samedi 15 février 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (2)

Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1752.

   5 février 1752
Le journal de Trévoux (1), de ce mois, tombe sur le nouveau tome du dictionnaire qui paraît, et relève plusieurs choses contraires à notre religion surnaturelle. Effectivement, il y a à la tête de cet ouvrage un M. Diderot, qui a beaucoup d'esprit, mais qui affecte trop l'irréligion. Cette secte est principalement indignée des maux que cause la religion, pour le peu de bien qu'elle procure. Il faut voir sur cela le zèle affecté de nos pauvres jansénistes, qui voudraient ravir aux jésuites l'honneur de haïr encore davantage le matérialisme. Ils craignent que quelque chose de l'accusation ne retombe sur eux, et ils outrent cette haine affectée.
(1) périodique de critique littéraire et scientifique fondé par les Jésuites
11 février 1752. 
 L'Encyclopédie ne se débite plus. On a arrêté les exemplaires jusqu'à ce qu'on y ait mis des cartons. Les auteurs principaux sont menacés d'exil ou de prison.

L'on vient d'exiler l'abbé de Prades, auteur de la fameuse thèse, et l'abbé Yvon, à cause qu'il était son ami. L'inquisition se perfectionne en France. Les jésuites, grands inquisiteurs du royaume, grossissent les matériaux de leur tribunal de tout ce que les autres dévots ont éventé et fait lever. Tel qui n'était accusé que de jansénisme, va bien mieux être accusé d'irréligion. Les jésuites seront censeurs, délateurs, accusateurs et juges.
 
le dictionnaire des Jésuites, principal concurrent de l'Encyclopédie en 1752
12 février 1752.
Il y a des lettres de cachet expédiées contre les abbés de Prades (1) et Yvon, qui ont été cachés chez mon curé, à Saint-Sulpice de Favières. On dit qu'il y en a aussi contre le sieur Diderot, principal auteur de l'Encyclopédie. Malheur aux ennemis des jésuites ! L'inquisition française augmente d'étendue et de pouvoir ; la bigoterie courtisane va lui donner une autre consistance.

Malheur aux honnêtes gens paisibles, sains de cœur et d'esprit, mais qui ne maîtrisent pas assez bien leur langue sur la philosophie et la liberté !
 (1) Collaborateur de l'Encyclopédie, il fut accusé d'impiété par les Jansénistes.

 13 février 1752.
 De ce matin paraît un arrêt du conseil que l'on n'avait pas prévu. Il supprime le Dictionnaire encyclopédique, avec des qualifications épouvantables, telles que de révolte à Dieu et à l'autorité royale, corrupteur des mœurs, etc., le tout débité en des termes obscurs et entortillés. L'on dit sur cela que les auteurs du Dictionnaire, dont il n'a encore paru que deux volumes, doivent donc être suppliciés incessamment, et que l'on ne peut s'empêcher de les poursuivre et faire informer contre eux. Il s'ensuivra la perte de quantité de gens de lettres très précieux à la France, et dont s'enrichiront nos voisins envieux. Mais ce qui s'ensuit encore davantage, c'est l'établissement d'une véritable inquisition en France, inquisition dont les jésuites se chargent avec joie, qu'ils recherchent depuis longtemps et exécuteront avec rigueur. Mais sur cela, ajoute-t-on, le plus vilain rôle est encore celui des jansénistes, qui ne veulent de tolérance que pour eux seuls, et, s'ils obtenaient cette charge d'inquisiteurs, ils seroient encore plus intolérants que les jésuites.

2 3 février 1752. 
L'État de nos finances est fort triste. On mange d'avance toute l'année 1752. Un de mes amis a vu hier un receveur général signer des billets pour octobre 1754, recouvrements sur les taillables qui ne s'effectueront pas de trois années d'ici.

Le roi se montre fort triste de cet état affreux des finances ; il y fait des réflexions plus lamentables que profondes. Mais quel remède efficace ? Aucun. Laissant toujours en place les mêmes causes de maux, et ne retranchant rien d'important, petits remèdes à de grands abus, tout va à une banqueroute universelle. Voici ce que je concevrais pour y remédier, au moins les summa capita:

Projet pour rétablir l'État.

Nota. Il faut des remèdes extrêmes, qu'on s'y attende; rejeter les petits palliatifs, quelques cessations, quelques légers retranchements.

- Changer le ministre de la finance, ôter toute connaissance des affaires à la favorite.

- Que la cour réside à Paris, comme sous Henri IV. Se passer de toutes les superfluités de luxe introduites de nos jours. C'est en résidant à Paris que l'on gagnerait l'amour des François. (...)
- Suspendre provisoirement tout service dispendieux; que le roi se bornât au service essentiel : quelques voyages à la campagne, comme chasseur, comme particulier, avec quelques amis.

- Retrancher de moitié les dépenses de l'extraordinaire des guerres.

- Arrêt pour renvoyer de Paris tous les habitants riches qui n'y ont que faire, surtout les compagnies de financiers.
 
la Pompadour

7 mai 1712. 
Madame de Pompadour et quelques ministres font solliciter d'Alembert et Diderot de se redonner au travail de l'Encyclopédie , en observant une réserve nécessaire en tout ce qui touche la religion et l'autorité. J'en ai conféré avec d'Alembert, et il m'a démontré l'impossibilité qu'il y a pour les savants d'écrire sur quoi que ce soit, s'ils ne peuvent écrire librement. La philosophie conduit à de grands progrès en métaphysique et en religion, et en législation ou gouvernement. Les Anglais, et ceux qui écrivent aujourd'hui dans les États du roi de Prusse, font imprimer tout ce qu'ils veulent. Les découvertes en tous genres éclairent le monde, en parvenant aux François qui sont vifs et pénétrants de leur naturel, et qui vont peut-être plus loin que les autres, quoique avec moins de moyens de communication. Il en résulte que nos savants philosophes de premier ordre voudraient écrire en pleine liberté, ou point, de peur de donner dans les lieux communs ou les capucinades. C'est par là que l'on m'a démontré impossible aujourd'hui ce qui se passait ci-devant. De plus, il est arrivé que le gouvernement, effrayé par les dévots, est devenu plus censeur, plus inquisiteur, plus minutieux sur les matières philosophiques. On ne tolérerait même plus aujourd'hui les ouvrages philosophiques de l'abbé de Condillac, permis il y a quelques années. Je me suis rendu à ces raisons. (à suivre)

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