samedi 8 novembre 2014

Julie de Lespinasse et d'Alembert


Bien qu'il ait logé chez elle pendant plus de dix ans, de 1765 à 1776, et qu'il l'ait aimée comme il n'a aimé personne, d'Alembert n'a jamais deviné les deux amours secrets de Julie de Lespinasse à la fin de sa vie.
Fin 1766, elle a près de 35 ans lorsqu'elle tombe amoureuse  du marquis de Mora. J'ai déjà raconté cette histoire (ici), ainsi que celle qui a vu la salonnière de la rue Saint-Dominique se laisser séduire par le Don Juan Guibert.
Pourtant, à la mort de Julie (en mai 1776), d'Alembert ignore encore tout des sentiments de la jeune femme. Au lendemain de sa mort, il s'étonne même : "par quel motif que je ne puis comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi s'est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ; qu'ai-je fait pour vous déplaire ? Aviez-vous avec moi quelque tort que j'ignorais...?" En tant qu'exécuteur testamentaire, il mettra encore quelques jours avant d'accéder aux lettres de Julie et de découvrir les sentiments qui la liaient aux deux amours de sa courte existence : Mora et Guibert. "Je n'ai jamais été le premier objet de son coeur" constate-t-il avec dépit. "J'ai perdu seize de ma vie et j'ai soixante ans." Le texte qui suit, adressé à Julie et daté de septembre 1776, n'en est que plus touchant...
 
Julie de Lespinasse

Je reviens encore à vous , et j’y reviens pour la dernière fois, et pour ne vous plus quitter, ma chère et malheureuse Julie ! vous qui ne m’aimiez plus, il est vrai, quand vous avez été délivrée du fardeau de la vie ; mais vous qui m’avez aimé, par qui du moins j'ai cru l'être ; vous à qui je dois quelques instants de bonheur ou d’illusion ; vous enfin qui par les anciennes expressions de votre tendresse , dont la mémoire m’est si douce encore , méritez plus la reconnaissance de mon Cœur que tout ce qui respire autour de moi; car vous m’avez du moins aimé quelques instants, et personne ne m'aime ni ne m’aimera plus. Hélas ! pourquoi faut-il que vous ne soyez plus que poussière et que cendre ! laissez-moi croire du moins que cette cendre, toute froide qu'elle est, est moins insensible à mes larmes que tous les cœurs glacés qui m’environnent. Ah ! que ne pouvez-vous m’entendre encore, et voir, comme vous l’avez vu tant de fois, votre sein baigné de mes pleurs ! Vous saviez si bien aimer, votre cœur en avait tant de besoin ! le mien partage ce besoin, hélas! plus vivement que jamais , avec tant de force et de tendresse , que les accents de ma douleur pénétreraient votre âme et la ramèneraient à la mienne ! Mais vous ne m’entendez plus, et tout ce qui vit est encore plus sourd que vous à ma voix plaintive et mourante. Je pleure, je me consume , j'appelle en vain à moi tout ce qui dans l’univers sait aimer : hélas ! personne ne me répond ; et mon âme, resserrée et comme anéantie au centre d'un vide immense et affreux, voit s’éloigner d'elle tout ce qui sent et qui respire. Il me semble que toutes les femmes à qui je pourrais ouvrir cette âme, offrir ce cœur et demander quelque retour, me répondraient comme on fait aux mendiants importuns, ou me diraient tout au plus avec une pitié cruelle : Vous venez trop tard. Deux ou trois, il est vrai, ont donné des larmes à mon malheur, et par quelques moments d’intérêt que je leur ai fait éprouver, intérêt à la vérité bien stérile pour moi , mais toujours doux pour un cœur oppressé , m’auraient fait croire un instant qu’elles auraient pu me tenir lieu de vous , s’il était sur la terre un être qui pût vous remplacer pour moi. Mais, hélas ! elles ne veulent ou ne peuvent m’offrir qu’un sentiment froid et vulgaire, une amitié qui suffirait peut-être au bonheur d'un autre, mais qui ne ferait que tourmenter et affamer mon âme active et dévorante ! Ignoraient-elles, pour leur bonheur ou pour leur malheur, que l’amour , comme le dit I’Ecriture , est fort comme la mort; que ce sentiment doux et terrible repousse tout ce qui n’est pas lui, et plus encore tout ce qui voudrait en tenir la place ; que dans un cœur qui en est aussi pénétré que le mien , même lorsqu’il n’a plus d'objet, la simple amitié est une affection bien languissante, et que celle qu'on lui offre est presque un outrage. Ah! le véritable amour est sans doute bien caractérisé par ce vers charmant du Tasse :

Brama assai, poco spera, e nulla chiede.
Désire, aie peu d'espoir, et ne demande rien.
 
d'Alembert
Mais moins il espère, moins il demande ; plus il s’offense et s’afflige quand on lui offre autre chose que ce qu’il désire et qu’il n’a plus. Que dis-je, et de quoi puis-je me plaindre! Ces créatures douces , honnêtes et sensibles à qui je raconte mes peines , et qui veulent bien les entendre et les sentir, me donnent tout ce qu'elles peuvent me donner, et plus encore que je n’ai mérité d’elles; si j’étais assez heureux pour qu'elles éprouvassent à mon égard ce sentiment qui ferait mon bonheur, pourquoi se refuseraient-elles au plaisir si doux de me le montrer , à celui de prononcer ces mots célestes, Je vous aime , les seuls qu’aujourd’hui je désire d'entendre dans la nature devenue sourde et muette pour moi ? Quelle différence de ce plaisir divin au petit manège de la coquetterie , et aux froids ménagements de la réserve , si indignes d’un cœur fait pour aimer. Ah ciel ! quelle douceur une âme aimante eût répandue sur des jours qui ne vont plus être remplis que d'amertume ! avec quelle tendresse , quel abandon , quel respect, quelle délicatesse, elle aurait été aimée ! Mais où m'égare une vaine illusion? Ah ! si aucune créature ne prononce pour moi ces mots, Je vous aime , c’est qu'aucune ne les sent pour moi. Eh , malheureux que je suis ! pourquoi les sentirait-elle? de quel droit, à quel titre oserais-je l’exiger ou l’espérer? Je ne saurais trop me redire ces mots de la romance d’Aspasie , que je relis tous les jours :

Si réclamez sa douce fantaisie ,
Elle dira : Que ne l’inspirez-vous !

Et ce qui rendra mon malheur éternel, je n'espère plus retrouver dans aucun autre cœur ce que j’avais obtenu quelques moments du vôtre. (...). Non , non , non, ma chère Julie , je ne veux, après vous, être aimé de personne; je me mépriserais d'en aimer une autre que vous : je n'ai plus besoin d'aucun être vivant; mon affliction profonde suffit à mon âme pour la pénétrer et la remplir; et, dans mon malheur, je rends encore quelques grâces à la nature, qui , en nous condamnant à vivre , nous a laissé deux précieuses ressources , la mort pour finir les maux qui nous déchirent, et la mélancolie pour nous faire supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent. Douce et chère mélancolie , vous serez donc aujourd'hui mon seul bien , ma seule consolation, ma seule compagne ! vous me ferez sentir bien douloureusement, mais bien vivement, ma cruelle existence; vous me ferez presque chérir mon malheur! Ah ! celui qui a dit que le malheur était le grand maître de l'homme, a dit bien plus vrai qu’il n'a cru : il n'a vu dans le malheur qu'un maître de sagesse et de conduite ; il n'y a pas vu tout ce qu’il est, un plus grand maître de réflexions et de pensées. Oh! combien une douleur profonde et pénétrante étend et agrandit l'âme ! combien elle fait naître d'idées et d'impressions qu'on n'aurait jamais eues sans elles , mais dont, à la vérité , ou se serait bien passé pour son bonheur ! combien elle embellit les objets du sentiment, et anéantit tous les autres ! Toute la nature va se couvrir pour moi d'un crêpe funèbre ; mais elle ne me manquera pas , elle ne sera plus rien pour moi. En rentrant tous les jours dans ma triste et sombre retraite, si propre à l'état de mon cœur, je croirai voir écrites sur la porte les terribles paroles que le Dante a mises sur la porte de son enfer : Malheureux qui entrez ici, renoncez à l'espérance . Je serai tout entier au sentiment de mon malheur, au souvenir de ce que la mort m'a fait perdre; ma dernière pensée sera pour vous , ma chère Julie, et tous les sentiments de ma vie vous auront pour objet. Que ne puis-je en ce moment expirer sur ce tombeau que j’arrose de mes larmes, et dire comme Jonathas : J'ai goûté un peu de miel et je meurs. 0 ma chère et tendre amie ! ô vous qui habitez à présent ce séjour de la mort, où mes désirs et mes pleurs vous suivent, pardonnez-moi de troubler encore de mes vains regrets votre éternelle et paisible demeure , et songez que si en ce moment je verse des larmes , c'est au moins sur votre tombe queje les répands. Hélas! personne n'en versera sur la mienne , et j'y descendrai bientôt après vous , en m'écriant avec Brutus, au moment où il se donne la mort : O vertu, nom stérile et vain , à quoi m'as-tu servi durant les soixante années que j'ai traînées sur la terre , puisque tu n'as pu me faire aimer que pendant quelques instants de cette longue durée , dont la triste fin va me paraître si languissante et si vide ! heureusement elle sera courte. Je verrai bientôt disparaître devant moi l'espèce humaine, sans me plaindre d'elle, il est vrai, car elle a donné quelquefois à mon amour-propre des satisfactions qui l'auraient flatté si je n'avais pas eu un cœur; mais aussi sans la regretter , puisqu'en fermant les yeux je n'aurai pas même la triste douceur de pouvoir dire à personne : Je ne vous verrai plus ; souvenez-vous quelquefois de moi (...)

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