mardi 4 novembre 2014

L'appareilleuse, comédie érotique ( du comte de Caylus ?) (1)

  La scène se déroule dans un bordel parisien. Mme Amboisel propose à M. Gripigni de découvrir une petite ingénue, qui n'est autre que sa nièce...




MADAME AMBOISEL.

L’enfant est belle comme un ange, ni grande ni petite, du bon poil ; et de plus, M. Gripigini, on peut vous garantir son pucelage ; la pauvre innocente ne sait seulement pas comme les hommes sont faits, et je gagerais bien qu’elle n’a jamais vu son petit frère; mais aussi, vous m’entendez bien, qu’à bonne marchandise, bon prix.



M. GRIPIGNI.

Oh! parbleu, madame Amboisel, cela est trop juste. Je suis curieux, le diable m’emporte , de voir un pucelage de quatorze ans, ils sont si rares à Paris, que j’ai été plus d’une fois tenté de croire que les filles y viennent au monde toutes dépucelées.



MADAME AMBOISEL.

Est-ce que vous ne savez pas un proverbe qui dit, que les pucelages ressemblent aux perdreaux qui s’envolent sitôt qu’ils ont la plume.



M. GRIPIGNI.

Oh! de par tous les diables, ils s’envolent souvent dans ce pays-ci avant qu’ils aient seulement le poil folet.



MADAME AMBOISEL.

Oh dame! le climat de Paris est favorable aux femelles, elles sont drues de bonne heure.



M. GRIPIGNI.

Quel âge aviez-vous quand vous avez perdu le votre, madame Amboisel ? vous en souvient-il?



MADAME AMBOISEL.

Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère: à peine avais-je dix ans que je f... déjà comme une femme.



M.GRIPIGNI

Aux âmes bien nées,

La vertu n’attend pas le nombre des années

Mais revenons à votre nièce ! combien vous donnerai-je pour son pucelage, si tant est qu’elle l’ait au inoins ?



MADAME AMBOISEL.

Voyez un peu; ne faudrait-il pas vous la donner à l’épreuve? il n’y a rien là de frelaté. Vous me donnerez vingt louis, mon enfant, et je veux que vous me fassiez encore des remerciemens.



M. GRIPIGNI.

Vingt louis, ma chère mère, y pensez-vous bien ?



MADAME AMBOISEL.

Allez, allez, quand vous verrez ses deux petits tétons, vous m’en ferez présent de dix autres ; c’est un morceau de prélat... en conscience je ne vous en rabattrai pas un poil.


M.GRIPIGNI

Taupe à cela : faites-la venir ; je meurs d’envie de la voir.



MADAME AMBOISEL

Oh! n’allons pas si vite en besogne ; vous entendez bien qu’il faut que je la recorde, elle est si sotte et si honteuse: allez en attendant faire un tour.



M. GRIPIGNI.

Eh bien! soit, je suis à vous dans le moment.



S C E N E II.

MADAME AMBOISEL, MANON.



MADAME AMBOISEL, appelant sa nièce

Manon ! Manon ! Manon ! Manon !



MANON

Que souhaitez-vous, ma chère tante ?



MADAME AMBOISEL

Est-ce que vous êtes sourde, petite fille ?... approchez... là, tenez-vous droite , et n’ayez pas comme cela la tête enfoncée dans les épaules;... faites un peu sortir votre gorge davantage; ayez toujours les jambes écartées et les pieds bien en dehors. Vous êtes coëffée trop en devant : regardez-moi tendrement , et baissez ensuite les yeux ; riez un peu pour faire voir vos dents: faites semblant de raccommoder quelque chose à votre garniture, afin qu’on remarque vos bras... Foit bien, ma fille, fort bien, çà. Êtes-vous bien aise d’être à Paris ?



MANON.

Oui, ma chère tante, et encore plus d’être avec vous.



MADAME AMBOISEL.

N’êtes-vous pas bien contente de vous voir habillée connue une demoiselle ?



MANON.

Je le suis comme tout, ma chère tante; je me regardais tout-à l’heure dans le grand miroir, et je disais en moi-même, que si le garçon de notre voisin Girault me voyait comme çà, il ne me reconnaîtrait pas ; . . . n’est-ce pas, ma bonne tante?



MADAME AMBOISEL.

Je le crois bien, vertuchou! mais tout cela me coûte de l’argent, et il faut que tu en gagnes.



MANON.

Eh ! mon Dieu , ma chère tante, je sais bien travailler, Dieu merci ; je filerai, je coudrai, je tricoterai.



MADAME AMBOISEL.

Oui, oui, je t’en f...tais, petite bêté, voilà encore un beau chien de métier ; je t’en veux apprendre un, mon enfant, qui te fera plus gagner en un quart-d’heure, que ton filage en six semaines.



MANON.

Ah ! ma chère tante, apprenez-le moi donc bien vite.



MADAME AMBOISEL.

Cela sera bientôt fait ; mais il faut que vous soyez obligeante, et que vous fassiez tout ce que je vous dirai.



MANON.

Ma bonne tante, je ne me ferai jamais dira la même chose deux fois.



MADAME AMBOISEL.

Nous verrons cela : il va venir ici un gros monsieur qui veut vous voir ; ayez bien des complaisances pour lui , et laissez-vous faire tout ce qu’il voudra, entendez-vous ?



MANON.

Tout ce qu’il voudra, ma bonne tante?



MADAME AMBOISEL.

Oui, ma chère nièce, tout ce qu’il voudra... faites pourtant un peu de résistance d’abord, mais que cela ne dure pas... il vous aimera bien.



MANON.

Mais, moi aussi, ma bonne tante, l’aimerai-je bien? est-il beau?



MADAME AMBOISEL.

Comment ! il faut aimer tous ceux qui vous donneront de l’argent, et les trouver tous beaux.



MANON.

Il me donnera donc de l’argent, ce monsieur-là ?



MADAME AMBOISEL.

A votre avis ?



MANON.

Et ceux qui ne m’en donneront pas ?



MADAME AMBOISEL.

Tournez-leur le derrière quand ils vous approcheront et ne les écoutez pas ; les gueux ne sont bons à rien.



MANON.

M’en donnera-t-il beaucoup, ce monsieur-là, bonne tante? .



MADAME AMBOISEL.

Selon que vous aurez de la complaisance et de la docilité pour lui. .



MANON.

Ma chère tante, je vous assure que j’en aurai ; je ferai tout ce qu’il voudra.



MADAME AMBOISEL.

Il viendra encore ici d’autres messieurs qui vous en donneront, et puis quand vous en aurez beaucoup, je vous marierai à un gros monsieur comme eux, qui vous fera une grosse madame..., entendez-vous? donnez-vous bien de garde surtout de crier quand vous serez avec ce monsieur-là qui va venir.



MANON.

Est-ce qu’il me fera du mal ?



MADAME AMBOISEL.

Non ; mais que je ne vous entende pas.... si vous me désobéissez, je vous remettrai votre habit de toile, et je vous renverrai dans votre pouillot...; tenez, allez lui ouvrir, le voilà... songez à faire la révérence et retenez bien ce que je vous ai dit sur les yeux de votre tête.

(à suivre)

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