dimanche 14 décembre 2014

Diderot, "défenseur du prolétariat" ? (1)



En 1900, lors d'un discours prononcé en l'honneur de Diderot, l'académicien Anatole France osa ce très audacieux rapprochement :  "Est-ce trop de dire après cela que Diderot dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire, Diderot mort depuis cent seize ans, nous touche de très près, qu’il est des nôtres, un grand serviteur du peuple, un défenseur du prolétariat, j'oserai dire, en prenant le mot dans une large acception, un socialiste ?"   
Diderot, par mme Therbusch (1767)

A s'en tenir aux notices biographiques (j'allais dire aux hagiographies...) des manuels scolaires, voire à certains essais qui évoquent la pensée sociale du cofondateur de l'Encyclopédie, on serait tenté d'approuver ce jugement. Pour un peu, on ferait même de Diderot LE grand ami du peuple, un défenseur infatigable de ces paysans et ouvriers qui représentaient au XVIIIème siècle plus de 90% de la population française.
L'écriture d'un roman national obéit habituellement à des règles, notamment celle qui réduit les grands épisodes de notre histoire à un combat manichéen entre les forces du bien et celles du mal. Bombardé héros parmi d'autres du récit sur les Lumières, Diderot est dans la foulée paré de toutes les vertus...

"La multitude des regards patine les statues" disait Cocteau. Concernant Diderot, les innombrables exégèses qui lui ont été consacrées ont fini par estomper la réalité de l'homme qu'il fut vraiment. Car quand on remonte à la source, à ses ouvrages et surtout à sa correspondance, on ne trouve chez lui nulle trace de ce "défenseur du prolétariat" fantasmé par Anatole France.

Jugez-en plutôt au regard des quelques passages qui suivent, tirés de lettres adressées à sa maîtresse Sophie Volland.
Dans ce 1er extrait, il rapporte une conversation qu'il a eue avec quelques ami(e)s, dont Madame d'Holbach.
Le 30 octobre 1759. 

"— Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que ce déclin a un terme ; les progrès de la lumière sont limités ; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé..."

Dans le 2ème extrait, il évoque le monde paysan, qu'il côtoie de temps à autre lors de ses séjours à la campagne, chez d'Holbach ou Mme d'Epinay.
Le 2 novembre 1759.

"Dès le matin j’entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu’ils ont la bêche à la main, qu’ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule : à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d’un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n’est ni plus mauvais ni meilleur que le mien..."


Enfin, ce dernier courrier rapporte la visite qu'il rend à un malheureux copiste travaillant pour l'Encyclopédie.
Le 4 août 1762

"J'avais donné un manuscrit à copier à un pauvre diable. Le temps pour lequel il me l'avait promis expire, et mon homme ne reparaissant point, l'inquiétude m'a pris; je me suis mis à courir après lui; je l'ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé de jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée de vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accrochés au- dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien ; sur une planche une douzaine de livres excellents. J'ai causé là pendant trois quarts d'heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j'avais ignoré que le bonheur est dans l'âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l'aurait bien appris."
Le ton se veut paternaliste, mais il est surtout teinté de mépris, de ce qu'on qualifierait aujourd'hui (sans doute à tort) de mépris de classe. En vérité, Diderot ignore tout du peuple dont il parle dans ces lignes. Où aurait-il pu apprendre à le connaître ? Certainement pas chez les Jésuites, ni dans les ateliers de l'Encyclopédie, et encore moins lors de ses séjours au Grandval (chez d'Holbach) ou à la Chevrette (chez Mme d'Epinay). Il n'y a jamais croisé que des financiers, des musiciens, des écrivains, tout aussi ignorants que lui de la réalité des quartiers populaires de Paris. Il y parle métaphysique, économie, politique, musique, littérature... jamais du portefaix stationné au coin de la rue, jamais du saisonnier mis en chômage pendant les mois d'hiver...
Diderot, "défenseur du prolétariat" ? Diderot "socialiste" ?
Allons donc... comment diable aurait-il pu l'être ?
(à suivre) 
Diderot à la Chevrette
 (pour lire la 2ème partie)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...