MADAME AMBOISEL.
L’enfant est belle comme un ange,
ni grande ni petite, du bon poil ; et de plus, M. Gripigini, on peut vous
garantir son pucelage ; la pauvre innocente ne sait seulement pas comme les
hommes sont faits, et je gagerais bien qu’elle n’a jamais vu son petit frère;
mais aussi, vous m’entendez bien, qu’à bonne marchandise, bon prix.
M. GRIPIGNI.
Oh! parbleu, madame Amboisel,
cela est trop juste. Je suis curieux, le diable m’emporte , de voir un pucelage
de quatorze ans, ils sont si rares à Paris, que j’ai été plus d’une fois tenté
de croire que les filles y viennent au monde toutes dépucelées.
MADAME AMBOISEL.
Est-ce que vous ne savez pas un
proverbe qui dit, que les pucelages ressemblent aux perdreaux qui s’envolent
sitôt qu’ils ont la plume.
M. GRIPIGNI.
Oh! de par tous les diables, ils
s’envolent souvent dans ce pays-ci avant qu’ils aient seulement le poil folet.
MADAME AMBOISEL.
Oh dame! le climat de Paris est
favorable aux femelles, elles sont drues de bonne heure.
M. GRIPIGNI.
Quel âge aviez-vous quand vous
avez perdu le votre, madame Amboisel ? vous en souvient-il?
MADAME AMBOISEL.
Ma foi, s’il m’en souvient, il ne
m’en souvient guère: à peine avais-je dix ans que je f... déjà comme une femme.
M.GRIPIGNI
Aux âmes bien nées,
La vertu n’attend pas le nombre des années
Mais revenons à votre nièce !
combien vous donnerai-je pour son pucelage, si tant est qu’elle l’ait au
inoins ?
MADAME AMBOISEL.
Voyez un peu; ne faudrait-il pas
vous la donner à l’épreuve? il n’y a rien là de frelaté. Vous me donnerez vingt
louis, mon enfant, et je veux que vous me fassiez encore des remerciemens.
M. GRIPIGNI.
Vingt louis, ma chère mère, y
pensez-vous bien ?
MADAME AMBOISEL.
Allez, allez, quand vous verrez
ses deux petits tétons, vous m’en ferez présent de dix autres ; c’est un
morceau de prélat... en conscience je ne vous en rabattrai pas un poil.
M.GRIPIGNI
Taupe à cela : faites-la
venir ; je meurs d’envie de la voir.
MADAME AMBOISEL
Oh! n’allons pas si vite en
besogne ; vous entendez bien qu’il faut que je la recorde, elle est si sotte et
si honteuse: allez en attendant faire un tour.
M. GRIPIGNI.
Eh bien! soit, je suis à vous
dans le moment.
S C E N E II.
MADAME AMBOISEL, MANON.
MADAME AMBOISEL, appelant sa
nièce
Manon ! Manon !
Manon ! Manon !
MANON
Que souhaitez-vous, ma chère
tante ?
MADAME AMBOISEL
Est-ce que vous êtes sourde,
petite fille ?... approchez... là, tenez-vous droite , et n’ayez pas comme cela
la tête enfoncée dans les épaules;... faites un peu sortir votre gorge
davantage; ayez toujours les jambes écartées et les pieds bien en dehors. Vous
êtes coëffée trop en devant : regardez-moi tendrement , et baissez ensuite les
yeux ; riez un peu pour faire voir vos dents: faites semblant de raccommoder
quelque chose à votre garniture, afin qu’on remarque vos bras... Foit bien, ma
fille, fort bien, çà. Êtes-vous bien aise d’être à Paris ?
MANON.
Oui, ma chère tante, et encore
plus d’être avec vous.
MADAME AMBOISEL.
N’êtes-vous pas bien contente de
vous voir habillée connue une demoiselle ?
MANON.
Je le suis comme tout, ma chère
tante; je me regardais tout-à l’heure dans le grand miroir, et je disais en
moi-même, que si le garçon de notre voisin Girault me voyait comme çà, il ne me
reconnaîtrait pas ; . . . n’est-ce pas, ma bonne tante?
MADAME AMBOISEL.
Je le crois bien, vertuchou! mais
tout cela me coûte de l’argent, et il faut que tu en gagnes.
MANON.
Eh ! mon Dieu , ma chère tante,
je sais bien travailler, Dieu merci ; je filerai, je coudrai, je tricoterai.
MADAME AMBOISEL.
Oui, oui, je t’en f...tais, petite
bêté, voilà encore un beau chien de métier ; je t’en veux apprendre un, mon
enfant, qui te fera plus gagner en un quart-d’heure, que ton filage en six
semaines.
MANON.
Ah ! ma chère tante, apprenez-le
moi donc bien vite.
MADAME AMBOISEL.
Cela sera bientôt fait ; mais il
faut que vous soyez obligeante, et que vous fassiez tout ce que je vous dirai.
MANON.
Ma bonne tante, je ne me ferai
jamais dira la même chose deux fois.
MADAME AMBOISEL.
Nous verrons cela : il va venir
ici un gros monsieur qui veut vous voir ; ayez bien des complaisances pour lui
, et laissez-vous faire tout ce qu’il voudra, entendez-vous ?
MANON.
Tout ce qu’il voudra, ma bonne
tante?
MADAME AMBOISEL.
Oui, ma chère nièce, tout ce
qu’il voudra... faites pourtant un peu de résistance d’abord, mais que cela ne
dure pas... il vous aimera bien.
MANON.
Mais, moi aussi, ma bonne tante,
l’aimerai-je bien? est-il beau?
MADAME AMBOISEL.
Comment ! il faut aimer tous ceux
qui vous donneront de l’argent, et les trouver tous beaux.
MANON.
Il me donnera donc de l’argent,
ce monsieur-là ?
MADAME AMBOISEL.
A votre avis ?
MANON.
Et ceux qui ne m’en donneront
pas ?
MADAME AMBOISEL.
Tournez-leur le derrière quand ils
vous approcheront et ne les écoutez pas ; les gueux ne sont bons à rien.
MANON.
M’en donnera-t-il beaucoup, ce
monsieur-là, bonne tante? .
MADAME AMBOISEL.
Selon que vous aurez de la
complaisance et de la docilité pour lui. .
MANON.
Ma chère tante, je vous assure
que j’en aurai ; je ferai tout ce qu’il voudra.
MADAME AMBOISEL.
Il viendra encore ici d’autres
messieurs qui vous en donneront, et puis quand vous en aurez beaucoup, je vous
marierai à un gros monsieur comme eux, qui vous fera une grosse madame...,
entendez-vous? donnez-vous bien de garde surtout de crier quand vous serez avec
ce monsieur-là qui va venir.
MANON.
Est-ce qu’il me fera du mal ?
MADAME AMBOISEL.
Non ; mais que je ne vous entende
pas.... si vous me désobéissez, je vous remettrai votre habit de toile, et je
vous renverrai dans votre pouillot...; tenez, allez lui ouvrir, le voilà...
songez à faire la révérence et retenez bien ce que je vous ai dit sur les yeux
de votre tête.
(à suivre)
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