De tous les ouvrages consacrés à Rousseau, c'est indiscutablement celui de Benoît Mély ("Rousseau, un intellectuel en rupture") qui a le plus nourri mon imaginaire au moment d'écrire "La Comédie des Masques".
Nombreux sont ceux qui ont glosé sur les raisons qui ont conduit Rousseau à rompre avec les Encyclopédistes. Certains ont voulu y voir un différend idéologique (le refus des idéaux progressistes), d'autres, comme Guillemin, ont considéré que l'origine du conflit était religieuse (le chrétien Rousseau contre les encyclopédistes athées...).
Ces interprétations ne peuvent être rejetées en bloc. Il en est pourtant une autre que seul Benoît Mély a envisagée. En effet, la première altercation avec Diderot date de 1752, lorsque Rousseau refuse la pension promise par Louis XV pour son opéra le Devin du Village. Jusque là, Rousseau s'était contenté de railler ses confrères, notamment dans son Discours sur les Sciences et les Arts (1750), où il osait affirmer :
"les sciences, les lettres et les arts... étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés (les hommes), étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu'on appelle des peuples policés."
Rien de bien méchant, en somme... Après tout, Rousseau était lui-même auteur ! Et puis, ce discours n'était rien de plus qu'un brillant exercice de rhétorique et d'éloquence ! Et surtout, le Genevois demeurait proche des philosophes, il contribuait même par ses nombreux articles à l'entreprise encyclopédique !
Ce que Rousseau appelle sa "réforme personnelle" marque une deuxième étape dans cette rupture.
En 1751, lorsque son Discours est couronné, Rousseau décide du jour au lendemain de quitter le service de Madame Dupin et de devenir copiste de musique, à quelques sous la page. En agissant ainsi, il prétend se dégager de tous les liens matériels qui le rendent dépendant d'un protecteur. Désormais, lui, Rousseau se proclame libre et indépendant ! Et en se montrant ainsi aux yeux du monde, il prouve qu'il est possible pour un intellectuel de se libérer de la tutelle des mécènes. Tous les Encyclopédistes sont alors mis devant leur propre responsabilité, autant ceux qui profitent de leurs relations privilégiées avec les grands financiers que ceux qui acceptent d'intégrer les institutions culturelles de l'Etat (les Académies, par exemple). Comprenons bien l'enjeu de cette querelle : au XVIIIème siècle, l'intellectuel (surtout les Encyclopédistes) prétend rompre avec les pratiques du siècle passé. Dans son Essai sur les gens de lettres, d'Alembert insiste d'ailleurs sur la nécessaire indépendance de l'homme de lettres vis à vis des gens de pouvoir.
En dénonçant l'embourgeoisement de ses confrères, Rousseau les désigne en fait comme des alliés des autorités en place ! On comprend mieux pourquoi, dès 1752, la Correspondance Littéraire de Grimm commence à discréditer Rousseau en lançant toute une série de rumeurs sur son compte.
Car quelle meilleure stratégie pour combattre un écrit que de prétendre que son auteur est fou ? On l'a constaté dernièrement encore, avec la parution du petit pamphlet de Stéphane Hessel, son auteur ayant aussitôt été convaincu de sénilité par ceux-là même qu'il accusait...
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