vendredi 21 février 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (4)


Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1754.

Février 1754
— Je viens de lire une nouvelle brochure ayant pour titre Essai sur la police générale des grains (ndlr : ouvrage du physiocrate C.J Herbert, qui annonçait les expériences libérales des années 1760-1770). On y propose de laisser ce commerce tout à fait libre, et l'on montre que par là on aurait en tout temps autant de blé qu'il en faudrait, même dans les années les plus stériles. Enfin j'ai donc lu un ouvrage dans mon goût, par où la liberté parfaite du commerce produirait la meilleure police, en suivant le livre que j'ai fait: Pour gouverner mieux, il faudrait gouverner moins. Mais quand suivra-t-on ce système? Peut-être jamais, dans l'aveuglement où est le règne, et la séduction des bons par les méchants.
 
les classes sociales vues par les physiocrates

15 avril 1754
— Le roi est plongé plus que jamais dans l'amour volage. Il a plusieurs petites grisettes à la fois, et ne suit ni la nature ni la raison. Tout ce qui l'entoure a corrompu chez lui le bon naturel. M. le Dauphin et le reste de la famille royale sont abîmés dans l'assujettissement aux prêtres, ce qui fait désespérer du royaume de France.

Avril 1754
— Longchamps. On n'avait point encore remarqué comme à ces derniers trois jours de ténèbres le triomphe de la débauche. Les filles et femmes entretenues y ont arboré des carrosses et livrées magnifiques, des parures de diamants, et tout cet extérieur surpassait celui des femmes du plus haut rang. La mode a changé sur cela en France, et jamais on n'a poussé plus loin la magnificence de la débauche. Autrefois on donnait un entretien modique à sa maîtresse; aujourd'hui elles demandent des rentes et des diamants. A mesure que la noblesse diminue en revenus, elle augmente en magnificence de luxe, tables, maisons, ajustements, boîtes et maîtresses.

19 mai 1754.
— Les fermiers généraux ayant représenté à M. de Machault (ndlr: contrôleur général des finance de Louis XV) que nos fabriques tombent, et que les étrangers fabriquent nos matières premières, il a répondu : « Tant mieux,ce sont autant de bras qui retournent à l'agriculture. » Je doute qu'il ait entendu lui-même tout le grand sens de la réponse, car il corrige M. Colbert. Celui-ci, grand quant à l'exécution, nuisible à la patrie par ses vues, a commencé à faire quitter la campagne pour les villes, et la terre pour les arts de luxe et de la mollesse. Il a été le premier ministre de la finance, très-puissant et grand courtisan. Il a tout rapporté au brillant de la cour, tout au maître, au préjudice des sujets. Je veux croire qu'il s'est trompé noblement et sans malice...

26 décembre
— Dans huit jours on déclarera la nouvelle loterie destinée à la construction d'un nouvel hôtel de ville, de la place Louis XV, et autres embellissements de Paris. On copie la méthode semblable dont on use à Rome, à Gènes et autres villes d'Italie. On ne m'a pas caché qu'on ne donnerait pas au public autant de lots que serait le produit des billets. Les billets seront à toute sorte de prix, de 12 sous à 600 livres. On ne tirera que tous les trois mois. C'est le sieur Duvernay (ndlr : Il s'agit de Joseph Pâris, grand financier du XVIIIè siècle) qui conduit cette nouvelle machine : grand sujet de méfiance!
la loterie royale

 

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