mardi 28 janvier 2014

L'histoire rurale de la Révolution Française (3)

Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris Diderot-Paris 7


5. Une nouvelle avancée avec la loi du 18 juin 1792

L’Assemblée acheva la Constitution en septembre 1791. Elle fut remplacée par la Législative élue au suffrage censitaire et qui siégea à partir du 1er octobre.
Au printemps 1792, les troubles de subsistance prirent, dans la moitié nord du pays, une ampleur inouïe sous l'effet de la spéculation à la hausse des prix. Les rassemblements qui, dans les campagnes, regroupaient de quelques centaines de gens à 2 ou 3 000 personnes en juillet 1789, atteignaient maintenant des foules de 40 000 personnes et plus dans le Bassin parisien et se conjuguèrent avec la cinquième jacquerie. Les pouvoirs publics ayant abandonné leurs responsabilités en matière de ravitaillement, le peuple commençait à s'organiser lui-même, développant des greniers populaires et des marchés spontanés où le prix des grains était fixé par rapport aux salaires.
À l'Assemblée législative, la question de la suppression sans rachat des droits féodaux fut à nouveau posée et débattue de février à juin 1792. Depuis près de trois ans le refus du rachat s'était fait entendre et comprendre par les actes, les pétitions et les publications. À l'issue de cinq mois de débats, le nouveau Comité des droits féodaux de l'Assemblée présenta un projet de décret supprimant, sans indemnités ni rachat, les droits de mutation des censives (les lods et ventes), dont le décret du 15 mars 1790 prévoyait le rachat par les censitaires. Le débat qui suivit révèle que la conception de la seigneurie usurpante avait fait son chemin chez les députés. Duchâtel, membre de ce Comité des droits féodaux et rapporteur du projet, considérait que la théorie de la concession primitive des fonds n'était qu'une fantaisie qui ne reposait sur aucun titre : au moment de l'occupation germanique, personne n'avait concédé des terres à qui que ce soit. Et les seigneurs imbus de cette illusion étaient bien incapables de fournir le moindre titre de concession primitive ou d'acte originaire justifiant ses droits.
La monarchie avait utilisé dans le passé ce même argumentaire pour dépouiller la seigneurie des attributs de juridiction et de police générale. La révolution paysanne le réclamait maintenant en sa faveur et le législateur commençait à l'entendre. Le 18 juin 1792 sur proposition du député Mailhe, l'Assemblée législative votait la suppression sans rachat des lods et ventes et ouvrait cette fois le chemin de la suppression du régime féodal en faveur des censitaires.

Par ailleurs, la guerre fut déclarée le 20 avril 1792, ce qui permit à la famille royale de réaliser son projet de faire intervenir les armées austro-prussiennes en France, afin d'arrêter la révolution. Le roi comme chef de l'exécutif dirigeait la guerre et prépara l'état-major à cette trahison qui provoqua la Révolution du 10 août 1792. En effet, les soldats constataient avec horreur, car c'étaient eux qui en faisaient les frais, les trahisons de leurs généraux qui, trop tard, refusaient d'engager le combat, laissant leurs hommes se faire massacrer. Ce furent les soldats mutinés qui firent prendre conscience aux civils de l'imminence du danger militaire. La Patrie fut proclamée en danger le 11 juillet 1792 et une levée de volontaires fut décidée. Rendez-vous leur fut donné à Paris pour les premiers jours d'août. La Révolution fut faite par ces volontaires de province, appelés Fédérés, qui rencontrèrent les Sans-culottes de Paris, sur fond de la cinquième jacquerie.

III. La Révolution du 10 août 1792 prépare une démocratie sociale
 
la prise des Tuileries (août 1792)
Cette Révolution qui renversait la monarchie et la Constitution de 1791, répondit immédiatement au mouvement paysan, par la législation agraire des 14-28 août 1792. Notons que ce fut l'Assemblée législative qui s'occupa de répondre favorablement au mouvement paysan et immédiatement, sans attendre l'élection d'une nouvelle assemblée décidée par la Révolution du 10 août.
Le 14 août, Mailhe, qui avait proposé le décret du 18 juin, fut élu membre du Comité des droits féodaux. La Législative montrait qu'elle était disposée à poursuivre le travail commencé. Il était préparé, elle l'acheva dans un temps record.
La suppression sans rachat de toutes les rentes féodalo-seigneuriales fut décidée. Le domaine des censives se trouvait complètement dégagé de la seigneurie, de sa justice et du fief. Les ci-devant censives devenaient des terres franches et libres, bref, des alleux. La tenure spécifique que connaissait la seigneurie en Bretagne, sous le nom de domaine congéable, fut assimilée à une censive et, comme telle, restituée au tenancier gratuitement.
Le décret du 28 août intitulé Rétablissement des communes et des citoyens dans les propriétés dont ils ont été dépouillés par l'effet de la puissance féodale, étendait le principe retenu précédemment dans l'article 31 du décret du 15 mai 1790 à tous les triages réalisés depuis 1669 et restituait les communaux usurpés autrement depuis quarante ans, cette fois.
Enfin, les procès pour affaires seigneuriales furent annulés.
Cette législation avait détruit la qualité de seigneur et transformé en alleux tout le domaine des censives, y compris le domaine congéable breton. Elle répondait à l'Article premier du décret du 4 août 1789 en reprenant la proposition de partage de la seigneurie faite par le mouvement paysan, et abrogeait la législation de 1790-91. Ce faisant, elle faisait entrer la conception paysanne de la seigneurie usurpante dans le droit constitutionnel français. Le régime féodal était considéré comme anticonstitutionnel et avait été détruit. La seigneurie était effectivement anéantie et les terres sur lesquelles s'exerçait l'ancienne seigneurie se trouvaient partagées : au ci-devant seigneur la réserve, aux ci-devant censitaires, et assimilés, le domaine des censives. Les biens communaux, indispensables à l'équilibre culture-élevage, étaient enfin reconnus comme propriétés des communes et leur superficie se voyait augmentée par les restitutions prévues.
L'avancée législative était, cette fois, réalisée, mais allait-elle être mise en pratique ?

1. La Convention girondine refuse d'appliquer la législation agraire d'août 1792

La Convention fut élue au suffrage universel. Elle se réunit le 21 septembre 1792, le lendemain de la victoire de Valmy qui faisait espérer la paix. Dans les campagnes et dans les sections populaires des villes, les femmes participèrent fréquemment au vote, selon d’ailleurs la tradition villageoise. Ce 21 septembre, la Convention votait à l’unanimité l’abolition de la royauté en France.
Le parti brissotin, que l’on désignait du nom de Gironde depuis sa rupture avec le club des Jacobins, était devenu le point de ralliement des adversaires de la Révolution du 10 août et de la démocratie. S’il fit partie du côté gauche sous la Législative, il forma le côté droit de la Convention. Minoritaire en nombre d’élus, la Gironde obtint la majorité des suffrages dans les premiers mois de la Convention.
Combattant ouvertement le mouvement populaire, le gouvernement girondin refusa de mettre en application la législation agraire d'août 1792 préparée comme nous l'avons vu par l'Assemblée législative : ce n'était pas son œuvre.
Ce refus girondin d’entendre le peuple ne parvint cependant pas à l'empêcher de prendre en mains une partie de la politique économique. En effet, la démocratie communale qui s’inventait en France s’empara, durant l’automne et l’hiver 1792-93, de la politique des subsistances, de la fixation des prix des denrées de première nécessité, de la fourniture des marchés, de l’aide aux indigents. Ainsi, le ministère de l’intérieur dirigé par le girondin Roland se vit peu à peu dépouillé de ses attributions au profit des communes. Soulignons que ce fut de cette manière que la séparation des pouvoirs se réalisa en France, à cette époque, et que se construisit, dans la pratique, une véritable démocratie communale où les citoyens réunis dans leurs assemblées générales de village, ou de section de commune dans les villes, élisaient leur conseil municipal, les commissaires de police, les juges de paix. Ces mêmes assemblées générales contrôlaient leurs élus chargés de l’application des lois, mais aussi de la politique des subsistances comme de l’aide sociale. Précisons qu’il n’y avait pas ce que nous connaissons sous les termes de centralisation administrative avec appareils d’Etat séparés de la société.
Des partis, il en existait un grand nombre, comme les clubs, les sociétés populaires, les sociétés de section. Certains s’affiliaient par correspondance, par affinité, pour organiser une campagne, lancer une pétition, envoyer une délégation dans une autre section, une région, à la Convention pour y présenter une réclamation ou un projet de loi. Ce fut de cette manière qu’une très forte conscience de la souveraineté du peuple, associée à l’exercice effectif de la citoyenneté comme participation à l’élaboration des lois, se forma à cette époque. Dans les fêtes de 1792-94, le peuple souverain était représenté par Hercule, image de la force et de l’unité bien sûr, mais aussi de ses durs travaux, car la construction de la liberté civile et politique n’était pas facile : et la paysannerie en savait quelque chose, elle qui n'avait pas arrêté les jacqueries et qui, à l'automne 1792 récidivait avec la sixième !
La paysannerie poursuivait sa lutte pour obtenir la mise en application de la destruction entière du régime féodal. La législation existait, mais c'était maintenant son exécution qui était empêchée.
L'administration qui s'occupait de la vente des biens nationaux avait rejoint le parti favorable au maintien du régime féodal, d'autant plus qu'à la masse des biens nationaux de première origine qu'étaient les biens de l'Eglise catholique, s'ajoutait celle des biens des émigrés. Le 9 novembre 1791 fut décrété par l'Assemblée législative que les personnes qui voulaient quitter la France pour des raisons politiques auraient un délai de deux mois pour le faire savoir. Passé ce délai, ils seraient considérés comme émigrés, perdraient la citoyenneté française et leurs biens seraient nationalisés. Ainsi, tant que la question des censives restait pendante, la vente des biens nationaux était problématique et provoquait d'innombrables contestations.
Cependant, les revendications paysannes ne s'arrêtaient pas à la récupération gratuite des censives et des communaux usurpés. La concentration de l'exploitation agricole entre les mains des gros fermiers empêchait les petits exploitants d'accéder aux terres en location.

2. Le mouvement paysan réclame le droit à l'existence par l'accès à la terre

Le mouvement populaire, rural et urbain, mit en avant un nouveau droit de l'homme, le droit à l'existence et aux moyens de la conserver par l'exercice des droits du citoyen. Prenait forme l'idée d'une économie politique alternative empêchant, par la loi, l'exercice de la liberté illimitée du commerce des subsistances, mais aussi du droit de propriété illimitée des biens matériels qui autorisait la concentration de la propriété des moyens de travail dans peu de mains.
Un débat eut lieu à ce sujet à la Convention lorsque le gouvernement girondin proposa de rééditer la même politique de liberté illimitée du commerce des grains, accompagnée de la loi martiale, que la Révolution du 10 août avait suspendue. Le débat dura deux mois. La critique de la loi martiale mettait en lumière le caractère despotique du pouvoir économique paré du beau mot de liberté.
Mais de quelle liberté était-il question ? Le ministre de l'intérieur, Roland, intervint par lettre à la Convention le 18 novembre 1792 pour conseiller de réitérer le principe de liberté illimitée du commerce des grains et de son complément indispensable, la loi martiale :
"La seule chose que l'Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c'est de prononcer qu'elle ne doit rien faire, qu'elle supprime toute entrave, qu'elle déclare la liberté la plus entière sur la circulation des denrées, qu'elle ne détermine point d'action, mais qu'elle en déploie une grande contre quiconque attenterait à cette liberté."
le ministre Roland

Le 2 décembre suivant, Robespierre prenait la défense du droit à l'existence comme faisant partie de la liberté de l'être humain :
"Quel est le premier objet de la société ? C'est celui de maintenir les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d'exister…Les aliments nécessaires à l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière."
Apparaissaient ici deux théories opposées de la liberté, une liberté attachée à la personne humaine, et une autre liberté liée à l'exercice du droit de propriété. Si le terme libéralisme renvoie bien à celui de liberté, il est indéniable qu'il ne saurait être mis au singulier à l'époque de la Révolution des droits de l'homme et du citoyen en France. Une théorie libérale économique, dont les propos de Roland sont ici l'expression, s'opposait et même s'affrontait à une théorie libérale humaniste ou égalitaire. Celle de Roland n'hésite pas à subordonner la liberté personnelle et politique à celle du commerce et du droit illimité de propriété des biens matériels. Et dans ce cas, il s'agissait des subsistances, denrées socialement nécessaires. Robespierre avançait l'idée que des denrées de première nécessité ayant un caractère public ou social, elles ne pouvaient être abandonnées à une entreprise privée négligeant ce caractère.
Un affrontement symétrique s'est exprimé à la même époque à propos de l'esclavage : le droit illimité de propriété, y compris sur des êtres humains, est-il légitime ?
Ce débat de l'automne 1792 s'acheva sur le vote du 8 décembre 1792, qui rétablit une fois encore cette politique de liberté illimitée du commerce et de loi martiale pour tenter de la faire appliquer.
Ce furent les défenseurs du droit à l'existence que les défenseurs du droit illimité de propriété qualifiaient d'anarchistes et de partisans de la loi agraire. Le 18 mars 1793, la Convention girondine vota une très curieuse loi qui punissait de mort "quiconque proposerait une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles." Ainsi, parler de loi agraire devenait un délit d'opinion, puni de mort.
Par chance, la loi était inapplicable, mais on aperçoit dans ce délit de parole puni de mort la panique qui s'était emparée du gouvernement girondin et dans le terme loi agraire, emprunté à l'histoire des Gracques, la nouveauté que le programme populaire de réalisation du droit à l'existence représentait alors. Pourtant, si les Girondins ne voulaient pas le nommer, il l'avait fait lui-même : Coupé, député de l'Oise le présentait comme une économie sociale, Robespierre, député de Paris, avait repris l'idée de Rousseau en la modifiant en une économie politique populaire, le mouvement populaire parlait de droit à l'existence.
Ce programme de droit à l'existence fut défendu par la Montagne. Ce terme de Montagne désignait non un parti organisé au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais plus précisément un projet général, un ensemble de principes exposés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui tenaient lieu de boussole pour la réflexion et l’action. Chaumette, qui fut procureur-général-syndic de la Commune de Paris, en donna une définition éclairante : la Montagne, ce rocher des droits de l’homme.

3. Le gouvernement girondin cherche une diversion dans la guerre de conquête et la perd

Le gouvernement girondin qui voyait bien qu’à l’intérieur la réalité du pouvoir lui échappait, tenta de s’opposer aux conséquences de la Révolution du 10 août 1792 en calomniant le peuple et la Montagne. Il voulut empêcher le procès du roi, puis sa condamnation, mais échoua. Il tenta de dévoyer la Révolution en provoquant la guerre de conquête en Europe. Or, la guerre qu’il présentait sous l’aimable figure de la libération des peuples tourna à l’annexion pure et simple avec le décret du 15 décembre 1792. Mais les peuples annexés n’aimèrent pas les missionnaires armés et résistèrent à l’occupation. Sur le plan politique, la guerre de conquête girondine fut un échec cinglant qui divisa les peuples européens, contribua à les détourner de la révolution et renforça leurs princes dès lors qu’ils résistèrent aux armées françaises d’occupation. La tragédie de la République de Mayence, dont l’échec contraignit les partisans à se réfugier en France, illustre les conséquences désastreuses de cette guerre de conquête.
La Montagne représentée sur cette question par Robespierre, Marat, Billaud-Varenne, avait dénoncé, dès ses premières annonces en 1791, les erreurs et les dangers que comportait une telle politique. La Montagne s’opposait, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à toute guerre de conquête et cette question fut un des points de rupture avec le parti girondin.
Au printemps 1793, l’échec de la politique girondine était patent. En avril, la guerre de conquête tournait à la débâcle militaire et, de puissance occupante, la France se trouva menacée : l’armée autrichienne occupa le département du Nord et y rétablit dîme et droits seigneuriaux en particulier.
Depuis l’élection de la Convention, nouvelle assemblée constituante, la discussion sur la constitution avait été empêchée parce que le gouvernement girondin souhaitait affaiblir le mouvement démocratique. Une ultime manœuvre révéla les peurs de la Gironde : le 29 mai, en l’absence d’un grand nombre de députés montagnards envoyés en mission aux frontières pour organiser la défense nationale, la Convention votait, sans débat préalable, un texte de déclaration des droits qui substituait à la notion de droit naturel celle des droits de l’homme en société. Une nouvelle théorie politique apparaissait ici, en rupture avec la référence à la philosophie du droit naturel moderne qui était à l’œuvre dans la Déclaration de 1789 : le but de la société n’était plus de protéger les droits naturels de l’homme en soumettant les pouvoirs publics eux-mêmes au respect de ces mêmes droits, mais au contraire les pouvoirs publics devenaient distributeurs de droits non référés à une éthique commune et consentie. La théorie de la révolution se voyait renversée au profit d’une nouvelle théorie politique au service des possédants.
L’accumulation de ces faits conduisit à la Révolution des 31 mai-2 juin 1793. (à suivre)

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