samedi 19 septembre 2015

Convulsions au cimetière Saint-Médard (3)

Ce célèbre épisode de l'histoire du jansénisme (raconté ici par le psychiatre Adrien Borel) donna bien du grain à moudre à tous ceux qui, comme Voltaire, dénoncaient l'obscurantisme religieux de leur temps.


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Bientôt Saint-Médard devint trop étroit et l’on rencontra des convulsionnaires dans les rues avoisinantes, et jusque dans les cabarets qui s’étaient ouverts pour rafraîchir ces foules toujours renouvelées. Bien plus, rentrés chez eux, quand la nuit fermait le cimetière, les plus enragés avaient des convulsions à la maison. Là névrose déferlait sur Paris.
Et rien ne semblait pouvoir arrêter sa marche. Les polémiques et les fureurs des Jésuites qui sans doute les premiers virent clair dans cette effarante histoire ? Mais chacun les savait les pires ennemis du diacre, les pires ennemis des appelants dont Pâris était le saint. A Saint-Médard, on n’eût pas toléré la moindre critique. D’ailleurs laquelle aurait-on pu formuler : on voyait, tout se passait sous les yeux de chacun, et l’on entendait de la bouche même des convulsionnaires le récit extasié qu’ils faisaient de leurs convulsions. Or, tous affirmaient que le saint les guérissait, qu’après les spasmes affreux, qui les soulevaient, une paix entrait en eux, qu’ils disaient céleste. Que faire dans ces conditions ? Des gens savants parlaient bien des bandes frénétiques du moyen-âge, des épidémies de flagellants qu’à plusieurs reprises on eut tant de peine à contenir au XIIIe et au XIVe siècles. Tout cela restait lettre morte et s’effondrait devant la croyance chaque jour accrue en l’évidence des miracles constatés. Avouons d’ailleurs qu’il y avait de quoi faire douter les esprits les plus robustes, à une époque où tout était encore ignoré – ou presque – des troubles psychopathiques que nous étudions aujourd’hui sous le nom de névroses.
la demoiselle Hardoin miraculée
J’emprunte à Carré de Montgeron, témoin oculaire et historien des convulsionnaires, dont il se fait d’ailleurs l’apologiste, cette description de quelques cas pris parmi les plus typiques : « Une certaine Jeanne Thénard, âgée de trente ans, se mit sur la tombe de Pâris le jour de la Toussaint 1731. Tout de suite elle fut agitée des plus violentes convulsions. Elle élançait son corps en l’air avec tant de force, elle s’élevait si haut, quoiqu’elle fut couchée, se retournait et s’agitait avec tant de violence, que plusieurs personnes, qui la tenaient pour l’empêcher de se briser contre le marbre, ne pouvaient presque la retenir ; et elle les fatiguait si fort qu’elles étaient tout en nage et étaient obligées de se relayer l’une l’autre à tout moment. Pendant que le cimetière fut ouvert, ajoute Montgeron, cette fille ne manqua pas d’y aller tous les matins. »

Une autre est peut-être plus démonstrative encore : « Etant entrée par curiosité au cimetière Saint-Médard, la demoiselle Fourcroy voulut aller prier auprès du tombeau. Elle déclara par la suite : « Je fus tout d’abord frappée d’épouvante, des cris de douleur et des espèces de hurlements que j’entendis faire à des convulsionnaires dans le cimetière et sous le charnier et je pensais m’en aller sans approcher de la tombe du diacre, mais la personne qui m’accompagnait m’ayant encouragée, je fus m’asseoir dessus. Après y être restée environ un quart d’heure en prières, il me prit des mouvements qui firent dire à tous ceux qui étaient auprès de moi que les convulsions m’allaient prendre. A ce mot de convulsions, me rappelant les cris que j’avais entendus en arrivant, je fus saisie de crainte et si vivement que je donnais de l’argent au suisse pour me faire passage et retirer, et cette appréhension d’avoir des mouvements convulsifs me donna des forces qui ne m’étaient pas ordinaires pour sortir au plus vite du cimetière. Néanmoins, le 20 mars 1732, au soir, me sentant prête de rendre l’âme, la peur de la mort que je voyais si proche l’emporta enfin sur la crainte des convulsions, et je priai qu’on m’allât chercher de la terre du tombeau de M. Pâris, pour en mettre dans le vin dont, de temps en temps, l’on me faisait avaler quelques gouttes. Le 21 à midi, l’on me fit prendre ce vin et je me mis en prières pour commencer une neuvaine. Presque dans le moment, il me prit un grand frisson et peu après une grande agitation dans les membres qui me faisait élancer tout le corps en l’air, et me donnait une force que je ne m’étais jamais sentie… Quand je repris mes sens, je me sentis une tranquillité et une paix intérieure que je n’avais jamais éprouvées et que j’aurais bien de la peine à décrire quoique je l’ai ressentie depuis très souvent à la suite de chacune de mes convulsions. »
la demoiselle Fourcroi
Voici encore une autre observation : « Le jour de la Saint-Marcel, dit la fille Bridan, je crus devoir faire un effort pour approcher du tombeau, ce que je n’avais pas pu faire depuis ma première neuvaine, à cause de la grande foule. Je me penchai la tête sur la tombe pour y faire ma prière. Dans le moment, le tremblement me prit. Je ne pus me relever et l’on fut obligé de me prendre à deux, sous les bras pour m’asseoir sur une chaise où je perdis connaissance. Revenue à moi-même, il me prit des convulsions si terribles qu’il fallut trois ou quatre personnes pour me tenir. J’ai continué pendant 22 jours à me mettre tous les jours sur la tombe et chaque fois j’éprouvais les mêmes convulsions que le premier jour, souvent même plus grandes et en plus grand nombre. J’éprouvais à ce moment de grandes douleurs mais presque aussitôt que les convulsions étaient cessées, les douleurs cessaient aussi et je me trouvais délicieusement bien. »
Les cas succédaient aux cas. La convulsion s’étendait sur Paris et parvenait même parfois à gagner la province, car les malades trop lointains se faisaient expédier quelques pincées de terre de Saint-Médard. La convulsion ne tardait pas alors à les prendre. Les pèlerins venaient en foule, souvent accompagnés de membres du clergé, presque tous Jansénistes avoués ou tacites. Des discussions passionnées sur la grâce et sur les étonnantes manifestations par quoi elle éclatait avaient lieu autour du tombeau du diacre. Puis, ces religieux eux-mêmes allaient se mettre en prières sur le tombeau et s’étendaient sur la table de marbre. Et nombre d’entre eux, prêtres, moines, religieuses, tombaient aussi en convulsions.
C’était une épidémie. Le mot n’est pas trop fort. Et une épidémie qui s’aggravait.
convulsionnaires "lascives"...

Pendant quelques mois, en effet, la névrose des convulsionnaires était restée presque sage. A l’extrême rigueur (et en tenant compte de l’opinion du temps) on pouvait encore trouver quelques arguments pas trop sophistiqués en faveur de l’origine surnaturelle des événements de Saint-Médard. Certes les critiques se faisaient de plus en plus vives et les Jésuites criaient tout haut qu’il ne fallait voir là que l’œuvre du diable. Ils s’agitaient à la cour et intriguaient pour faire cesser ce qu’ils appelaient un scandale abominable. Et d’autant plus que ces faits miraculeux qui se continuaient autour du tombeau, tendaient à prendre un caractère un peu scabreux. Au milieu des vociférations des convulsionnaires on entendait souvent des propos horribles et d’un libertinage auquel on n’aurait pas dû s’attendre en un tel lieu. On colportait des histoires licencieuses, qui certes n’étaient parfois que trop vraies. On disait que certaines convulsions n’avaient d’autre but que de permettre des attitudes lascives. On murmurait aussi que maintenant des filles et des mauvais garçons abondaient alentour du cimetière. Plusieurs d’entre eux d’ailleurs étaient de fervents convulsionnaires. On savait enfin que tous les amateurs de spectacles douteux, tous les curieux de sensations rares ou perverses, les détraqués, les demi-fous comme nous dirions aujourd’hui, hantaient les abords du charnier. Et n’y avait-il pas déjà des convulsionnaires qui au plus fort de leur paroxysme avaient demandé à être battues et ne s’était-il pas trouvé des hommes prêts à cette besogne ?
Le scandale montait. Les Jésuites pouvaient parler de diableries. Il commençait vraiment à y avoir de quoi. Des beaux miracles du début, on était ainsi passé à la névrose. Un pas de plus et l’on allait toucher à l’horrible.
Le cimetière Saint-Médard fut donc fermé, Mais comment une simple porte eût-elle pu contenir un flot aussi puissant ? La convulsion était déchaînée : il allait falloir dix ans pour s’en rendre maître à nouveau.
Chassée de son foyer principal, la névrose s’essaima. Mille lieux divers lui donnèrent asile, si bien que l’on put dire que la fermeture de Saint-Médard eut un effet contraire à celui que l’on avait espéré obtenir. Car la fréquentation du cimetière avait noué des liens entre les convulsionnaires et précisément ces spectateurs auxquels je faisais allusion tout à l’heure. Il est probable même que les évènements dont Saint Médard avait été le théâtre en avaient révélé plusieurs à eux-mêmes en leur rendant plus claires des tendances morbides qu’ils se connaissaient peut-être obscurément mais qu’ils n’osaient guère s’avouer, Le rapprochement effectué autour du tombeau du diacre, la communauté de sentiments devinée ou mieux pressentie chez nombre d’autres assistants, les proies offertes enfin par la révélation de la convulsion, proies nombreuses et prêtes aux pires choses, proies sans défense et sans doute consumées du désir que réclamaient leurs instincts pervers, tout concourait à provoquer cette nouvelle transformation. Et certes, il n’était plus besoin d’une grande foule. Celle-ci avait eu son rôle en fournissant et en décelant les sujets, en déchaînant par son enthousiasme pieux l’état d’exaltation favorable au développement de ces perversions cachées. Aussi ces nouveaux convulsionnaires et leurs adeptes se réjouirent-ils sans doute de ne plus être retenus par la crainte du public assistant à leurs exercices, Ils se livrèrent à domicile et en présence seulement d’une société choisie, entièrement acquise à leurs pratiques, à des représentations où l’odieux s’allia si souvent à l’horrible, qu’il est difficile d’en donner maintenant une description.

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