui que ce soit. Et les seigneurs
imbus de cette illusion étaient bien incapables de fournir le moindre
titre de concession primitive ou d'acte originaire justifiant ses
droits.
La monarchie avait utilisé dans le passé ce même argumentaire pour
dépouiller la seigneurie des attributs de juridiction et de police
générale. La révolution paysanne le réclamait maintenant en sa faveur et
le législateur commençait à l'entendre. Le 18 juin 1792 sur proposition
du député Mailhe, l'Assemblée législative votait la suppression sans
rachat des lods et ventes et ouvrait cette fois le chemin de la
suppression du régime féodal en faveur des censitaires.
Par ailleurs, la guerre fut déclarée le 20 avril 1792, ce qui permit à
la famille royale de réaliser son projet de faire intervenir les armées
austro-prussiennes en France, afin d'arrêter la révolution. Le roi
comme chef de l'exécutif dirigeait la guerre et prépara l'état-major à
cette trahison qui provoqua la Révolution du 10 août 1792. En effet, les
soldats constataient avec horreur, car c'étaient eux qui en faisaient
les frais, les trahisons de leurs généraux qui, trop tard, refusaient
d'engager le combat, laissant leurs hommes se faire massacrer. Ce furent
les soldats mutinés qui firent prendre conscience aux civils de
l'imminence du danger militaire. La Patrie fut proclamée en danger le 11
juillet 1792 et une levée de volontaires fut décidée. Rendez-vous leur
fut donné à Paris pour les premiers jours d'août. La Révolution fut
faite par ces volontaires de province, appelés Fédérés, qui
rencontrèrent les Sans-culottes de Paris, sur fond de la cinquième
jacquerie.
III. La Révolution du 10 août 1792 prépare une démocratie sociale
Cette Révolution qui renversait la monarchie et la Constitution de
1791, répondit immédiatement au mouvement paysan, par la législation
agraire des 14-28 août 1792. Notons que ce fut l'Assemblée législative
qui s'occupa de répondre favorablement au mouvement paysan et
immédiatement, sans attendre l'élection d'une nouvelle assemblée décidée
par la Révolution du 10 août.
Le 14 août, Mailhe, qui avait proposé le décret du 18 juin, fut élu
membre du Comité des droits féodaux. La Législative montrait qu'elle
était disposée à poursuivre le travail commencé. Il était préparé, elle
l'acheva dans un temps record.
La suppression sans rachat de toutes les rentes féodalo-seigneuriales
fut décidée. Le domaine des censives se trouvait complètement dégagé de
la seigneurie, de sa justice et du fief. Les ci-devant censives
devenaient des terres franches et libres, bref, des alleux. La tenure
spécifique que connaissait la seigneurie en Bretagne, sous le nom de domaine congéable, fut assimilée à une censive et, comme telle, restituée au tenancier gratuitement.
Le décret du 28 août intitulé Rétablissement des communes et des citoyens dans les propriétés dont ils ont été dépouillés par l'effet de la puissance féodale,
étendait le principe retenu précédemment dans l'article 31 du décret du
15 mai 1790 à tous les triages réalisés depuis 1669 et restituait les
communaux usurpés autrement depuis quarante ans, cette fois.
Enfin, les procès pour affaires seigneuriales furent annulés.
Cette législation avait détruit la qualité de seigneur et transformé
en alleux tout le domaine des censives, y compris le domaine congéable
breton. Elle répondait à l'Article premier du décret du 4 août 1789 en
reprenant la proposition de partage de la seigneurie faite par le
mouvement paysan, et abrogeait la législation de 1790-91. Ce faisant,
elle faisait entrer la conception paysanne de la seigneurie usurpante
dans le droit constitutionnel français. Le régime féodal était considéré
comme anticonstitutionnel et avait été détruit. La seigneurie était
effectivement anéantie et les terres sur lesquelles s'exerçait
l'ancienne seigneurie se trouvaient partagées : au ci-devant seigneur la
réserve, aux ci-devant censitaires, et assimilés, le domaine des
censives. Les biens communaux, indispensables à l'équilibre
culture-élevage, étaient enfin reconnus comme propriétés des communes et
leur superficie se voyait augmentée par les restitutions prévues.
L'avancée législative était, cette fois, réalisée, mais allait-elle être mise en pratique ?
1. La Convention girondine refuse d'appliquer la législation agraire d'août 1792
La Convention fut élue au suffrage universel. Elle se réunit le 21
septembre 1792, le lendemain de la victoire de Valmy qui faisait espérer
la paix. Dans les campagnes et dans les sections populaires des villes,
les femmes participèrent fréquemment au vote, selon d’ailleurs la
tradition villageoise. Ce 21 septembre, la Convention votait à
l’unanimité l’abolition de la royauté en France.
Le parti brissotin, que l’on désignait du nom de Gironde depuis sa
rupture avec le club des Jacobins, était devenu le point de ralliement
des adversaires de la Révolution du 10 août et de la démocratie. S’il
fit partie du côté gauche sous la Législative, il forma le côté droit de
la Convention. Minoritaire en nombre d’élus, la Gironde obtint la
majorité des suffrages dans les premiers mois de la Convention.
Combattant ouvertement le mouvement populaire, le gouvernement
girondin refusa de mettre en application la législation agraire d'août
1792 préparée comme nous l'avons vu par l'Assemblée législative : ce
n'était pas son œuvre.
Ce refus girondin d’entendre le peuple ne parvint cependant pas à
l'empêcher de prendre en mains une partie de la politique économique. En
effet, la démocratie communale qui s’inventait en France s’empara,
durant l’automne et l’hiver 1792-93, de la politique des subsistances,
de la fixation des prix des denrées de première nécessité, de la
fourniture des marchés, de l’aide aux indigents. Ainsi, le ministère de
l’intérieur dirigé par le girondin Roland se vit peu à peu dépouillé de
ses attributions au profit des communes. Soulignons que ce fut de cette
manière que la séparation des pouvoirs se réalisa en France, à cette
époque, et que se construisit, dans la pratique, une véritable
démocratie communale où les citoyens réunis dans leurs assemblées
générales de village, ou de section de commune dans les villes,
élisaient leur conseil municipal, les commissaires de police, les juges
de paix. Ces mêmes assemblées générales contrôlaient leurs élus chargés
de l’application des lois, mais aussi de la politique des subsistances
comme de l’aide sociale. Précisons qu’il n’y avait pas ce que nous
connaissons sous les termes de centralisation administrative avec
appareils d’Etat séparés de la société.
Des partis, il en existait un grand nombre, comme les clubs, les
sociétés populaires, les sociétés de section. Certains s’affiliaient par
correspondance, par affinité, pour organiser une campagne, lancer une
pétition, envoyer une délégation dans une autre section, une région, à
la Convention pour y présenter une réclamation ou un projet de loi. Ce
fut de cette manière qu’une très forte conscience de la souveraineté du
peuple, associée à l’exercice effectif de la citoyenneté comme
participation à l’élaboration des lois, se forma à cette époque. Dans
les fêtes de 1792-94, le peuple souverain était représenté par Hercule,
image de la force et de l’unité bien sûr, mais aussi de ses durs
travaux, car la construction de la liberté civile et politique n’était
pas facile : et la paysannerie en savait quelque chose, elle qui n'avait
pas arrêté les jacqueries et qui, à l'automne 1792 récidivait avec la
sixième !
La paysannerie poursuivait sa lutte pour obtenir la mise en
application de la destruction entière du régime féodal. La législation
existait, mais c'était maintenant son exécution qui était empêchée.
L'administration qui s'occupait de la vente des biens nationaux avait
rejoint le parti favorable au maintien du régime féodal, d'autant plus
qu'à la masse des biens nationaux de première origine qu'étaient les
biens de l'Eglise catholique, s'ajoutait celle des biens des émigrés. Le
9 novembre 1791 fut décrété par l'Assemblée législative que les
personnes qui voulaient quitter la France pour des raisons politiques
auraient un délai de deux mois pour le faire savoir. Passé ce délai, ils
seraient considérés comme émigrés, perdraient la citoyenneté française
et leurs biens seraient nationalisés. Ainsi, tant que la question des
censives restait pendante, la vente des biens nationaux était
problématique et provoquait d'innombrables contestations.
Cependant, les revendications paysannes ne s'arrêtaient pas à la
récupération gratuite des censives et des communaux usurpés. La
concentration de l'exploitation agricole entre les mains des gros
fermiers empêchait les petits exploitants d'accéder aux terres en
location.
2. Le mouvement paysan réclame le droit à l'existence par l'accès à la terre
Le mouvement populaire, rural et urbain, mit en avant un nouveau droit de l'homme, le droit à l'existence
et aux moyens de la conserver par l'exercice des droits du citoyen.
Prenait forme l'idée d'une économie politique alternative empêchant, par
la loi, l'exercice de la liberté illimitée du commerce des
subsistances, mais aussi du droit de propriété illimitée des biens
matériels qui autorisait la concentration de la propriété des moyens de
travail dans peu de mains.
Un débat eut lieu à ce sujet à la Convention lorsque le gouvernement
girondin proposa de rééditer la même politique de liberté illimitée du
commerce des grains, accompagnée de la loi martiale, que la Révolution
du 10 août avait suspendue. Le débat dura deux mois. La critique de la
loi martiale mettait en lumière le caractère despotique du pouvoir
économique paré du beau mot de liberté.
Mais de quelle liberté était-il question ? Le ministre de
l'intérieur, Roland, intervint par lettre à la Convention le 18 novembre
1792 pour conseiller de réitérer le principe de liberté illimitée du
commerce des grains et de son complément indispensable, la loi
martiale :
"La seule chose que l'Assemblée puisse se permettre sur les
subsistances, c'est de prononcer qu'elle ne doit rien faire, qu'elle
supprime toute entrave, qu'elle déclare la liberté la plus entière sur
la circulation des denrées, qu'elle ne détermine point d'action, mais
qu'elle en déploie une grande contre quiconque attenterait à cette
liberté."
le ministre Roland |
Le 2 décembre suivant, Robespierre prenait la défense du droit à
l'existence comme faisant partie de la liberté de l'être humain :
"Quel est le premier objet de la société ? C'est celui de maintenir
les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces
droits ? Celui d'exister…Les aliments nécessaires à l'homme sont aussi
sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la
conserver est une propriété commune à la société entière."
Apparaissaient ici deux théories opposées de la liberté, une liberté
attachée à la personne humaine, et une autre liberté liée à l'exercice
du droit de propriété. Si le terme libéralisme renvoie bien à
celui de liberté, il est indéniable qu'il ne saurait être mis au
singulier à l'époque de la Révolution des droits de l'homme et du
citoyen en France. Une théorie libérale économique, dont les propos de Roland sont ici l'expression, s'opposait et même s'affrontait à une théorie libérale humaniste ou égalitaire.
Celle de Roland n'hésite pas à subordonner la liberté personnelle et
politique à celle du commerce et du droit illimité de propriété des
biens matériels. Et dans ce cas, il s'agissait des subsistances, denrées
socialement nécessaires. Robespierre avançait l'idée que des denrées de
première nécessité ayant un caractère public ou social, elles ne
pouvaient être abandonnées à une entreprise privée négligeant ce
caractère.
Un affrontement symétrique s'est exprimé à la même époque à propos de l'esclavage : le droit illimité de propriété, y compris sur des êtres humains, est-il légitime ?
Ce débat de l'automne 1792 s'acheva sur le vote du 8 décembre 1792,
qui rétablit une fois encore cette politique de liberté illimitée du
commerce et de loi martiale pour tenter de la faire appliquer.
Ce furent les défenseurs du droit à l'existence que les défenseurs du droit illimité de propriété qualifiaient d'anarchistes et de partisans de la loi agraire.
Le 18 mars 1793, la Convention girondine vota une très curieuse loi qui
punissait de mort "quiconque proposerait une loi agraire ou toute autre
subversive des propriétés territoriales, commerciales et
industrielles." Ainsi, parler de loi agraire devenait un délit d'opinion, puni de mort.
Par chance, la loi était inapplicable, mais on aperçoit dans ce délit
de parole puni de mort la panique qui s'était emparée du gouvernement
girondin et dans le terme loi agraire, emprunté à l'histoire
des Gracques, la nouveauté que le programme populaire de réalisation du
droit à l'existence représentait alors. Pourtant, si les Girondins ne
voulaient pas le nommer, il l'avait fait lui-même : Coupé, député de
l'Oise le présentait comme une économie sociale, Robespierre, député de Paris, avait repris l'idée de Rousseau en la modifiant en une économie politique populaire, le mouvement populaire parlait de droit à l'existence.
Ce programme de droit à l'existence fut défendu par la Montagne.
Ce terme de Montagne désignait non un parti organisé au sens où nous
l’entendons aujourd’hui, mais plus précisément un projet général, un
ensemble de principes exposés dans la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen et qui tenaient lieu de boussole pour la réflexion et
l’action. Chaumette, qui fut procureur-général-syndic de la Commune de
Paris, en donna une définition éclairante : la Montagne, ce rocher des droits de l’homme.
3. Le gouvernement girondin cherche une diversion dans la guerre de conquête et la perd
Le gouvernement girondin qui voyait bien qu’à l’intérieur la réalité
du pouvoir lui échappait, tenta de s’opposer aux conséquences de la
Révolution du 10 août 1792 en calomniant le peuple et la Montagne. Il
voulut empêcher le procès du roi, puis sa condamnation, mais échoua. Il
tenta de dévoyer la Révolution en provoquant la guerre de conquête en
Europe. Or, la guerre qu’il présentait sous l’aimable figure de la
libération des peuples tourna à l’annexion pure et simple avec le décret
du 15 décembre 1792. Mais les peuples annexés n’aimèrent pas les missionnaires armés et résistèrent à l’occupation. Sur le plan politique, la guerre de
conquête girondine fut un échec cinglant qui divisa les peuples
européens, contribua à les détourner de la révolution et renforça leurs
princes dès lors qu’ils résistèrent aux armées françaises d’occupation.
La tragédie de la République de Mayence, dont l’échec contraignit les
partisans à se réfugier en France, illustre les conséquences
désastreuses de cette guerre de conquête.
La Montagne représentée sur cette question par Robespierre, Marat,
Billaud-Varenne, avait dénoncé, dès ses premières annonces en 1791, les
erreurs et les dangers que comportait une telle politique. La Montagne
s’opposait, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à toute
guerre de conquête et cette question fut un des points de rupture avec
le parti girondin.
Au printemps 1793, l’échec de la politique girondine était patent. En
avril, la guerre de conquête tournait à la débâcle militaire et, de
puissance occupante, la France se trouva menacée : l’armée autrichienne
occupa le département du Nord et y rétablit dîme et droits seigneuriaux en particulier.
Depuis l’élection de la Convention, nouvelle assemblée constituante,
la discussion sur la constitution avait été empêchée parce que le
gouvernement girondin souhaitait affaiblir le mouvement démocratique.
Une ultime manœuvre révéla les peurs de la Gironde : le 29 mai, en
l’absence d’un grand nombre de députés montagnards envoyés en mission
aux frontières pour organiser la défense nationale, la Convention
votait, sans débat préalable, un texte de déclaration des droits qui
substituait à la notion de droit naturel celle des droits de l’homme en société.
Une nouvelle théorie politique apparaissait ici, en rupture avec la
référence à la philosophie du droit naturel moderne qui était à l’œuvre
dans la Déclaration de 1789 : le but de la société n’était plus de
protéger les droits naturels de l’homme en soumettant les pouvoirs
publics eux-mêmes au respect de ces mêmes droits, mais au contraire les
pouvoirs publics devenaient distributeurs de droits non référés à une
éthique commune et consentie. La théorie de la révolution se voyait
renversée au profit d’une nouvelle théorie politique au service des
possédants.
L’accumulation de ces faits conduisit à la Révolution des 31 mai-2 juin 1793. (à suivre)
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