Etrangement
méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle
pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du
Royaume de France.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1753.
On y découvrira que Rousseau était déjà fort mal en cour en cette année 1753, que Voltaire était pour sa part fort mal en point à la fin de son séjour auprès de Frédéric de Prusse, et que les Jésuites étaient quant à eux fort habiles pour s'insinuer auprès de nos gouvernants !
Mars 1753.
On
continue d'envoyer aux galères tous les calvinistes qui s'enfuient, et
dans un des derniers conseils le roi a dit qu'il fallait pendre tous les
ministres qu'on prendrait. Le maréchal de Richelieu et
le garde des sceaux penchaient pour le tolérantisme; mais ils ont
scandalisé les évêques rigoristes et consciencieux. Ceux-ci veulent des
abjurations formelles avant de mourir, ou de baptiser les suspects
d'hérésie. Il y a des assemblées nocturnes, et le maréchal de Richelieu demande
des troupes. Ah! que l'on est loin du but sur cela! Le roi ne devrait
jamais consulter le clergé sur une pareille conduite (...)
Avril 1853.
Jean Jacques Rousseau, de Genève, auteur agréable, mais se piquant de philosophie, a dit que les gens de lettres doivent faire trois vœux : Pauvreté, liberté, vérité. Cela
a indisposé le gouvernement contre lui. Il a témoigné ses sentiments
dans quelques préfaces; sur cela, on a parlé de lui dans les cabinets,
et le roi a dit qu'il ferait bien de le faire renfermer à Bicêtre; S.A.
S. le comte de Clermont a encore ajouté que ce serait bien fait de l'y faire étriller. L'on craint ces sortes de philosophes libres. Mon ami d'Alembert est
dans ce cas, et menacé de repréhension par nos inquisiteurs d'État. Les
jésuites sont les plus grands instigateurs de ce système. (ndlr : en l'occurrence, c'est d'Alembert qui était l'auteur de la formule : Pauvreté, liberté, vérité, dans son Essai sur les gens de lettres)
Juin 1753.
La marquise de Pompadour avait donné parole à Piron pour la première place vacante à l'Académie française; à présent le roi la lui refuse. L'ancien évêque de Mirepoix a montré au roi l'Ode à Priape, œuvre de la jeunesse de Piron, et c'est ce qui a motivé cette exclusion.
Buffon et d'Alembert se
retirent de la place vacante, pour ne pas encourir à leur tour quelque
note infamante de ce genre; le premier ayant contredit la Genèse. Il ne
reste que des plats pieds à élire. Je sais encore Bougainville, qui est soupçonné d'être janséniste; Condillac, métaphysicien,
qui a trop parlé de l'âme. Cette exclusion à tous propos est une
indiscrétion de souveraineté. Le feu roi ne l'a employée qu'une fois
dans sa vie.
Plus les prêtres sont haïs, plus ils travaillent à se rendre haïssables.
8 août.
L'on refuse au poète Voltaire la
permission de rentrer en France. On cherche par ce petit article à
plaire au roi de Prusse, en lui déplaisant comme on fait pour les choses
principales.
(...) Il paraît un libelle intitulé : Vie privée du roi de Prusse. On soupçonne avec raison Voltaire de
l'avoir composé, dans un style où l'on ne peut le reconnaître. Ce grand
poète prend tous les styles qu'il veut, et la passion de la satire lui
fait prendre ceux qui peuvent le mieux nuire à ceux qu'il hait. Cette
peinture du roi de Prusse est la plus propre à le faire mépriser en
France : on le peint comme économe. Le
voilà perdu pour nos François. Notre roi est le plus séduit de tous
pour ce qui peut être susceptible de ridicule. Né vertueux, ce qui
l'entoure l'a porté à de mauvaises démarches, et l'a éloigné des actions
vertueuses et des bons choix, par cette crainte du ridicule et cette
recherche du bon air. Il est à craindre que le roi de Prusse ne nous en
veuille pour ce libelle, qui se vend à très-bon marché dans les
promenades.
Frédéric et Voltaire (avant leur brouille) |
15 novembre 1753.
Je dis que voilà mon frère (ndlr : il s'agit du Comte d'Argenson, qui était alors ministre d'Etat)
qui l'emporte sur ses rivaux en faisant triompher absolument la
domination sacerdotale, c'est-à-dire celle des jésuites, et l'intrigue
assidue et universelle. De tout temps, et depuis la bigoterie du feu roi,
les jésuites ont eu un principal émissaire, ministre ou assistant des
ministres, qui y a fait valoir la direction de la société. Tels furent
les deux fameux confesseurs de Louis XIV, les Pères Lachaise et Letellier. Sous
la régence du duc d'Orléans, le besoin de Rome, la crainte du clergé,
et le mépris qu'avait ce prince pour l'ordre, pour la justice et la
véritable religion de Dieu. Sous le cardinal de Fleury, ce fut un petit M. Hérault, vil atome de Loyola, qui, avec quelque sorte d'éloquence, insinuait à ce vieux prêtre la crainte et l'espérance de la bulle Unigenitus, et lui faisoit valoir comme actions dangereuses de haine les moindres reproches des jansénistes indépendants.
Observons qu'à chaque changement d'homme
qui arrive au gouvernail, il vient déprévenu et ami de l'impartialité;
mais bientôt les apôtres du jésuitisme lui tournent la tête et l'esprit
par leurs insinuations obséquieuses et menaçantes.
Décembre 1753.
Il y a grand bruit contre JJ Rousseau, prétendu philosophe genevois, pour une brochure qu'il a publiée contre la musique française, en prétendant qu'elle n'existait pas, et qu'il était à souhaiter qu'il n'y en eût jamais. Les preuves consistent
dans un grand et pédantesque étalage de science musicale, pour établir
que ce qui charme est mauvais, et ce qui écorche est bon. On avait
expédié une lettre de cachet pour le faire sortir du royaume; mais de
tristes articles en ont détourné. On lui a toujours ôté ses entrées à
l'Opéra. Ayant été reconnu à l'Opéra, il a été maltraité de paroles et
de coups de pied au cul ; l'orchestre l'a pendu en effigie. Cela devint
une querelle nationale. On a déjà répondu à sa brochure par une autre
fort courte; on travaille à une réponse plus étendue.
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