Ce
célèbre épisode de l'histoire du jansénisme (raconté ici par le
psychiatre Adrien Borel) donna bien du grain à moudre à tous ceux qui,
comme Voltaire, dénoncaient l'obscurantisme religieux de leur temps.
***
Nous sommes également à l’époque des convulsionnaires dites
figuratives. Celles-ci représentaient des traits de la vie de Pâris.
Elles simulaient de vaquer aux soins d’un ménage imaginaire, elles
mettaient le couvert, rangeaient les sièges, se choisissaient des
convives qu’elles faisaient fictivement asseoir auprès d’elles, elles
prenaient la cuillère et faisaient mine de manger un mets
absent. Un moment après, elles s’emparaient d’un couteau qu’elles
promenaient sur leur joue en faisant le geste de se raser, puis elles
terminaient par l’exercice du catéchisme. Cette autre saisissait des
épées. Elle levait la main pour frapper, désignant ainsi les tourments
qui sont réservés aux vrais fidèles, aux confesseurs de la foi et de la
vérité, c’est-à-dire pour elle à ceux qui s’attachaient à l’œuvre des
convulsionnaires. Cette autre encore imitait la passion du Christ, sans
oublier le chant du coq pour avertir Pierre de sa faute. Elle finissait
en s’étendant sur une croix et s’y faisait clouer les mains et les
pieds.
convulsionnaires sur la tombe de Pâris |
D’autres enfin s’érigeaient en prophétesses. Elles se déclaraient
douées d’une pénétration des pensées les plus secrètes. Elles disaient
connaître le passé et l’avenir, telles de nos jours nos modernes
somnambules. Le grand objet de leurs prédictions était la venue du
prophète Elie. Elles annonçaient son arrivée, précédée d’une éclipse de
soleil qui devait durer 2 heures et 5 minutes. On devait voir apparaitre
aussi un arc en ciel d’une forme singulière et une grande étoile
visible en plein midi, tandis que des anges devaient évoluer autour du
soleil et de la lune. Plusieurs s’érigèrent même en prêtresses et
s’attribuèrent diverses fonctions sacerdotales. Elles confessèrent,
donnèrent des pénitences, baptisèrent et allèrent même jusqu’à célébrer
la messe. Jeanne-Charlotte Barachin, veuve Gilbert, dite sœur Mélanie,
fut de ce fait, enfermée à la Bastille.
Et cela dura dix ans. Jusqu’en 1741. Sans doute dès 1737, une
accalmie avait commencé de se produire. L’activité du tribunal
extraordinaire institué par le roi y était pour beaucoup. Nombre de
convulsionnaires y avaient été déférées et vivaient maintenant enfermées
dans quelque prison. Mais des foyers plus cachés tenaient encore et
longtemps après, en 1759, la Condamine raconte avoir été témoin, rue
Philippoteau, chez sœur Françoise, la doyenne des convulsionnaires,
d’une double scène de crucifiement.
extrait d'Histoire générale de l'Eglise |
Peu à peu, enfin, tout s’éteignit. Aussi bien les meilleurs sujets
avaient disparu, les grands premiers rôles, si je puis ainsi dire,
étaient sous clef. Et puis, l’opinion est volage et n’aime pas se
passionner trop longtemps pour le même sujet. On cessa donc lentement de
s’intéresser à des spectacles qui n’avaient plus ni l’attrait de la
nouveauté, ni l’éclat dont ils avaient brillé auparavant. On parla
d’autre chose, on oublia ; la mode était passée et la névrose ainsi
délaissée par ses spectateurs, ne fit aucun effort pour retrouver un peu
son ancienne gloire. Elle s’apaisa doucement, avec quelques rares
réveils çà et là auxquels personne ne donnait plus attention. Finalement
il n’y eut plus de convulsionnaires et l’on aurait pu, sans danger,
rouvrir le petit cimetière Saint-Médard. Pâris y reposait
toujours en paix, mais nul ne songeait plus à lui demander des
miracles : la névrose des convulsionnaires était terminée.
Il ne me reste maintenant plus grand chose à ajouter. Je me suis
efforcé, en effet, en vous racontant cette extraordinaire aventure de
vous montrer par la juxtaposition des faits, comment avait pu prendre
naissance, s’étendre, démesurément grandir, puis enfin s’atténuer et
disparaître la névrose convulsive qui secoua tout le Paris de la
première moitié du XVIIIe siècle. J’ai essayé également, tout
en suivant les évènements, de vous en indiquer chemin faisant la
causalité profonde. J’espère que vous avez ainsi pu vous rendre compte
du rôle puissant joué dans leur genèse, aussi bien que dans leur
développement, par l’extrême déchaînement de colères et de passions
déclenchées par la querelle des Jansénistes et des Jésuites. En vérité,
plus on y regarde, et plus on se convainc que ce fut cela qui fut la
cause de tout. Ce fut cela qui réalisa les conditions de milieu, je
dirai presque de température, propres à rendre possible l’affaire des
convulsions.
Et chose amusante, un peu triste d’ailleurs, et surtout paradoxale ce
fut la vie admirable d’un homme, son existence toute d’austérité et de
pénitence, si soigneusement cachées par lui à ses contemporains, qui
allait justement être la cause occasionnelle du débordement morbide que
je vous ai dépeint. On ne saurait manquer de souligner cette ironie du
sort. Car la mort de Pâris fut comme un signal, et les évènements
miraculeux dont sa tombe fut d’abord le théâtre, enflammèrent jusqu’au
paroxysme les passions contenues dans le cœur des « appelants ».
Pour ceux-ci, et pour tous ceux qui avaient quelque sympathie pour le
jansénisme, je vous ai dit qu’il fallait que Pâris fût un saint et
qu’ainsi, par les exemples de sa puissance, il frappât les esprits, et
convainquît les ennemis de Port-Royal de leur mauvaise foi. Certes
aucune pensée intéressée n’avait effleuré, ni n’effleura jamais le cœur
de ces hommes que seule une foi ardente animait. Tous furent purs et
défendirent leurs convictions avec l’énergie que peuvent, donner la
conscience d’être dans la vérité, et la joie d’en voir la manifestation
par des prodiges toujours renouvelés, ou éclataient à leur sens
l’assentiment et la volonté du ciel. Ils devaient donc se méprendre sur
la signification des évènements de Saint-Médard. Ils n’auraient pas été
logiques avec eux-mêmes s’ils ne l’avaient point fait, au moins dans les
premières années. Et c’est pourquoi, à leur insu, ils furent, par leur
bonne foi même, les grands responsables de l’aventure des convulsions.
Il y a dans toute secte un certain nombre d’illuminés, ou tout au moins
d’esprits enthousiastes et vibrants, qui brûlent de se dévouer à
leur cause. Les Jansénistes en avaient et peut-être plus que beaucoup
d’autres. Ces hommes, d’autre part, emplis du souvenir des solitaires de
Port-Royal, dont les hautes figures ne pouvaient qu’imposer
l’admiration, ces hommes fatalement, selon la mystique janséniste, se
jetaient dans l’austérité et dans la pénitence, en prêchaient la
nécessité, et finalement exaltaient la souffrance et le mépris du corps.
De là sans doute la forme tragique que prirent après 1732 les
évènements de Saint-Médard. Mais la présence de tels hommes n’eût point
été une cause suffisante pour transformer de telle façon une vaste lutte
théologique à laquelle la mort de Pâris venait d’ajouter un éclat
nouveau. Tout se serait passé dans le silence et dans la dignité, et
c’eût été là une réponse hautaine aux attaques de leurs ennemis ; mais
les Jansénistes avaient compté sans le peuple obscur et nombreux de ceux
que nous appelons maintenant des névropathes. Il ne pouvait pas leur
venir à l’idée qu’ils allaient ouvrir l’écluse à leur flot, et déchaîner
ainsi un état de psychologie collective dont la convulsion devait être
le phénomène le plus marquant.
Des névropathes, en effet, il y en avait parmi les rangs des
appelants. Mais combien plus en dehors d’eux ! Et sous ce nom à
signification très vaste de névropathes, il faut comprendre non pas
seulement des névrosés avérés (il y en eut), mais aussi ces milliers de
petits déséquilibrés de tous ordres, instables ou émotifs, aptes à
toutes les suggestions comme à toutes les crédulités ; toujours prêts à
s’émerveiller et à applaudir, toujours prêts également à s’émouvoir par
une sorte de sympathie toute physiologique, toujours prêts enfin à
suivre servilement les oscillations les plus diverses du milieu quel
qu’il soit. Et naturellement, parce que beaucoup plus accessibles encore
aux émotions que les hommes, parce qu’infiniment plus sensibles à ces
petits déséquilibres de l’affectivité, les femmes devaient, dans
l’aventure de Saint-Médard, jouer le rôle prépondérant. Certes, ce
trouble qui fut si manifeste durant ces curieuses années ne se montrait
pourtant pas en temps ordinaire. A peine un œil exercé eut-il pu le
deviner dans la vie courante de la plupart de celles que l’on devait
compter parmi les convulsionnaires. C’est que ce n’était pas là, à
proprement parler, une maladie mais bien plutôt un état, et un état qui
s’accommode sans grande difficulté des menus incidents quotidiens.
C’était un état de caractère, sans plus, mais qui cachait sous sa
bénignité apparente des ressources singulières pourvu que l’on voulût
bien lui donner l’occasion de se développer selon toute son ampleur. A
l’ordinaire, ce n’était rien, d’autant plus que la vie sociale était là
pour maintenir l’ordre et réprimer les tendances à la morbidité.
Mais qu’un évènement vienne qui lève ces contraintes et voici la
scène changée. Que vienne surtout un événement qui, loin de s’opposer
aux réactions excessives, les favorise, les appelle même et les réclame
impérieusement. Par la brèche ainsi entr’ouverte la névrose potentielle
qui restait endormie et aurait toujours pu le demeurer, la névrose se
rue et s’installe et l’hystérie est déchaînée.
Tel fut donc l’ironique destin du tombeau de François de Pâris. Il
assembla autour de lui un peuple d’hystériques dont la plupart sans
doute étaient sincères en se tordant dans leurs convulsions. La sorte de
fièvre religieuse qui régnait dans le petit cimetière et de là
s’étendait à la ville et aux faubourgs attisait le zèle de ces pauvres
femmes. On l’a dit : l’hystérie est une maladie de culture. Quel milieu
plus favorable pouvait-on rêver pour celle-ci ? Le public était chaque
jour plus enthousiaste, chaque jour plus disposé à crier au miracle : en
fallait-il davantage pour pousser ces pauvres femmes aux actes les plus
extravagants ? Car l’hystérique a besoin d’une assemblée qui le
contemple et qui l’apprécie. Sa crise, dans ces conditions, devient
vraiment une œuvre d’art. Elle y met son cœur tout entier. Elle
s’efforce de faire mieux et plus que ses rivales. Il y eut ainsi de
grandes vedettes, des stars, comme nous dirions aujourd’hui, et
l’histoire a conservé quelques uns de leurs noms : je vous en ai cité
tout à l’heure. Durant l’époque de la grande hystérie à la Salpêtrière,
dans le service de Charcot, il y eut aussi de ces « crisardes »
célèbres, dont le renom excitait l’envie de leurs compagnes. Ce goût de
paraître, ce désir théâtral d’étonner, ce besoin morbide d’attirer à
tout prix l’attention, est un des caractères les plus essentiels de
l’hystérie. Et c’est pourquoi le milieu est si nécessaire, si
indispensable même à toute manifestation de cet ordre. Or le milieu,
nous avons vu qu’on n’aurait su en souhaiter un plus parfait.
L’épidémie ainsi installée ne pouvait donc que s’étendre et
s’accroître. Vous vous rappelez qu’il suffit pour la déclencher et lui
donner sa forme, d’un infirme qui lui, avait peut-être légitimement
droit aux convulsions. Et c’est là encore un fait qui en signe bien la
nature. Car l’hystérique est un imitateur. La convulsion du pauvre
diable avait prodigieusement frappé les spectateurs. L’hystérique qui
s’entend à toutes les agitations nerveuses, qui triomphe dans les
simulations, ne perdit pas la leçon. Mais comme toujours, dans son désir
de bien faire, de trop bien faire, il eut tôt fait de dépasser la
mesure. Car ce n’est pas un vrai malade : c’est un acteur, avec cette
circonstance atténuante cependant que s’il joue, c’est avec toute son
âme, et sans se douter très clairement qu’il en est ainsi.
Comment dans ces conditions un public fanatisé n’aurait-il pas manifesté
son admiration à tant de zèle ?
Car si le milieu est à l’origine de la névrose et la crée pour ainsi
dire, à son tour la névrose réagit sur le milieu. Celui-ci, au début de
l’affaire, n’attendait que des miracles comparables à ceux que nous
raconte la vie des saints. Ce fut bientôt tout autre chose qu’on lui
présenta. Mais la représentation en fut si réussie qu’il s’y laissa
prendre. Et ainsi apparut cet étrange sentiment collectif qui faisait
vibrer la foule entière à l’unisson. On connaît mieux maintenant ces
aspects si particuliers de la psychologie collective où chaque être, par
le fait même qu’il est mêlé à une foule et surtout à une foule ardente,
perd pour ainsi dire son individualité propre pour n’être plus que le
jouet des courants affectifs déchaînés dans la multitude. On a vu, dans
de telles conditions, les hommes les plus pusillanimes devenir des
braves animés d’un courage farouche. A Saint-Médard les gens les plus
normaux, une fois pris dans l’engrenage, et saisis par l’enthousiasme
collectif, devenaient des convulsionnaires, et peut-être parfois se
tordaient-ils et se démenaient-ils plus fort que les autres.
carrosse conduisant des convulsionnaires à la Bastille |
Un mot encore et qui a trait maintenant aux épisodes les plus odieux
de la convulsion. Je veux parler de ces sévices supportés d’un cœur si
léger par les malheureuses convulsionnaires, et aussi de ces secours si
généreusement octroyés à leurs souhaits éperdus. Il est bien vrai tout
d’abord que l’hystérie émousse la sensibilité à la douleur et qu’elle
provoque des anesthésies. Il est banal de le faire remarquer tant cette
constatation est vieille. Il est donc permis de penser que les coups
portés par les secouristes n’entraînaient que peu ou pas de souffrances.
Mais il faut savoir aussi que chez certains êtres, ces violences
apportent également de la joie ou plutôt de la volupté. Ce masochisme
avant la lettre serait certes tout à fait curieux à étudier dans
l’histoire des convulsionnaires. L’étonnante multiplicité des faits par
quoi il se manifesta durant ces dix années prouve bien en tout cas la
profondeur de cette tendance et aussi sa généralité. De même, la
psychologie perverse de tous ces curieux qui stationnaient autour de
Saint-Médard pour emplir leurs yeux et leurs oreilles des spasmes et des
cris. Eux ne tombaient pas dans les convulsions. Mais ils voyaient et
ils écoutaient. Et quand on leur demanda du secours, ils se
précipitèrent en masse. Certains, je le crois au moins, étaient sincères
dans l’aide qu’ils prodiguaient. Ils la donnaient sans penser à mal,
poussés tout simplement qu’ils étaient par des tendances profondément
inconscientes. Mais d’autres et la plupart sans doute
n’ignoraient pas complètement l’attrait qui les faisait venir à Saint-
Médard, ni le sadisme qui les animait.
Tout passe, heureusement, et même les épidémies. Je vous ai dit
comment celle des convulsionnaires s’apaisa. Elle le fit comme l’on
devait s’y attendre, lorsque le milieu le lui permit et que le monde
cessa de s’y intéresser. Un grand nombre d’enragées étaient d’ailleurs
en prison où l’isolement leur rendait la sagesse. Pour ceux et celles
qui restaient dehors, le jeu n’en valait plus la chandelle. Alors à quoi
bon ?
Ainsi prit fin, mais après dix années d’agitation, la grande aventure des convulsions.
Fin
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