Grimm et Diderot |
On peut faire bien des reproches à l'amant de Louise d'Epinay : hypocrite, cynique, fourbe, carriériste, glacial, il a consacré bien des efforts à discréditer Rousseau et à ternir sa réputation. Pourtant, certaines lettres de sa Correspondance Littéraire méritent qu'on s'y attarde, tant l'épistolier sait également faire preuve d'une qualité rare : la lucidité...
Les extraits suivants sont tirés d'une lettre de 1762. L'Emile de Rousseau vient d'être condamné par le Parlement.
« L’orage qui s’est formé à l’apparition du livre de M. Rousseau n’a pas tardé à éclater. Sur le réquisitoire de M. l’avocat général, le Parlement a décrété l’auteur de prise de corps, en condamnant l’ouvrage au feu. Cet arrêt est du 9 de ce mois et M. Rousseau s’est sauvé dans la nuit du 8 au 9. On prétend qu’il a pris la route de la Suisse.... Depuis plus de quatre ans que Rousseau s’était fixé à Montmorency, il occupait tantôt sa petite maison de la ville, tantôt un appartement du château. Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot ; il nous avait remplacés par des gens du premier rang. Je ne décide pas s’il a perdu ou gagné au change ; mais je crois qu’il a été aussi heureux à Montmorency qu’un homme, avec autant de bile et de vanité, pouvait se promettre de l’être. Dans la société de ses amis, il trouvait de l’amitié et de l’estime ; mais la réputation, et plus encore la supériorité de talent qu’il était lui-même obligé de reconnaître à quelques-uns d’entre eux, pouvaient lui rendre leur commerce pénible, au lieu qu’à Montmorency, sans aucune rivalité, il jouissait de l’encens de ce qu’il y a de plus grand et de plus distingué dans le royaume, sans compter une foule de femmes aimables qui s’empressaient autour de lui. Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer. Jean-Jacques Rousseau a passé sa vie à décrier les grands ; ensuite il a dit qu’il n’avait trouvé des vertus et de l’amitié que parmi eux … Il est difficile qu’on soit sincèrement indifférent sur les grands, lorsqu’on s’en occupe sans cesse. Le vrai philosophe, en respectant leur rang, les oublie. »
Jusque là, Grimm fait preuve d'une mauvaise foi sans pareille. Notamment lorsqu'il prétend que Rousseau ne supporte pas la "supériorité de talents" de ses amis (de lui, vraiment ?). Ou encore lorsqu'il lui reproche ses relations avec les puissants, alors que lui, Grimm, a constamment oeuvré pour être admis chez ces mêmes grands !
Mais quelques lignes attirent pourtant notre attention.
Correspondance littéraire |
"Le philosophe Diderot avec lequel il se lia dans ce temps-là fut le premier à lui dessiller les yeux sur son vrai talent, et l'Académie de Dijon lui ayant proposé la fameuse question de l'influence des lettres sur les moeurs, M.Rousseau la traita dans un Discours qui fut l'époque de sa réputation et du rôle de singularité qu'il a pris depuis."
En quelques mots, Grimm laisse entrevoir ici une réalité nouvelle : celle d'un Rousseau que Diderot aurait guidé dans la rédaction de son premier Discours ; celle d'un Rousseau condamné ensuite à jouer un "rôle de singularité", celui d'un nouveau Diogène.
Hypothèse séduisante, convenons-en, et pourtant ignorée par la plupart des biographes. Starobinski, lui, laissait au moins planer le doute...
Il me semble que Diderot était alors embastillé et que J.-J.eut l'idée de son "Discours" en allant lui rendre visite (sur le chemin et en marchant, comme souvent). Ils en discutèrent passionnément, on s'en doute, vu leur tempérament !
RépondreSupprimerDiderot propose une version bien différente de cet épisode célèbre...
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