(Florence Gauthier est Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII)
La tradition marxiste voit dans les révolutions de la liberté et de
l’égalité, qui précédèrent ce que l’on a appelé “la révolution
prolétarienne” inaugurée par la Révolution russe, des “révolutions
bourgeoises”. On sait que Marx a laissé des éléments d’analyse, qui
présentent des moments différents et même contradictoires de sa
réflexion, correspondant à l’évolution de ses connaissances et de sa
compréhension de la Révolution française. Le schéma interprétatif, dont
il sera question ici, a été produit par la tradition marxiste et est,
lui-même, une interprétation des analyses laissées par Marx. Toutefois,
mon propos n’est pas de reconstituer comment un tel schéma interprétatif
a été produit, bien que ce travail reste à faire, il est même urgent,
mais, plus précisément de chercher à savoir si ce schéma interprétatif
correspond à la réalité historique. Pour situer le problème, je me
limiterai à l’exemple de ce que l’on appelle “la Révolution française”.
Et je voudrais commencer en rappelant rapidement les souffrances que
quelques grands historiens marxistes se sont infligés pour faire cadrer
les résultats de leur recherche avec le schéma interprétatif de la
“révolution bourgeoise”.
Au début du XXe siècle, on entendait la Révolution française comme
“révolution bourgeoise” dans le sens où la direction politique de la
révolution serait restée bourgeoise, passant d’une fraction de la
bourgeoisie à une autre. Les tâches de cette révolution auraient été
accomplies par les coups de bélier portés par le mouvement populaire,
considéré comme non-pensant, et se trouvant donc dans l’incapacité
d’avoir un quelconque rôle dirigeant.
Toutefois, comme il s’agissait d’une “révolution bourgeoise”, on
rechercha l’existence d’un embryon de “prolétariat”. Et l’on interpréta
alors la présence des Enragés, des Hébertistes, des Babouvistes, comme
de petits groupes “communistes”, esquisse du mouvement futur, celui de
la “révolution prolétarienne”.
Cette interprétation est présente chez Jaurès, dans son Histoire socialiste de la Révolution française.
L’ouvrage dépasse d’ailleurs ce schéma interprétatif, grâce à la
publication de très nombreux documents, parfois in extenso, qui laissent
entendre les voix multiples des révolutionnaires, et qui contredisent
bien souvent le schéma interprétatif.
Toutefois, Albert Mathiez réagit à cette interprétation marxiste
d’une révolution “bourgeoise”, qui rendait l’évènement incompréhensible,
et qu’il nomma une “sottise énorme” répétée par de “dociles écoliers”.
Albert Mathiez (1874-1932) |
Ce fut à la suite de la publication des grandes monographies fondées
en érudition et consacrées pour la première fois aux mouvements
populaires menées par Georges Lefebvre et ses élèves, Richard Cobb,
George Rudé
Cependant, Lefebvre puis Soboul tentèrent d’encadrer la révolution
populaire autonome dans le schéma dit marxiste de “révolution
bourgeoise”. Cela donna alors, de leur part, l’invention
historiographique de la “dictature bourgeoise de salut public”, mais ici
dirigée contre la révolution autonome populaire. Curieuse invention :
contre la démocratie communale, Robespierre et la Montagne auraient mis
en place la soi-disant “dictature du gouvernement révolutionnaire”, qui
serait une sorte de réaction thermidorienne avant la lettre, et aurait
eu pour tâche de briser l’élan démocratique. Cette invention est bizarre
et incompréhensible, mais elle a cependant ébranlé le schéma précédent
sur plusieurs plans.
Tout d’abord, les Enragés, les Hébertistes et les Babouvistes ne sont
plus ici l’expression d’un prolétariat balbutiant, mais ont réintégré
leur place dans la révolution populaire autonome. La révolution a ainsi
repris une consistance qui lui rend un attrait puissant. Enfin, un doute
sérieux s’est installé quant au caractère révolutionnaire de la
bourgeoisie, qui, ici, combat la démocratie et les droits de l’homme et
du citoyen. Mais de nouveaux doutes surgissent : y-a-t il eu dictature
en l’an II ? Seule, la tradition marxiste y a recours. Elle n’existe pas
même dans la tradition thermidorienne qui suspectait Robespierre
d’aspirer à la tyrannie ! Suspecter n’est pas la même chose qu’affirmer
un fait réel. Elle n’existe pas davantage dans l’historiographie
démocratique d’Alphonse Aulard et Philippe Sagnac.
Elle est décidément une invention de la tradition marxiste. Mais cette
erreur, grave, a été reprise sans recul ni critique par
l’historiographie dominante actuellement pour étayer sa thèse bien
pensante selon laquelle la révolution, ou les révolutions seraient
l’antithèse du droit et ne peuvent produire que des dictatures - et de
renvoyer à la tradition marxiste pour démonstration.
Par ailleurs, les Robespierristes sont-ils vraiment une fraction de
la bourgeoisie ? Albert Mathiez a déjà émis de sérieux doutes à ce
sujet. Comment enfin expliquer le 9 thermidor (ndlr: date de la chute de Robespierre) si une réaction
anti-populaire était déjà en place ?
Notons encore que Lefebvre et Soboul, par souci de cohérence, ont été
contraints, mais avec douleur, de faire passer le libéralisme
économique auquel s’opposait le programme économique populaire pour un
projet progressiste, et la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen pour une affaire de bourgeois.
L’historiographie actuellement dominante, c’est-à-dire l’école de
François Furet (Furet que ses amis du Nouvel Observateur ont surnommé,
non sans humour, en octobre 1988 “le roi du bicentenaire”), a tenté de
restaurer le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise”, ébranlé
comme je viens de le rappeler par Lefebvre et Soboul. L’école de Furet
utilise le schéma de la “révolution bourgeoise” pour évacuer le
mouvement populaire de ses préoccupations, et donc de l’histoire.
François Furet (1927-1997) |
On peut lire l’entrée “Barnave” rédigée par F. Furet dans le
Dictionnaire critique, pour découvrir cette appropriation du schéma de
la “révolution bourgeoise” référé à Marx, tout en l’interprétant
différemment.
Voyons de plus près : Barnave était au côté gauche en 1789, c’est dire
qu’il défendait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il
passa au côté droit en 1790 et devint le porte parole, à l’Assemblée, du
lobby esclavagiste. Il défendit le maintien de l’esclavage et obtint
lors du débat de mai 1791 que la Déclaration des droits ne soit pas
appliquée dans les colonies, au nom des intérêts matériels des colons et
de l’intérêt national colonialiste. Barnave a clairement rompu avec la
théorie de la révolution qui était exprimée dans la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen. Toutefois, F. Furet ne prend pas en
compte cette rupture et présente un Barnave qui serait à la fois l’homme
des droits de l’homme et le défenseur du maintien de l’esclavage et du
préjugé de couleur. Or, il y a ici une contradiction. F. Furet ne semble
pas l’apercevoir. Etait-ce le cas de Barnave lui-même ? Examinons ce
point.
Antoine Barnave |
Lors du débat sur les colonies, le 11 mai 1791, à la Constituante,
Barnave, présenta la Déclaration des droits comme la “terreur”des
colons :
“J’interpelle ici tous les députés des colonies de dire s’il n’est pas vrai que la terreur, relativement à la déclaration des droits, avait été à son comble dans les colonies, avant le décret du 8 mars, par la très grande imprudence de l’Assemblée nationale d’avoir rendu ce décret trop tard”. En conséquence, Barnave proposa une constitution spécifique aux colonies, qui seraient ainsi exclues du champ d’application de la Déclaration des droits. Il demanda le maintien de l’esclavage dans les colonies et justifia le préjugé de couleur : “À Saint-Domingue, près de 450 000 esclaves sont contenus par environ 30 000 blancs... il est donc physiquement impossible que le petit nombre des blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme de couleur et l’homme blanc. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité” . |
Barnave est bien conscient de la contradiction qui existe entre les
principes de la Déclaration des droits et la défense du système colonial
esclavagiste et il énonce clairement sa rupture avec les principes.
Pourquoi ne pas lui rendre l’hommage dû à son honnêteté intellectuelle
et vouloir le faire passer pour ce qu’il ne veut plus être : un
défenseur des droits de l’homme ? C’est bien cette question qui mérite
d’être posée.
Par ailleurs, Barnave, en passant du côté gauche au côté droit, a
théorisé le primat des intérêts réels sur l’énonciation des droits. Il a
vu dans la révolution le moment de réajustement du pouvoir politique
sur les nouvelles formes de propriété. Cette forme de matérialisme
historique propre à Barnave, qui justifie la défense violente de la
domination du droit bourgeois de propriété, y compris sur des esclaves,
est interprétée par F. Furet comme “une préfiguration de Marx”, qui ouvrirait sur une “filiation intellectuelle avec Marx”, pour reprendre ses expressions.
On peut s’interroger sur cette mise de Marx au service de la
justification de la “révolution bourgeoise esclavagiste de Barnave” ! Le
schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” se révèle ici, et on
ne peut plus clairement, réactionnaire. Et que Marx soit mêlé à cette
affaire devrait, pour le moins, surprendre.
On aura par ailleurs noté que ce schéma n’est pas un concept
stabilisé, et nous avons vu un échantillonnage de trois définitions
différentes, et même contradictoires, se succéder. Il est alors bien
difficile d’en faire une “catégorie historique” !
Le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” s’est peu à peu
constitué en préjugé et, comme tel, sa fonction est d’empêcher de
penser. Je voudrais maintenant montrer à travers trois exemples
significatifs cette fonction du préjugé.
(à suivre)
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