À François-Augustin de
Moncrif, le 24 [septembre 1723] :
« Dites, je vous en prie, à
M. d’Argenson que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai
pourtant besoin de lui car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de
Marianmne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature. »

Ce comte d’Argenson, plus jeune
que Voltaire de deux années et son ancien condisciple au collège Louis-le-Grand
alors tenu par les jésuites, était devenu lieutenant général de police à l’âge
de 24 ans, en 1720, date à laquelle son père, le marquis d’Argenson, avait
lui-même mis fin à une carrière qui avait également fait de lui un lieutenant
général de police (1697-1718), créateur de la première véritable police
politique de France et réorganisateur du fameux système des “lettres de
cachet”. Pour finir, il avait été nommé président du conseil des Finances et
garde des Sceaux… Parmi les attributions du lieutenant général de police
figurait le contrôle des activités de librairie… Mais Voltaire ne pouvait pas
encore imaginer qu’en la personne du comte d’Argenson, il tenait le futur
ministre de la Guerre (1743-1757), l’homme le mieux placé pour choisir les
munitionnaires.
Et puis il y a encore un petit
supplément, puisque le comte avait un frère, élève lui aussi à Louis-le-Grand,
du même âge exactement que Voltaire. Ce marquis seconde génération serait une
vingtaine d’années plus tard ministre des Affaires étrangères (1744-1747),
c’est-à-dire le principal responsable français de tractations internationales
qui toucheront le coeur même du développement de la fortune personnelle de
Voltaire.
 |
le marquis d'Argenson, ami de Voltaire |
Enfin, pour revenir à la lettre
de septembre 1723, soulignons que le poète ne tardera pas à expérimenter ce
fait que l’approbation (privée) d’un responsable en ce qui concerne les
qualités intrinsèques (ou idéologiquement utilisables) d’une oeuvre littéraire
peut très bien ne pas s’accorder avec les décisions (publiques) qu’il est amené
à prendre à son endroit, et vogue la lettre de cachet…, avec en ligne de mire
la forteresse de la Bastille.
À la marquise de
Bernières, [vers le 10 juillet 1724] :
« M. de Richelieu ira à
Vienne au mois de novembre. »
Ce Richelieu-là est le
petit-neveu du cardinal de même nom. Lui aussi il est un ancien du collège
Louis-le-Grand. Il a deux ans de moins que Voltaire, et c’est le futur maréchal
de France (1748) qu’il faudra à celui-ci. Il a été dûment formé à la guerre par
le… maréchal de Villars, et ceci dès son plus jeune âge (1712-1713 ; il avait
donc seize et dix-sept ans). Il ne cessera de rendre tous les services
possibles au philosophe, y compris en lui empruntant des sommes énormes qu’il
ne sera à peu près jamais en situation de rétribuer aux dates convenues, ce qui
ne lui vaudra pas le moindre reproche direct, phénomène absolument inouï par
ailleurs chez le très âpre financier Voltaire.
_-_Portret_van_maarschalk_hertog_Richelieu_-_Lissabon_Museu_Calouste_Gulbenkian_21-10-2010_13-34-54.jpg) |
le duc de Richelieu |
Le duc de Richelieu, pair de
France, c’est, comme nous le verrons, le sommet de la hiérarchie, non seulement
politique, mais humaine, selon le patriarche de Ferney. Sa dépravation, entendue
de toutes sortes de manières, son impéritie, sa suffisance, les pillages
mémorables de son armée dans le Hanovre, etc., etc., seront autant d’éléments
qui conforteront l’admiration que lui voue le grand prêtre de ce qui est, somme
toute, non pas même la tolérance du crime organisé, mais son exaltation
à tout va.
À la marquise de
Bernières, le [17 août 1724] :
« ...je compte profiter demain de la bonté que vous avez de
me prêter votre appartement. »
« Puisque vous savez mes
fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j’ai perdu près de cent louis
au pharaon selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au
jeu. »
Qu’est-ce donc que cent louis ?
Nous avions précédemment constaté que la rémunération d’un fantassin, avec les
spécificités qui caractérisent l’activité de celui-ci, pouvait à peine dépasser
100 livres par an. Cette même somme, doublée, paraît pouvoir être reconnue
comme représentant le salaire annuel d’un manouvrier de condition moyenne. Il
ne peut toutefois s’agir que d’un indice dont la fiabilité demeure incertaine,
à l’égal du très officiel salaire minimum de l’époque contemporaine qui
rencontre, lui aussi, toutes sortes d’exceptions. Quelles que soient ses
imperfections, nous prenons toutefois le parti d’en faire notre étalon des
rémunérations et des fortunes, c’est-à-dire un représentant aussi fidèle que possible
de la valeur économique engendrée par le travail. Ainsi donc, 200 livres (ou
200 francs, puisque les deux dénominations se confondent) correspondront, dans
cet ouvrage, à une année de travail manuel moyen effectué dans les conditions
de l’époque. Il n’est censé assurer que la survie et le maintien en l’état de
la population laborieuse de base.
À cette aune, que représentent
les cent louis perdus au jeu par le jeune Voltaire ? Le louis valant 24 livres,
nous voyons qu’il s’agissait de 2400 livres, ou encore, tout simplement, de 12
années de travail… Comptez les mois, comptez les semaines, comptez les jours,
comptez les heures, et le malheur de chaque seconde
de soumission, etc… Comment se peut-il qu’une quelconque société des hommes
puisse en être là ? Que les uns dominent tellement quand les autres rampent
tellement ? Mais croit-on que cela puisse se réaliser et se perpétuer sans
qu’il y faille des armes et quelques massacres, et puis des spécialistes du
mensonge et du “je t’y perds et je t’embrouille” en quoi consiste la formation
de “l’opinion publique” ?
 |
Barry Lyndon, de S. Kubrick |
Voilà le bric-à-brac que nous
allons bientôt découvrir sous la célèbre marque de fabrique : Voltaire & Cie.
À Nicolas-Claude
Thieriot, le 26 septembre [1724] :
« J’ai engagé M. le duc de
Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. »
« Vous n’êtes pas riche et
c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la
compagnie des Indes : je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre, mais
je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que
je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père.»
Le décès du père de Voltaire
remontait au 1er janvier 1722. Ce receveur des épices à la cour des
Comptes laissait trois héritiers : l’aîné, Armand ; Catherine ; François dit
Volterre. Après différents calculs, la part de ce dernier s’établissait à 152
934 livres, ce qui, rapporté à notre étalon de mesure de la valeur par le temps
de labeur, représente 764 années de travail manuel. En vivant dix fois mieux
qu’un manouvrier, et à ne rien faire qu’à dépenser peu à peu son capital,
Voltaire en avait donc pour près de 80 années… Évidemment, avec ce type
d’économie domestique, il ne faudrait pas avoir trop souvent besoin de se
livrer à des lessives de 2400 livres au pharaon ou au biribi. Mais, sur cet
aspect des choses, le fantôme du père montait la garde avec la plus grande
vigilance…
Échaudé d’avoir dû dépenser
4000 livres pour couvrir certaines dettes du petit dernier, et bien persuadé
d’avoir finalement affaire
à un mauvais sujet, Arouet père avait organisé son testament de telle sorte que
le cadet de ses fils trouverait sa part d’héritage limitée au seul usufruit,
sans pouvoir du tout porter la main sur le capital, jusqu’à l’âge de
trente-cinq ans révolus au moins, le président de la chambre des Comptes devant
alors, c’est-à-dire à compter de 1729, évaluer le sérieux de son comportement
pour, éventuellement, lui remettre l’intégralité de sa part d’héritage.
L’usufruit perçu chaque année d’ici là, et versé par le frère qui reprenait la
charge paternelle, qu’était-ce donc ? 4250 livres. Soit l’équivalent de 21,5
années de travail par année où Voltaire aurait pu ne rien faire que toucher sa
rente en laissant intact son capital. Consommation possible en se tournant les
pouces : 21,5 fois mieux qu’un manouvrier échappant au chômage. Mais pas de
lessive !
Or, quoique dissipé, et
embastillé, comme on l’a vu, pendant onze mois sur ordre du régent, Voltaire
n’en avait pas moins obtenu de celui-ci, pour ses activités de poète, une
pension annuelle de 2000 livres (c’est un supplément annuel de 10 années de
travail). Par ailleurs, le décès de son père lui avait permis de récupérer les
titres déposés chez lui pour qu’ils y demeurent en sécurité. Il y fait allusion
dans sa lettre : il s’agit de trois actions de la compagnie des Indes et de
cinq billets de banque de mille francs chacun.
Tout ceci additionné, nous
allons bientôt constater que c’est encore et toujours la disette, peut-être
même l’humiliation. Le fait est que, par acte sous-seing privé du 4 mai 1723,
Voltaire avait pris en location, pour la modique somme de 600 livres par an, un
appartement dans l’hôtel des époux Bernières. Il fallait y ajouter 1200 livres
par année pour l’entretien de lui-même et de son ami Thieriot. C’était
manifestement avoir un trop gros appétit, d’autant qu’il était par ailleurs
engagé dans l’édition de Henri IV qu’il réalisait à ses frais.
À Nicolas-Claude
Thieriot, le [27 juin 1725] :
« Si je ne puis aller à La
Rivière qu’après avoir apaisé le tyran du lieu par de
l’argent, il n’y a pas d’apparence que je fasse le voyage. Je n’ai pas de quoi
acheter ce que je voudrais acheter bien cher, le plaisir de vivre longtemps
avec Mme de Bernières et avec vous. Je suis obligé de m’accommoder à présent
avec les graveurs qui ne sont pas payés encore ; ils ont consenti à ne toucher
que la moitié jusqu’au débit de Henry IV.
Il est juste qu’un président à mortier en use encore plus noblement. En vérité,
lorsque Mme de Bernières me pressa de loger chez elle, lorsque j’y consentis
malgré moi, lorsque je vous introduisis dans la maison, je ne m’attendais pas
qu’un jour je serais traité de la sorte, qu’on abuserait du dérangement de ma
petite fortune pour me tenir le poignard sur la gorge, qu’on ne daignerait pas
attendre l’impression de mon poème pour me faire payer quelques quartiers d’une
pension très forte, que l’on n’entrerait point dans les dépenses nécessaires
d’un appartement que je loue très cher, et qu’on me traiterait comme on
n’oserait pas traiter un étranger pour qui on aurait un peu de considération.
Si Mme de Bernières sentait cela comme elle le doit, si vous le lui faisiez
sentir, comme je puis dire que vous le devez, elle ferait rougir son mari d’une
indignité si honteuse. »
Et voici le petit coup de patte
qui est bientôt adressé à la dame…
À la marquise de
Bernières, le 20 août [1725] :
« Adieu ma chère reine,
conservez-moi toujours bien de l’amitié. Je pars incessamment pour aller à
Fontainebleau. Si j’y trouve un gîte, j’y ferai ma cour à la reine ; si je ne
suis point logé, j’irai à La Rivière-Bourdet. Je ne donne la préférence sur
vous qu’à Marie Leszczynska. »
…comme, auparavant, votre
compagnie m’agréait bien plus que celle des Indes. Car, nous voici en présence
de la future reine de France, dont c’est le mariage, et à qui il convient
d’aller faire sa cour : quelle nouvelle prébende cela nous vaudra peut-être de recueillir
?
À la marquise de
Bernières, le [17] septembre [1725] :
« Je me garderai bien, dans
ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine. J’attendrai
que la foule soit écoulée et que sa majesté soit un peu revenue de l’étourdissement
que tout ce sabbat doit lui causer. Alors je tâcherai de faire jouer OEdipe et
Mariamne devant elle. Je lui dédierai l’une et l’autre. Elle m’a déjà fait dire
qu’elle serait bien aise que je prisse cette liberté. »
À George Ier,
roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, le 6 octobre [1725] :
« Il y a longtemps que je me
regarde comme un des sujets de Votre Majesté. J’ose implorer sa protection pour
un de mes ouvrages. C’est un poème épique dont le sujet est Henri IV, le
meilleur de nos rois. La ressemblance que le titre de père de ses peuples lui
donne avec vous, m’autorise à m’adresser à Votre Majesté.
J’ai été forcé de parler de
la politique de Rome, et des intrigues des moines. J’ai respecté la religion réformée
; j’ai loué l’illustre Élisabeth d’Angleterre. J’ai parlé dans mon ouvrage avec
liberté, et avec vérité. Vous êtes, Sire, le protecteur de l’une et de l’autre
; et j’ose me flatter que vous m’accorderez votre royale protection pour faire
imprimer dans vos États un ouvrage qui doit vous intéresser, puisqu’il est l’éloge
de la vertu. »
 |
le roi George Ier |
Là, évidemment,
c’est tout de suite beaucoup plus fort et beaucoup plus risqué, puisque nous
voici de plain-pied dans la grande politique et qu’ici Voltaire vise, dès le départ,
au plus haut. De quoi s’agit-il ? De s’immiscer – par le biais d’un récit
historique en vers qu’il consacre à l’ex-roi de Navarre, Henri le réformé –
dans le grand différend qui avait opposé Louis XIV à la couronne d’Angleterre
telle que les conflits religieux en avaient marqué la destinée.