mardi 25 février 2014

La révolution fut-elle bourgeoise ? par Florence Gauthier (1)

(Florence Gauthier est Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII)

La tradition marxiste voit dans les révolutions de la liberté et de l’égalité, qui précédèrent ce que l’on a appelé “la révolution prolétarienne” inaugurée par la Révolution russe, des “révolutions bourgeoises”. On sait que Marx a laissé des éléments d’analyse, qui présentent des moments différents et même contradictoires de sa réflexion, correspondant à l’évolution de ses connaissances et de sa compréhension de la Révolution française. Le schéma interprétatif, dont il sera question ici, a été produit par la tradition marxiste et est, lui-même, une interprétation des analyses laissées par Marx. Toutefois, mon propos n’est pas de reconstituer comment un tel schéma interprétatif a été produit, bien que ce travail reste à faire, il est même urgent, mais, plus précisément de chercher à savoir si ce schéma interprétatif correspond à la réalité historique. Pour situer le problème, je me limiterai à l’exemple de ce que l’on appelle “la Révolution française”. Et je voudrais commencer en rappelant rapidement les souffrances que quelques grands historiens marxistes se sont infligés pour faire cadrer les résultats de leur recherche avec le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise”.
Au début du XXe siècle, on entendait la Révolution française comme “révolution bourgeoise” dans le sens où la direction politique de la révolution serait restée bourgeoise, passant d’une fraction de la bourgeoisie à une autre. Les tâches de cette révolution auraient été accomplies par les coups de bélier portés par le mouvement populaire, considéré comme non-pensant, et se trouvant donc dans l’incapacité d’avoir un quelconque rôle dirigeant.
Toutefois, comme il s’agissait d’une “révolution bourgeoise”, on rechercha l’existence d’un embryon de “prolétariat”. Et l’on interpréta alors la présence des Enragés, des Hébertistes, des Babouvistes, comme de petits groupes “communistes”, esquisse du mouvement futur, celui de la “révolution prolétarienne”.
Cette interprétation est présente chez Jaurès, dans son Histoire socialiste de la Révolution française. L’ouvrage dépasse d’ailleurs ce schéma interprétatif, grâce à la publication de très nombreux documents, parfois in extenso, qui laissent entendre les voix multiples des révolutionnaires, et qui contredisent bien souvent le schéma interprétatif.
Toutefois, Albert Mathiez réagit à cette interprétation marxiste d’une révolution “bourgeoise”, qui rendait l’évènement incompréhensible, et qu’il nomma une “sottise énorme” répétée par de “dociles écoliers”.
Albert Mathiez (1874-1932)

Ce fut à la suite de la publication des grandes monographies fondées en érudition et consacrées pour la première fois aux mouvements populaires menées par Georges Lefebvre et ses élèves, Richard Cobb, George Rudé
, Albert Soboul, Kare Tonnesson, que le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” éclata. Lefebvre mit en lumière la présence d’une révolution paysanne autonome dans ses expressions, ses modes d’organisation et d’action. Ses élèves firent un travail de même ampleur dans les villes en mettant en lumière la révolution sans-culotte. Le peuple retrouva alors son nom et sa dignité révolutionnaire. Ce fut le glas de la “révolution bourgeoise”. La thèse de Soboul fit scandale en découvrant ce que l’historiographie actuellement dominante tente à toute force de dissimuler : la démocratie communale, vivante, inventeuse de formes de vie politique et sociale nouvelles s’appuyant sur la citoyenneté et la souveraineté populaire, créant un espace public démocratique, se nourrissant des droits de l’homme et du citoyen et inventant même, de concert avec la révolution paysanne, un nouveau droit de l’homme : le droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Bref, la découverte d’un véritable continent historique, méconnu jusqu’à ces travaux.
Cependant, Lefebvre puis Soboul tentèrent d’encadrer la révolution populaire autonome dans le schéma dit marxiste de “révolution bourgeoise”. Cela donna alors, de leur part, l’invention historiographique de la “dictature bourgeoise de salut public”, mais ici dirigée contre la révolution autonome populaire. Curieuse invention : contre la démocratie communale, Robespierre et la Montagne auraient mis en place la soi-disant “dictature du gouvernement révolutionnaire”, qui serait une sorte de réaction thermidorienne avant la lettre, et aurait eu pour tâche de briser l’élan démocratique. Cette invention est bizarre et incompréhensible, mais elle a cependant ébranlé le schéma précédent sur plusieurs plans.
Tout d’abord, les Enragés, les Hébertistes et les Babouvistes ne sont plus ici l’expression d’un prolétariat balbutiant, mais ont réintégré leur place dans la révolution populaire autonome. La révolution a ainsi repris une consistance qui lui rend un attrait puissant. Enfin, un doute sérieux s’est installé quant au caractère révolutionnaire de la bourgeoisie, qui, ici, combat la démocratie et les droits de l’homme et du citoyen. Mais de nouveaux doutes surgissent : y-a-t il eu dictature en l’an II ? Seule, la tradition marxiste y a recours. Elle n’existe pas même dans la tradition thermidorienne qui suspectait Robespierre d’aspirer à la tyrannie ! Suspecter n’est pas la même chose qu’affirmer un fait réel. Elle n’existe pas davantage dans l’historiographie démocratique d’Alphonse Aulard et Philippe Sagnac. Elle est décidément une invention de la tradition marxiste. Mais cette erreur, grave, a été reprise sans recul ni critique par l’historiographie dominante actuellement pour étayer sa thèse bien pensante selon laquelle la révolution, ou les révolutions seraient l’antithèse du droit et ne peuvent produire que des dictatures - et de renvoyer à la tradition marxiste pour démonstration.
Par ailleurs, les Robespierristes sont-ils vraiment une fraction de la bourgeoisie ? Albert Mathiez a déjà émis de sérieux doutes à ce sujet. Comment enfin expliquer le 9 thermidor (ndlr: date de la chute de Robespierre) si une réaction anti-populaire était déjà en place ?
Notons encore que Lefebvre et Soboul, par souci de cohérence, ont été contraints, mais avec douleur, de faire passer le libéralisme économique auquel s’opposait le programme économique populaire pour un projet progressiste, et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour une affaire de bourgeois.
L’historiographie actuellement dominante, c’est-à-dire l’école de François Furet (Furet que ses amis du Nouvel Observateur ont surnommé, non sans humour, en octobre 1988 “le roi du bicentenaire”), a tenté de restaurer le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise”, ébranlé comme je viens de le rappeler par Lefebvre et Soboul. L’école de Furet utilise le schéma de la “révolution bourgeoise” pour évacuer le mouvement populaire de ses préoccupations, et donc de l’histoire.
François Furet (1927-1997)

On peut lire l’entrée “Barnave” rédigée par F. Furet dans le Dictionnaire critique, pour découvrir cette appropriation du schéma de la “révolution bourgeoise” référé à Marx, tout en l’interprétant différemment. Voyons de plus près : Barnave était au côté gauche en 1789, c’est dire qu’il défendait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il passa au côté droit en 1790 et devint le porte parole, à l’Assemblée, du lobby esclavagiste. Il défendit le maintien de l’esclavage et obtint lors du débat de mai 1791 que la Déclaration des droits ne soit pas appliquée dans les colonies, au nom des intérêts matériels des colons et de l’intérêt national colonialiste. Barnave a clairement rompu avec la théorie de la révolution qui était exprimée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Toutefois, F. Furet ne prend pas en compte cette rupture et présente un Barnave qui serait à la fois l’homme des droits de l’homme et le défenseur du maintien de l’esclavage et du préjugé de couleur. Or, il y a ici une contradiction. F. Furet ne semble pas l’apercevoir. Etait-ce le cas de Barnave lui-même ? Examinons ce point.
Antoine Barnave

Lors du débat sur les colonies, le 11 mai 1791, à la Constituante, Barnave, présenta la Déclaration des droits comme la “terreur”des colons :
J’interpelle ici tous les députés des colonies de dire s’il n’est pas vrai que la terreur, relativement à la déclaration des droits, avait été à son comble dans les colonies, avant le décret du 8 mars, par la très grande imprudence de l’Assemblée nationale d’avoir rendu ce décret trop tard. En conséquence, Barnave proposa une constitution spécifique aux colonies, qui seraient ainsi exclues du champ d’application de la Déclaration des droits. Il demanda le maintien de l’esclavage dans les colonies et justifia le préjugé de couleur : À Saint-Domingue, près de 450 000 esclaves sont contenus par environ 30 000 blancs... il est donc physiquement impossible que le petit nombre des blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme de couleur et l’homme blanc. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité .
Barnave est bien conscient de la contradiction qui existe entre les principes de la Déclaration des droits et la défense du système colonial esclavagiste et il énonce clairement sa rupture avec les principes. Pourquoi ne pas lui rendre l’hommage dû à son honnêteté intellectuelle et vouloir le faire passer pour ce qu’il ne veut plus être : un défenseur des droits de l’homme ? C’est bien cette question qui mérite d’être posée.
Par ailleurs, Barnave, en passant du côté gauche au côté droit, a théorisé le primat des intérêts réels sur l’énonciation des droits. Il a vu dans la révolution le moment de réajustement du pouvoir politique sur les nouvelles formes de propriété. Cette forme de matérialisme historique propre à Barnave, qui justifie la défense violente de la domination du droit bourgeois de propriété, y compris sur des esclaves, est interprétée par F. Furet comme “une préfiguration de Marx”, qui ouvrirait sur une “filiation intellectuelle avec Marx”, pour reprendre ses expressions.
On peut s’interroger sur cette mise de Marx au service de la justification de la “révolution bourgeoise esclavagiste de Barnave” ! Le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” se révèle ici, et on ne peut plus clairement, réactionnaire. Et que Marx soit mêlé à cette affaire devrait, pour le moins, surprendre.
On aura par ailleurs noté que ce schéma n’est pas un concept stabilisé, et nous avons vu un échantillonnage de trois définitions différentes, et même contradictoires, se succéder. Il est alors bien difficile d’en faire une “catégorie historique” !
Le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” s’est peu à peu constitué en préjugé et, comme tel, sa fonction est d’empêcher de penser. Je voudrais maintenant montrer à travers trois exemples significatifs cette fonction du préjugé. 
(à suivre)

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