mercredi 3 décembre 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (8)

Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.
Les extraits reproduits ci-dessous viennent compléter l'article consacré à l'exécution des émeutiers Lebeau, Charvat et Urbain (en août 1750).
le marquis d'Argenson
Mai 1750. — Révoltes dans Paris pour des enfants enlevés par la maréchaussée sous le prétexte d’extirper la mendicité. On a enfermé des pauvres à Orléans, à l’hôpital Saint-Louis, mais il a fallu les faire sortir, les mesures étant mal prises pour leur subsistance; ils crevaient de faim. Les archers de Paris, dits archers de l’écuelle, ont arrêté de petits gueux, et quelquefois, se méprenant, ils ont arrêté des enfants de bourgeois. Grands attroupements de peuple le 17 et le 20; enfin le 23 mai, il y a eu sept à huit archers tués dans l’émeute.

Le commissaire a paru et a pensé être déchiré. On a pillé quelques maisons, cassé les vitres de M. Duval, chef du guet. M. Berryer, lieutenant de police, a pris le parti de se cacher chez lui en bon capitaine. Rien de si imprudent que ces contraintes. Une mère à qui on enlève ses enfants devient d’abord bête furieuse et carnassière. On répand que le roi est ladre, et prend des bains de sang d’enfants comme un nouvel Hérode.

Les archers font exprès de telles méprises pour extorquer quelques pistoles aux bourgeois.

 29 mai. — Le parlement vient de rendre un arrêt qui a été placardé dans toutes les rues. La cour déclare qu’il n’a point été donné d’ordre de police pour arrêter des enfants; que, s’il y en a eu d’arrêtés, les pères et mères n’ont qu’à se présenter pour en obtenir l’élargissement. (…)
 M. Berryer, lieutenant de police, est surtout haï du peuple, qu’il a brutalisé, sans aucune qualité populaire. C’est un petit pédant, hautain et suffisant. Les discours de la populace ne tendaient qu’à le massacrer, à lui manger le coeur. On ne l’appelait que ce vilain M. Beurrier. Il s’est sauvé chez lui par la porte de derrière, et s’est caché chez les jacobins. M. le premier président l’a mandé en vain pour rendre compte de tout ceci au parlement. Il a dit qu’il ne pouvait traverser Paris, qu’il craignait pour sa personne. De cette affaire là, il peut être dépossédé de sa place, et être fait conseiller d’État plutôt qu’il ne l’aurait été.
 
le lieutenant de police Berryer
30 mai. — J’ai reçu l’arrêt du parlement, qui commence à informer tant sur l’attroupement et la sédition que contre ceux qui ont enlevé des enfants mal à propos. On me mande que ces mouvements populaires étaient animés et poussés par des gens au-dessus du peuple. C’est une énigme que je ne devine pas. L’inquisition va redoubler de tout ceci.

7 juin 1750. — La procédure va grand train contre les archers qui arrêtaient des enfants. Un nommé Leblanc est convaincu. On découvre qu’ils enlevaient des enfants sans ordre, et que c’était pour tirer ensuite rançon des pères et mères, qui sont de bons bourgeois. On assure que cela allait souvent à 40 et 50 écus.

10 juin 1750. — La sédition est enfin apaisée; mais j’ai vu hier des gens qui arrivaient de Paris, et qui m’ont conté des choses de visu, et qu’on n’ose pas écrire. Tout est plein d’espions plus que jamais; les lettres interceptées; c’est en un mot l’inquisition plus terrible que jamais. Quel mauvais remède! Le gouvernement fait arrêter les nuits ceux qu’on a remarqués dans des séditions, surtout dans celle du fameux vendredi de l’octave. Belle matière à proscription contre ceux à qui le gouvernement en veut? (...) Les plus mauvais discours ont été tenus par la populace, qui, loin de ménager la personne du roi, en parlait avec le plus grand mépris, et comme on faisait autrefois d’Henri III. La marquise de Pompadour a pensé être déchirée par les révoltés, on ne l’a manquée que d’une rue; elle était allée ce jour-là faire une visite pressée au faubourg Saint-Germain. Aucun magistrat n’a osé se montrer. La garde extraordinaire a continué jusqu’à cette heure, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’on la doit lever. Mais la fermentation est prête à éclore de nouveau à la moindre occasion; la fureur est portée au comble.

Je croyais que le parlement était excepté de cette rage; mais j’apprends que le peuple lui en veut comme à tout le reste; qu’il a été vomi mille injures contre le premier président, et qu’ils ont dit qu’il fallait se torcher le c... de ce bel arrêt qui ne leur rendrait pas leurs enfants. Le peuple voulait aller à Versailles brûler le château, qui a été, disait-il, élevé à ses dépens. On a été obligé de mettre sur le chemin des troupes pour garder le pont de Sèvres et le défilé de Meudon.

19 juin 1750. — On prétend qu’on a vu dans les séditions de Paris des gens qui répandaient de l’argent au peuple pour l’encourager. Quels pouvaient être ces gens? De quelle part? C’est ce qu’on ne pourrait concevoir ni imaginer. Sont-ce des étrangers, des sujets, des grands, des ecclésiastiques, des sectaires, des parlementaires? Sans doute le parlement trouvera moyen d’en découvrir quelque chose. L’instruction est tenue fort secrète. Cependant l’on relâche chaque jour des prisonniers, c’est-à-dire plusieurs archers et exempts, mais non des séditieux.

25 juin 1750. — Voilà qui est décidé, le roi ne passera plus par Paris, allant et venant de Compiègne : on a fait un chemin à travers la plain Saint-Denis, et on le pave. Le déjeuner est à Saint-Ouen, chez le duc de Gesvres, qui entretient le roi dans ce goût-là pour en tirer quelque grâce. Le prétexte est d’abréger le chemin; comme, pour aller de Versailles à Fontainebleau, on a également établi un chemin autour de Paris.

27 juin 1750. — Il est très vrai que le roi a dit tout haut dans sa cour qu’il ne voulait point passer par Paris allant à Compiègne. « Eh quoi! a-t-il dit, je me montrerais à ce vilain peuple, qui a dit que je suis un Hérode! »

7 août 1750. — On me mande que l’exécution des trois mutins a été faite le 3 août de la façon la plus chagrinante pour le peuple de Paris, et avec des précautions humiliantes pour l’autorité. Une grande partie du régiment des gardes françaises était commandée et sous les armes. Paris ressemblait à une place de guerre, par la surabondance des préparatifs militaires. Tout à coup le peuple a crié : Grâce. Ça été un signal pour que les troupes se tournassent de ce côté avec la baïonnette au bout du fusil; et dans le tumulte qui s’en est suivi, il y a eu quantité de personnes écrasées. Puis on a procédé à la pendaison de ces misérables.


— Le public est persuadé, à Paris, qu’il y avait des preuves complètes contre les archers de l’enlèvement des enfants, mais qu’on les a dissimulées; qu’ainsi l’on a innocenté les exempts et les archers avec injustice, pour punir avec sévérité trois des séditieux. Voilà un grief très grave du peuple contre la police de Paris. Gare qu’à quelque marché, ces exempts de robe courte ne soient massacrés par le peuple!

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