Etrangement
méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle
un regard lucide sur la situation politique et économique du
Royaume de France.
Les extraits reproduits ci-dessous viennent compléter l'article consacré à l'exécution des émeutiers Lebeau, Charvat et Urbain (en août 1750).
le marquis d'Argenson |
Mai 1750. — Révoltes dans Paris pour des enfants enlevés par
la maréchaussée sous le prétexte d’extirper la mendicité. On a enfermé des
pauvres à Orléans, à l’hôpital Saint-Louis, mais il a fallu les faire sortir,
les mesures étant mal prises pour leur subsistance; ils crevaient de faim. Les
archers de Paris, dits archers de l’écuelle, ont arrêté de petits gueux, et
quelquefois, se méprenant, ils ont arrêté des enfants de bourgeois. Grands
attroupements de peuple le 17 et le 20; enfin le 23 mai, il y a eu sept à huit
archers tués dans l’émeute.
Le commissaire a paru et a pensé être déchiré. On a pillé
quelques maisons, cassé les vitres de M. Duval, chef du guet. M. Berryer,
lieutenant de police, a pris le parti de se cacher chez lui en bon capitaine.
Rien de si imprudent que ces contraintes. Une mère à qui on enlève ses enfants
devient d’abord bête furieuse et carnassière. On répand que le roi est ladre,
et prend des bains de sang d’enfants comme un nouvel Hérode.
Les archers font exprès de telles méprises pour extorquer
quelques pistoles aux bourgeois.
29 mai. — Le parlement vient de rendre
un arrêt qui a été placardé dans toutes les rues. La cour déclare qu’il n’a
point été donné d’ordre de police pour arrêter des enfants; que, s’il y en a eu
d’arrêtés, les pères et mères n’ont qu’à se présenter pour en obtenir
l’élargissement. (…)
M.
Berryer, lieutenant de police, est surtout haï du peuple, qu’il a brutalisé,
sans aucune qualité populaire. C’est un petit pédant, hautain et suffisant. Les
discours de la populace ne tendaient qu’à le massacrer, à lui manger le coeur.
On ne l’appelait que ce vilain M. Beurrier. Il s’est sauvé chez lui par la
porte de derrière, et s’est caché chez les jacobins. M. le premier président
l’a mandé en vain pour rendre compte de tout ceci au parlement. Il a dit qu’il
ne pouvait traverser Paris, qu’il craignait pour sa personne. De cette affaire
là, il peut être dépossédé de sa place, et être fait conseiller d’État plutôt
qu’il ne l’aurait été.
30 mai. — J’ai reçu l’arrêt du parlement,
qui commence à informer tant sur l’attroupement et la sédition que contre ceux
qui ont enlevé des enfants mal à propos. On me mande que ces mouvements
populaires étaient animés et poussés par des gens au-dessus du peuple. C’est
une énigme que je ne devine pas. L’inquisition va redoubler de tout ceci.
7 juin 1750. — La procédure va
grand train contre les archers qui arrêtaient des enfants. Un nommé Leblanc est
convaincu. On découvre qu’ils enlevaient des enfants sans ordre, et que c’était
pour tirer ensuite rançon des pères et mères, qui sont de bons bourgeois. On
assure que cela allait souvent à 40 et 50 écus.
10 juin 1750. — La sédition est
enfin apaisée; mais j’ai vu hier des gens qui arrivaient de Paris, et qui m’ont
conté des choses de visu, et qu’on n’ose pas écrire. Tout est plein d’espions
plus que jamais; les lettres interceptées; c’est en un mot l’inquisition plus
terrible que jamais. Quel mauvais remède! Le gouvernement fait arrêter les
nuits ceux qu’on a remarqués dans des séditions, surtout dans celle du fameux
vendredi de l’octave. Belle matière à proscription contre ceux à qui le
gouvernement en veut? (...) Les plus mauvais discours ont été tenus par la
populace, qui, loin de ménager la personne du roi, en parlait avec le plus
grand mépris, et comme on faisait autrefois d’Henri III. La marquise de
Pompadour a pensé être déchirée par les révoltés, on ne l’a manquée que d’une
rue; elle était allée ce jour-là faire une visite pressée au faubourg
Saint-Germain. Aucun magistrat n’a osé se montrer. La garde extraordinaire a
continué jusqu’à cette heure, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’on la doit lever.
Mais la fermentation est prête à éclore de nouveau à la moindre occasion; la
fureur est portée au comble.
Je croyais que le parlement était
excepté de cette rage; mais j’apprends que le peuple lui en veut comme à tout
le reste; qu’il a été vomi mille injures contre le premier président, et qu’ils
ont dit qu’il fallait se torcher le c... de ce bel arrêt qui ne leur rendrait
pas leurs enfants. Le peuple voulait aller à Versailles brûler le château, qui
a été, disait-il, élevé à ses dépens. On a été obligé de mettre sur le chemin
des troupes pour garder le pont de Sèvres et le défilé de Meudon.
19 juin 1750. — On prétend qu’on a
vu dans les séditions de Paris des gens qui répandaient de l’argent au peuple
pour l’encourager. Quels pouvaient être ces gens? De quelle part? C’est ce
qu’on ne pourrait concevoir ni imaginer. Sont-ce des étrangers, des sujets, des
grands, des ecclésiastiques, des sectaires, des parlementaires? Sans doute le
parlement trouvera moyen d’en découvrir quelque chose. L’instruction est tenue
fort secrète. Cependant l’on relâche chaque jour des prisonniers, c’est-à-dire
plusieurs archers et exempts, mais non des séditieux.
25 juin 1750. — Voilà qui est décidé,
le roi ne passera plus par Paris, allant et venant de Compiègne : on a fait un
chemin à travers la plain Saint-Denis, et on le pave. Le déjeuner est à
Saint-Ouen, chez le duc de Gesvres, qui entretient le roi dans ce goût-là pour
en tirer quelque grâce. Le prétexte est d’abréger le chemin; comme, pour aller
de Versailles à Fontainebleau, on a également établi un chemin autour de Paris.
27 juin 1750. — Il est très vrai
que le roi a dit tout haut dans sa cour qu’il ne voulait point passer par Paris
allant à Compiègne. « Eh quoi! a-t-il dit, je me montrerais à ce vilain peuple,
qui a dit que je suis un Hérode! »
7 août 1750. — On me mande que
l’exécution des trois mutins a été faite le 3 août de la façon la plus
chagrinante pour le peuple de Paris, et avec des précautions humiliantes pour
l’autorité. Une grande partie du régiment des gardes françaises était commandée
et sous les armes. Paris ressemblait à une place de guerre, par la surabondance
des préparatifs militaires. Tout à coup le peuple a crié : Grâce. Ça été un
signal pour que les troupes se tournassent de ce côté avec la baïonnette au
bout du fusil; et dans le tumulte qui s’en est suivi, il y a eu quantité de
personnes écrasées. Puis on a procédé à la pendaison de ces misérables.
— Le public est persuadé, à Paris,
qu’il y avait des preuves complètes contre les archers de l’enlèvement des
enfants, mais qu’on les a dissimulées; qu’ainsi l’on a innocenté les exempts et
les archers avec injustice, pour punir avec sévérité trois des séditieux. Voilà
un grief très grave du peuple contre la police de Paris. Gare qu’à quelque
marché, ces exempts de robe courte ne soient massacrés par le peuple!
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