mardi 14 avril 2015

Charles Palissot, les Philosophes (2)


La sortie des Philosophes, en 1760, provoqua un joli ramdam sur la scène parisienne. Dans cette parodie des Femmes Savantes, le très opportuniste Charles Palissot brosse un portrait au vitriol du parti des philosophes.
Découvrons deux d'entre eux, Valère et Carondas, parlant de la salonnière Cydalise.

ACTE II

Scène première
Valère, M. Carondas


Valere
Frontin.

M. Carondas
Ce maudit nom sera quelque méprise,
Je vous l’ai déjà dit, et devant Cydalise
Il vous arrivera de me nommer ainsi.
Frontin ! pour un Savant le beau nom ! songez-y,
Monsieur, il ne faudrait que cette étourderie
Pour donner du dessous à la Philosophie.

Valere
D’accord.

M. Carondas
Il faut d’ailleurs supprimer entre nous
Les tons trop familiers, puisqu’enfin, selon vous,
Les hommes sont égaux par le droit de nature,
Je suis, quoique Frontin, votre égal.

Valere
Je te jure
Que c’est mon sentiment.

M. Carondas
Moi, je l’approuve fort.
J’avais toujours pensé que les Lois avaient tort ;
Et même Cydalise, en un certain Chapitre,
Ne prouve point trop mal à mon gré…

Valere
Le beau titre
Que l’avis d’une folle à qui dans un moment
On ferait adopter tout autre sentiment ;
Qui ne sait que des mots, et n’a rien dans la tête.

M. Carondas
Mais entre nous, Monsieur, son Livre est-il si bête ?

Valere
Pitoyable.

M. Carondas
Le style…

Valere
Ennuyeux à l’excès.

M. Carondas
Vous la flattez pourtant du plus brillant succès.

Valere
Sans doute.

M. Carondas
Et le Public ?

Valere
Nous savons lui prescrire
Comment il faut penser, parler, juger, écrire ;
Nous le déciderons aisément.

M. Carondas
D’accord ; mais
Il faut l’apprivoiser, le flatter.

Valere
Non, jamais.
Il est, pour le gagner, des méthodes plus sûres.

M. Carondas
Le moyen ?

Valere
Par exemple, on lui dit des injures ;
C’est un expédient par nos Sages trouvé ;
Le secret est certain, nous l’avons éprouvé.
Dans peu, tu le verras toi-même avec surprise,
Nous porterons aux Cieux le nom de Cydalise ;
Cinq ou six traits hardis, révoltants, scandaleux,
Produiront dans son Livre un effet merveilleux.
Il faut les ajouter.

M. Carondas
Bon ! la ruse est nouvelle !
Et comment lui prouver que ces traits-là sont d’elle.

Valere
Et le reste en est-il ? D'abord avec pudeur
Elle s’en défendra, puis s’en croira l’Auteur.

M. Carondas
Je ne sais ; mais pour moi, je rougirais dans l’âme….

Valere
As-tu donc oublié que Cydalise est femme ?
Crois-moi, suppose encore un piège plus grossier,
L’amour propre est crédule, et l’on peut s’y fier.
Les femmes sur ce point sont même assez sincères.

M. Carondas
Messieurs les beaux esprits ne leur en doivent guère.
Mais enfin vous croyez qu’avec cinq ou six traits
Nous devons nous attendre au plus heureux succès ?

Valere
Sans doute, et cette idée, entre nous, n’est pas neuve.
(...)

M. Carondas
Mais pour ces beaux endroits ajoutés à son Livre,
Si les Lois s’avisaient, Monsieur, de nous poursuivre.

Valere
Elle aurait le plaisir de s’entendre louer ;
N’est-ce rien ? Quitte après à tout désavouer.
D’ailleurs l’amour du vrai va jusqu’à l’héroïsme
Ces grands mots importants d’erreur, de fanatisme
De persécution viendraient à son secours.
C’est un ressort usé qui réussit toujours.
N’avons-nous pas encor l’exemple de Socrate
Opprimé, condamné par sa Patrie ingrate ?
Tous nos admirateurs parleraient à la fois.

M. Carondas
Mais, Monsieur, ce Socrate obéissait aux Lois.

Valere
Oui, la Philosophie encor dans son enfance
Des préjugés du moins conservait l’apparence ;
Mais nous n’en voulons plus.

M. Carondas
Tout devient donc permis ?

Valere
Excepté contre nous et contre nos amis.

M. Carondas
Vive le bel Esprit et la Philosophie !
Rien n’est mieux inventé pour adoucir la vie.

Valere
Comment ! sur des rochers on plaçait la Vertu ?
Y grimpait qui pouvait. L’homme était méconnu.
Ce Roi des animaux, sans guide et sans boussole,
Sur l’Océan du monde errait au gré d’Eole ;
Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur.
L’homme est toujours conduit par l’attrait du bonheur,
C’est dans ses passions qu’il en trouve la source.
Sans elles, le mobile arrêté dans sa course
Languirait tristement à la terre attaché.
Ce pouvoir inconnu, ce principe caché,
N’a pu se dérober à la Philosophie,
Et la Morale enfin est soumise au génie.
Du globe où nous vivons Despote universel.
Il n’est qu’un seul ressort, l’intérêt personnel ;
A tous nos sentiments, c’est lui seul qui préside ;
C’est lui qui dans nos choix nous éclaire et nous guide.
Libre de préjugés ; mais docile à sa voix,
Le Sauvage attentif le suit au fond des bois.
L’homme civilisé reconnaît son empire ;
Il commande en un mot à tout ce qui respire.

M. Carondas
Quoi ! Monsieur, l’intérêt doit seul être écouté ?

Valere
La Nature en a fait une nécessité.

M. Carondas
J’avais quelque regret à tromper Cydalise ;
Mais je vois clairement que la chose est permise.

Valere
La fortune t’appelle, il faut la prendre au mot.

M. Carondas
Oui, monsieur.

Valere
La franchise est la vertu d’un sot.

M. Carondas, se disposant à le voler.
Oui, Monsieur… mais toujours je sens quelque scrupule
Qui voudrait m’arrêter.

Valere
Préjugé ridicule,
Dont il faut s’affranchir !

M. Carondas
Quoi ! Véritablement ?

Valere
Il s’agit d’être heureux, il n’importe comment.

M. Carondas
Tout de bon ?

Valere
Mais sans doute, en flattant Cydalise,
Tu remplis un devoir que l’usage autorise.
Ne faut-il pas flatter quand on veut plaire aux gens ?
Bien voir ses intérêts, c’est être de bon sens.
Le superflu des sots est notre patrimoine.


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