mercredi 22 avril 2015

La maladie de Louis XV, par Sainte-Beuve (2)

le duc de Liancourt
François-Alexandre-Frédéric, duc de Liancourt puis duc de la Rochefoucauld-Liancourt, né le 11 janvier 1747, mort le 27 mars 1827, débuta comme militaire dans le corps des carabiniers. Son père, le duc d'Estissac, qui occupait auprès du roi Louis XV les fonctions de grand-maître de la garde-robe, le fit admettre, suivant la coutume du temps, dès l'âge de vingt et un ans, à la survivance de sa charge ; mais déjà à cette époque le jeune duc de Liancourt se montra peu courtisan. Accueilli comme un fils par le duc de Choiseul, il lui resta fidèle après sa disgrâce, ne consentit jamais à paraître chez Mme Du Barry, et se montra rarement à Versailles, « où le roi, a écrit son fils, lui montrait un visage sévère et mécontent». Aussi comprend-on sans peine les sévérités, très piquantes d'ailleurs, d'une relation de « la dernière maladie de Louis XV», que Sainte-Beuve lui attribue.
 

Cependant il était midi, et les médecins venaient d’arriver. On appela à la fin la garde-robe, et nous trouvâmes le roi entouré d’une foule de médecins et de chirurgiens, les questionnant avec une faiblesse et une inquiétude inexprimables sur la marche de sa maladie, sur leur opinion de son état; et sur les remèdes qu’ils lui donneraient dans tel ou tel cas. Les médecins le rassuraient, caractérisant sa maladie de fièvre catarrheuse; mais ils montraient, plus d’inquiétude dans la manière dont ils le traitaient que dans leurs paroles. Ils avaient déjà annoncé qu’ils feraient une seconde saignée à trois heures et demie, et même une troisième dans la nuit, ou dans la journée du lendemain, si la seconde ne débarrassait pas le mal de tête. Le roi, dont les questions répétées avaient poussé les médecins à lui faire cette réponse, s’en montrait fort mécontent. 
« Une troisième saignée, disait-il, c’est donc une maladie! Une troisième saignée me mettra bien bas, je voudrais bien qu’on ne fît pas une troisième saignée. Pourquoi cette troisième saignée? » Les rois ne peuvent rien dire qui ne soit répété et même interprété. Ses propos sur la troisième saignée coururent bientôt Versailles. Ils nous avaient frappés en les entendant; ils firent le même effet sur tous ceux qui les apprirent, et le sentiment général fut de conclure qu’une troisième saignée prouverait au roi qu’il était bien malade, et le déterminerait au renvoi de Mme Du Barry. Ici on avait toujours entendu dire qu’une troisième saignée devait faire recevoir les sacrements; et, suivant la disposition favorable ou contraire à la maîtresse, chacun craignait ou espérait de la voir ordonner. 
la Du Barry
Comme le parti de ceux qui désiraient l’expulsion de Mme Du Barry et de ses vils sectateurs n’était en général composé que de gens honnêtes, il se bornait à désirer tout ce qui pouvait en hâter le moment, mais ne formait à cet égard aucunes intrigues. Il n’en était pas de même du vil parti qui la soutenait: accoutumé aux menées sourdes, à des intrigues basses et enveloppées, il était déterminé à les employer dans une occasion réellement intéressante. On entoura donc les médecins, on les chambra; on fit envisager aux honnêtes, ou à ceux qu’on croyait tels, combien le roi avait été frappé de l’idée de cette troisième saignée, combien il se croirait malade s’il se la voyait faire, et quel était le danger de la peur pour un homme de cette faiblesse et de cette pusillanimité. On parlait plus clair à ceux que l’on croyait moins honnêtes, et on leur montrait que la troisième saignée allait faire recevoir les sacrements, renvoyer Mme Du Barry, et par conséquent qu’ils s’en feraient, un l’ordonnant, une ennemie irréconciliable, car on ne mettait jamais en doute qu’elle ne revînt bientôt après. Les Du Barry, les d’Aiguillon, les d’Aumont, les Richelieu, les Bissy, employaient leur éloquence, mettaient en jeu tous leurs moyens pour persuader la Faculté, et en étaient venus à bout. La médecine de Bordeu et de Lorry est assez complaisante, et se prête volontiers aux fantaisies des malades. Les conseils des courtisans leur firent en cette occasion un grand effet; ils renoncèrent à reparler de cette saignée.
Le Monnier

Lemonnier était trop politique pour ne pas, dans cette circonstance, être de l’avis des autres; Lassonne et Lieutaud, déterminés à renoncer à cette troisième saignée, remirent pourtant après la seconde saignée à en prononcer. Les chirurgiens furent, comme toujours, de l’avis des médecins, et il fut question de procéder à la saignée qu’on avait ordonnée à midi. Le parti qui désirait tous les moyens qui feraient chasser Mme Du Barry et tous ses plats courtisans (et j’étais un des plus actionnés dans ce parti) s’efforçait de savoir exactement tout ce qui se faisait dans l’autre, mais se bornait à cela. La prudence lui interdisait toutes démarches; car le renvoi de cette femme étant nécessairement lié à un plus grand danger du roi, il eût été maladroit et dangereux de rien montrer de l’envie qu’on en avait. La lâcheté des médecins qui les avait fait renoncer à l’idée d’une troisième saignée si la seconde ne produisait pas un assez grand soulagement, ne les empêchait pas de penser qu’elle serait vraisemblablement nécessaire, mais ils s’étaient engagés, et, pour satisfaire à la fois leur parole et leur conscience, ils prirent le parti de faire faire la seconde saignée tellement abondante, qu’elle pût tenir lieu d’une troisième. En conséquence, on tira au roi la valeur de quatre grandes palettes. Les rois doivent être accoutumés à voir leur gloire et leur santé être le jouet de l’intrigue et de l’intérêt de tout ce qui les entoure. Le roi se montra encore bien lui pendant et avant cette saignée; sa peur, sa pusillanimité étaient inconcevables; il fit venir du vinaigre qu’il fit mettre sous son nez, disant à la vue du chirurgien qu’il allait se trouver mal, se faisant soutenir par quatre personnes, et donnant son pouls à tâter à la Faculté, et faisant à chaque instant les mêmes questions aux médecins sur sa maladie, sur les remèdes, sur son état. « Vous me dites que je ne suis pas mal, et que je serai bientôt guéri, leur disait-il, mais vous n’en pensez pas un mot; vous devez me le dire. » Ceux-ci protestaient de dire la vérité, et le roi ne s’en plaignait, n’en geignait, n’en criait pas moins. Sa peur et ses craintes n’étaient pas celles de l’inquiétude bien intéressante(?), mais celles d’une faiblesse lâche et révoltante. Son mal de tête, qui n’avait pas cédé à la première saignée, ne cédait pas plus à la seconde, et il se répandait dans Versailles, à la grande satisfaction des uns et au grand chagrin des autres, que le roi entrait dans une grande maladie. Le roi, inquiet et souffrant, ne parlait que de lui quand il parlait, mais parlait peu. Il avait, vers les cinq heures, envoyé chercher ses enfants, qui étaient venus passer auprès de son lit une demi-heure, sans en entendre et sans lui dire une parole. Il n’aurait pas pensé à se procurer cette visite, si L......, (il s'agit de Laborde) qui voulait lui en procurer une autre, ne lui eût pas proposé d’aller chercher ses enfants. L......, premier valet de chambre du roi, livré, comme M. d’Aumont, à Mme Du Barry, joignait sa bassesse à la sienne, pour la servir quand il le pouvait, et avait fait à cet égard de grands projets pour cette occasion. Quoique L...... soit un homme vil et sans honneur, il ne faut pas confondre sa bassesse avec celle de M. d’A......; elle est d’un caractère un peu plus noble, au moins plus hardi. C’est une espèce de fou qui ne manque pas d’esprit, à qui les caresses de Mme Du Barry et la confiance du roi dans cet horrible rapport avaient tourné la tête, qui se croyait un personnage, un homme à crédit, que cette idée disposait à tout faire pour l’avantage de cet indigne fripon, mais qui au moins était capable de mettre plus de force et plus d’intrépidité dans ses infamies; homme d’ailleurs d’une crapule indécente, d’une déraison choquante et d’une insolence brutale. Il voyait avec chagrin que les princes du sang et les grands-officiers remplissaient la chambre du roi, et qu’ils ne la quittaient pas, empêchant Mme Du Barry d’y arriver. M. d’Aumont n’en était pas plus content; il avait promis à M. d’Aiguillon de faciliter fréquemment les visites de Mme la comtesse ; il tint son petit conseil avec L....., et le détermina en conséquence à venir nous dire à tous dans la chambre que le roi voulait être seul.
l'agonie de Louis XV (ici, Stanley Weber)
 
Je ne croyais pas alors que son motif fût la bassesse et l’envie de produire Mme Du Barry ; je n’y voyais que le projet de nous éconduire pour rester seul avec le roi, prétention de droits ; et quoique tout le monde à peu près fût déjà sorti, je tins bon et lui répondis: Que si le roi voulait que je sorte il me l’ordonnerait, mais qu’en attendant j’allais rester. M. de Bouillon vint à mon secours et dit la même chose, et les gens qui étaient sortis, nous voyant rester, rentrèrent aussi. Je jouis alors de m’être opposé avec succès à cette prétention de M. d’Aumont. J’ai bien plus joui depuis, quand j’ai su le vrai motif de sa conduite, d’avoir empêché la visite qu’il voulait favoriser. Cependant le roi était gisant dans son lit, n’ayant nul désir de voir celle que M. d’Aumont avait tant à coeur de lui amener, et n’ouvrant la bouche, dans l’état d’affaissement où il était, que pour geindre et parler de lui à la Faculté. La quantité de médecins dont il était entouré m’avait, dans le commencement de la journée, apitoyé pour lui. 
la chambre royale
Quatorze personnes, dont chacune a le droit d’approcher et de visiter un malade, me paraissaient un vrai supplice. Mais le roi n’en jugeait pas ainsi; et, outre que l’habitude l’empêchait de s’apercevoir de cette importunité, qui aurait été pour tout autre insoutenable, l’inquiétude et la peur la lui rendaient précieuse. La Faculté était composée de six médecins, cinq chirurgiens, trois apothicaires; il aurait voulu en voir augmenter le nombre. Il se faisait tâter le pouls six fois par heure par les quatorze; et quand cette nombreuse Faculté n’était pas dans la chambre, il appelait ce qui en manquait pour en être sans cesse environné; comme s’il eût espéré qu’avec de tels satellites la maladie n’oserait pas arriver jusqu’à Sa Majesté. Je n’oublierai jamais que Lemonnier lui ayant dit qu’il était nécessaire qu’il fît voir sa langue, et le lit n’étant ouvert que de façon à laisser approcher à la fois l’un deux, il la tira d’un pied appuyant ses deux mains sur ses yeux, que la lumière incommodait, et la laissa tirée plus de six minutes, ne la retirant que pour dire après l’examen de Lemonnier: « A vous, Lassonne; » et puis: « A vous, Bordeu; » et puis: « A vous, Lorry, » etc.; et puis, et puis, enfin jusqu’à ce qu’il eût appelé l’un après l’autre tous ses docteurs, qui témoignaient chacun à leur manière la satisfaction qu’ils avaient de la beauté et de la couleur de ce précieux et royal morceau. Il en fut de même un moment après, pour son ventre, qu’il fallut tâter; et il fit défiler chaque médecin, chaque chirurgien, chaque apothicaire, se soumettant avec joie à la visite, et les appelant toujours l’un après l’autre et par ordre. Mais ces visites se faisaient en prenant bien garde que le roi ne vît la lumière qui l’avait déjà incommodé, et dont il s’était plaint une fois. On mettait la main devant, et on ne laissait arriver les rayons que sur la partie que l’on voulait éclairer. Un garçon de la chambre avait été chargé de ce soin; son attention n’était jamais en défaut. Il la poussait même plus loin que l’exactitude, et je dirai en passant comment elle nous procura une scène ridicule et plaisante. Il fut question de donner un lavement au roi. On le traîna à grand’peine sur le bord de son lit, et là on le posta dans l’attitude convenable à la circonstance, c’est-à-dire le visage enfoncé dans un oreiller, et le derrière à découvert et en position. La Faculté, rangée autour du lit, fit place, en se mettant en haie, au maître apothicaire, qui arrivait la canule à la main, suivi du garçon apothicaire qui portait respectueusement corps de la seringue, et du garçon de la chambre qui portait la lumière destinée naturellement à éclairer la scène. M. Forgeot (c’est le nom du maître apothicaire), placé avantageusement, allait poser et mettre en place la canule, quand tout à coup le garçon de la chambre, voyant que la lumière qu’il porte donne en plein sur le derrière royal, et imaginant apparemment que son effet peut être dangereux pour la santé ou au moins la commodité de Sa Majesté, arrache avec précipitation de dessous le bras d’un médecin un chapeau, et le place entre la bougie et le lieu où M. Forgeot dirigeait toute son attention. J’aurais peine à peindre la colère servile et méprisante de l’apothicaire, à qui cette éclipse avait fait manquer son coup, l’étonnement des médecins, l’indignation du petit garçon apothicaire, et l’envie de rire de la partie de l’assemblée heureusement placée pour être témoin de cette scène. Cette histoire ridicule peut servir à faire connaître l’empressement peu réfléchi, l’exactitude machinale des subalternes, que la plus profonde vénération n’abandonne jamais. ( à suivre )
 
Sainte-Beuve

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