Bien qu'il ait logé chez elle pendant plus de dix ans, de 1765 à 1776, et qu'il l'ait aimée comme il n'a aimé personne, d'Alembert n'a jamais deviné les deux amours secrets de Julie de Lespinasse à la fin de sa vie.
Fin 1766, elle a près de 35 ans lorsqu'elle tombe amoureuse du marquis de Mora. J'ai déjà raconté cette histoire (ici), ainsi que celle qui a vu la salonnière de la rue Saint-Dominique se laisser séduire par le Don Juan Guibert.
Pourtant, à la mort de Julie (en mai 1776), d'Alembert ignore encore tout des sentiments de la jeune femme. Au lendemain de sa mort, il s'étonne même : "par quel motif que je ne puis comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi s'est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ; qu'ai-je fait pour vous déplaire ? Aviez-vous avec moi quelque tort que j'ignorais...?" En tant qu'exécuteur testamentaire, il mettra encore quelques jours avant d'accéder aux lettres de Julie et de découvrir les sentiments qui la liaient aux deux amours de sa courte existence : Mora et Guibert. "Je n'ai jamais été le premier objet de son coeur" constate-t-il avec dépit. "J'ai perdu seize de ma vie et j'ai soixante ans." Le texte qui suit, adressé à Julie et daté de septembre 1776, n'en est que plus touchant...
Fin 1766, elle a près de 35 ans lorsqu'elle tombe amoureuse du marquis de Mora. J'ai déjà raconté cette histoire (ici), ainsi que celle qui a vu la salonnière de la rue Saint-Dominique se laisser séduire par le Don Juan Guibert.
Pourtant, à la mort de Julie (en mai 1776), d'Alembert ignore encore tout des sentiments de la jeune femme. Au lendemain de sa mort, il s'étonne même : "par quel motif que je ne puis comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi s'est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ; qu'ai-je fait pour vous déplaire ? Aviez-vous avec moi quelque tort que j'ignorais...?" En tant qu'exécuteur testamentaire, il mettra encore quelques jours avant d'accéder aux lettres de Julie et de découvrir les sentiments qui la liaient aux deux amours de sa courte existence : Mora et Guibert. "Je n'ai jamais été le premier objet de son coeur" constate-t-il avec dépit. "J'ai perdu seize de ma vie et j'ai soixante ans." Le texte qui suit, adressé à Julie et daté de septembre 1776, n'en est que plus touchant...
Je reviens encore à vous , et j’y
reviens pour la dernière fois, et pour ne vous plus quitter, ma chère et
malheureuse Julie ! vous qui ne m’aimiez plus, il est vrai, quand vous
avez été délivrée du fardeau de la vie ; mais vous qui m’avez aimé, par qui du
moins j'ai cru l'être ; vous à qui je dois quelques instants de bonheur ou
d’illusion ; vous enfin qui par les anciennes expressions de votre tendresse ,
dont la mémoire m’est si douce encore , méritez plus la reconnaissance de mon
Cœur que tout ce qui respire autour de moi; car vous m’avez du moins aimé
quelques instants, et personne ne m'aime ni ne m’aimera plus. Hélas ! pourquoi
faut-il que vous ne soyez plus que poussière et que cendre ! laissez-moi croire
du moins que cette cendre, toute froide qu'elle est, est moins insensible à mes
larmes que tous les cœurs glacés qui m’environnent. Ah ! que ne pouvez-vous
m’entendre encore, et voir, comme vous l’avez vu tant de fois, votre sein
baigné de mes pleurs ! Vous saviez si bien aimer, votre cœur en avait tant de
besoin ! le mien partage ce besoin, hélas! plus vivement que jamais , avec
tant de force et de tendresse , que les accents de ma douleur pénétreraient
votre âme et la ramèneraient à la mienne ! Mais vous ne m’entendez plus, et
tout ce qui vit est encore plus sourd que vous à ma voix plaintive et mourante.
Je pleure, je me consume , j'appelle en vain à moi tout ce qui dans l’univers
sait aimer : hélas ! personne ne me répond ; et mon âme, resserrée et
comme anéantie au centre d'un vide immense et affreux, voit s’éloigner d'elle
tout ce qui sent et qui respire. Il me semble que toutes les femmes à qui je
pourrais ouvrir cette âme, offrir ce cœur et demander quelque retour, me
répondraient comme on fait aux mendiants importuns, ou me diraient tout au plus
avec une pitié cruelle : Vous venez trop
tard. Deux ou trois, il est vrai, ont donné des larmes à mon malheur, et
par quelques moments d’intérêt que je leur ai fait éprouver, intérêt à la
vérité bien stérile pour moi , mais toujours doux pour un cœur oppressé ,
m’auraient fait croire un instant qu’elles auraient pu me tenir lieu de vous ,
s’il était sur la terre un être qui pût vous remplacer pour moi. Mais,
hélas ! elles ne veulent ou ne peuvent m’offrir qu’un sentiment froid et
vulgaire, une amitié qui suffirait peut-être au bonheur d'un autre, mais qui ne
ferait que tourmenter et affamer mon âme active et dévorante !
Ignoraient-elles, pour leur bonheur ou pour leur malheur, que l’amour , comme
le dit I’Ecriture , est fort comme la mort; que ce sentiment doux et terrible
repousse tout ce qui n’est pas lui, et plus encore tout ce qui voudrait en
tenir la place ; que dans un cœur qui en est aussi pénétré que le mien , même
lorsqu’il n’a plus d'objet, la simple amitié est une affection bien languissante, et que celle qu'on lui offre est presque un outrage. Ah! le véritable amour
est sans doute bien caractérisé par ce vers charmant du Tasse :
Brama assai, poco spera, e nulla
chiede.
Désire, aie peu d'espoir, et ne
demande rien.
Mais moins il espère, moins il
demande ; plus il s’offense et s’afflige quand on lui offre autre chose
que ce qu’il désire et qu’il n’a plus. Que dis-je, et de quoi puis-je me
plaindre! Ces créatures douces , honnêtes et sensibles à qui je raconte mes
peines , et qui veulent bien les entendre et les sentir, me donnent tout ce
qu'elles peuvent me donner, et plus encore que je n’ai mérité d’elles; si
j’étais assez heureux pour qu'elles éprouvassent à mon égard ce sentiment qui
ferait mon bonheur, pourquoi se refuseraient-elles au plaisir si doux de me le
montrer , à celui de prononcer ces mots célestes, Je vous aime , les seuls qu’aujourd’hui je désire d'entendre dans
la nature devenue sourde et muette pour moi ? Quelle différence de ce plaisir
divin au petit manège de la coquetterie , et aux froids ménagements de la
réserve , si indignes d’un cœur fait pour aimer. Ah ciel ! quelle douceur une
âme aimante eût répandue sur des jours qui ne vont plus être remplis que
d'amertume ! avec quelle tendresse , quel abandon , quel respect, quelle délicatesse, elle aurait été aimée ! Mais où m'égare une vaine illusion? Ah ! si
aucune créature ne prononce pour moi ces mots, Je vous aime , c’est qu'aucune ne les sent pour moi. Eh ,
malheureux que je suis ! pourquoi les sentirait-elle? de quel droit, à quel
titre oserais-je l’exiger ou l’espérer? Je ne saurais trop me redire ces mots
de la romance d’Aspasie , que je relis tous les jours :
Si réclamez sa douce fantaisie ,
Elle dira : Que ne
l’inspirez-vous !
Et ce qui
rendra mon malheur éternel, je n'espère plus retrouver dans aucun autre cœur ce
que j’avais obtenu quelques moments du vôtre. (...). Non , non , non, ma chère Julie , je ne veux, après vous, être aimé de
personne; je me mépriserais d'en aimer une autre que vous : je n'ai plus besoin
d'aucun être vivant; mon affliction profonde suffit à mon âme pour la pénétrer
et la remplir; et, dans mon malheur, je rends encore quelques grâces à la
nature, qui , en nous condamnant à vivre , nous a laissé deux précieuses ressources
, la mort pour finir les maux qui nous déchirent, et la mélancolie pour nous
faire supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent. Douce et chère
mélancolie , vous serez donc aujourd'hui mon seul bien , ma seule consolation,
ma seule compagne ! vous me ferez sentir bien douloureusement, mais bien
vivement, ma cruelle existence; vous me ferez presque chérir mon malheur! Ah !
celui qui a dit que le malheur était le
grand maître de l'homme, a dit bien plus vrai qu’il n'a cru : il n'a vu
dans le malheur qu'un maître de sagesse et de conduite ; il n'y a pas vu tout
ce qu’il est, un plus grand maître de réflexions et de pensées. Oh! combien une
douleur profonde et pénétrante étend et agrandit l'âme ! combien elle fait
naître d'idées et d'impressions qu'on n'aurait jamais eues sans elles , mais
dont, à la vérité , ou se serait bien passé pour son bonheur ! combien elle
embellit les objets du sentiment, et anéantit tous les autres ! Toute la nature
va se couvrir pour moi d'un crêpe funèbre ; mais elle ne me manquera pas , elle
ne sera plus rien pour moi. En rentrant tous les jours dans ma triste et sombre
retraite, si propre à l'état de mon cœur, je croirai voir écrites sur la porte
les terribles paroles que le Dante a mises sur la porte de son enfer : Malheureux qui entrez ici, renoncez à
l'espérance . Je serai tout entier au sentiment de mon malheur, au souvenir
de ce que la mort m'a fait perdre; ma dernière pensée sera pour vous , ma chère
Julie, et tous les sentiments de ma vie vous auront pour objet. Que ne puis-je
en ce moment expirer sur ce tombeau que j’arrose de mes larmes, et dire comme
Jonathas : J'ai goûté un peu de miel
et je meurs. 0 ma chère et tendre amie ! ô vous qui habitez à présent ce
séjour de la mort, où mes désirs et mes pleurs vous suivent, pardonnez-moi de
troubler encore de mes vains regrets votre éternelle et paisible demeure , et
songez que si en ce moment je verse des larmes , c'est au moins sur votre tombe
queje les répands. Hélas! personne n'en versera sur la mienne , et j'y
descendrai bientôt après vous , en m'écriant avec Brutus, au moment où il se
donne la mort : O vertu, nom stérile et
vain , à quoi m'as-tu servi durant les soixante années que j'ai traînées sur la
terre , puisque tu n'as pu me faire aimer que pendant quelques instants de
cette longue durée , dont la triste fin va me paraître si languissante et si vide !
heureusement elle sera courte. Je verrai bientôt disparaître devant moi
l'espèce humaine, sans me plaindre d'elle, il est vrai, car elle a donné
quelquefois à mon amour-propre des satisfactions qui l'auraient flatté si je
n'avais pas eu un cœur; mais aussi sans la regretter , puisqu'en fermant les yeux
je n'aurai pas même la triste douceur de pouvoir dire à personne : Je ne vous
verrai plus ; souvenez-vous quelquefois de moi (...)
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