Par Grégory Quenet, professeur
d’université, auteur de « Les
tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles »
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Grégory Quenet |
Le séisme se produit un samedi,
jour de la Toussaint, vers 9h40 du matin. En neuf minutes se succèdent quatre
secousses, tellement violentes que le ciel est obscurci par la poussière des
bâtiments qui s'écroulent et par les vapeurs sulfureuses. Quelques instants
plus tard, un tsunami d'une hauteur de 5 à 10 mètres balaie la partie basse et
littorale de la ville, le Terreiro do Paço , suivi d'un nouveau tremblement de
terre vers 11 heures.
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Lisbonne, 1755 |
Les chutes de cheminées,
l'éparpillement des feux domestiques et parfois l'action des pillards
déclenchent un gigantesque incendie qui dure cinq ou six jours. Les flammes
causent d'ailleurs la plus grande partie des dégâts, notamment parmi les biens
mobiliers et les marchandises, et atteignent une telle intensité qu'elles sont
visibles à Santarem, à environ 70 kilomètres au nord-est. Les secousses se
répéteront : plus de 500 jusqu'en septembre 1756, accentuant la panique et la
désorganisation de la société lisbonnine.
(…)Le bilan matériel est
impressionnant. Seuls 3000 des 20000 édifices existants demeurent habitables.
Sur les 40 églises principales, 35 ont été réduites à l'état de ruine, et les
autres plus ou moins endommagées. Sur 65 couvents, 11 seulement sont restés
debout. La maison royale perd ses plus beaux fleurons, essentiellement à cause
de l'incendie : l'église patriarcale et l'Opéra, une partie de ses collections
de bijoux et de tableaux, sa bibliothèque de 70 000 volumes et le trésor gardé
dans les magasins des Indes.
Les explications physiques des
séismes ne sont pas une nouveauté. Depuis le Moyen Age, il est admis que, si
Dieu est cause première, les causes secondes obéissent à des mécanismes
physiques. En 1755-1756, la nouveauté réside dans la floraison de nouvelles
théories électriques, minéralogistes, anti-newtoniennes... et dans la manière
de s'interroger sur l'action humaine. Certains auteurs, comme la marquise de
Bricqueville, vont même jusqu'à imputer la multiplication des secousses aux
nouvelles machines électriques.
Cette approche ouvre la voie à
des questions inédites sur la responsabilité des populations locales, comme sur
la possibilité d'utiliser des mesures autoritaires pour protéger les habitants
contre leur gré. Les très nombreuses publications qui suivent le désastre de
Lisbonne, le concours organisé en 1756 par l'académie de Rouen sur la cause des
tremblements de terre résonnent de ces interrogations. Le vainqueur, Isnard,
souligne que « si la vie était plus chère au commun des hommes que le soin
d'amasser des richesses, on ne volerait pas vers les mêmes écueils où l'on
s'était déjà brisé : on ne rebâtirait jamais une ville sur le même rivage, où
les tremblements de terre l'ont renversée » .
Ces débats appartiennent bien à
la pensée des Lumières. Condorcet souligne que la protection contre le mal
physique est un objectif à viser dans le long terme par la mobilisation des
institutions académiques et l'éducation. L'inquiétude va de pair avec la tâche
exaltante, mais écrasante, de devoir inventer le bonheur ici-bas.
S'impose en effet, à l'époque,
l'idée qu'il revient aux hommes de lutter contre le mal. Dans ce contexte, une
tragédie telle que le séisme de 1755 prend un sens nouveau. Certes, les
explications et les terreurs anciennes n'ont pas disparu d'un seul coup. La
plupart des livres et des journaux consacrés à la catastrophe de Lisbonne l'expliquent
par la colère divine
s'abattant sur les pécheurs. Le roi George II décrète un jour
de jeûne et de repentance pour le 6 février 1756 en Angleterre et en Irlande en
réponse au séisme de Lisbonne.
Reste que, pour la première fois,
le mal apparaît comme un scandale que rien ne peut justifier, ce qui s'exprime
dans de nombreux écrits. La plus forte prise de position en ce sens est le
Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, dont le retentissement est
considérable.
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Lisbonne, 1755 |
Ces vers sont une réponse
cinglante à l'« optimisme ». Dans cette conception, la catastrophe est
envisagée comme un détail à l'échelle de la Création, si parfaite et si
complexe que l'homme ne peut la percevoir dans son ensemble ; le mal physique,
souvent incompréhensible pour l'homme, serait justifié par la Providence. Ces
arguments théologiques, qui avaient connu jusque-là un grand succès, ne
résistent pas à la mise en scène de la souffrance des innocents, un sentiment
de scandale qui transparaît notamment dans le poème de Voltaire. En 1759,
Candide ridiculise un peu plus le « tout est bien dans le meilleur des mondes
possibles » de Pangloss.
Voltaire ne renonce pas tout à
fait à penser la catastrophe en des termes religieux - ses écrits postérieurs
témoignent d'une recherche incessante pour concilier le mal avec l'existence
d'une puissance divine. Toutefois, ce qui naît à l'occasion du tremblement de terre
de 1755, c'est bien une vision laïcisée de la catastrophe naturelle. Le débat
scientifique se développe indépendamment de toute problématique religieuse sur
la Providence. Les récits privés sur les séismes se passent des références à
Dieu. Les descriptions submergent les remarques générales sur la signification
de la catastrophe. C'est dans la nature et dans l'action humaine qu'il faut
chercher les explications et les remèdes aux catastrophes naturelles.
Ce hiatus inédit entre Dieu et la
nature introduit une figure nouvelle, celle de l' « accident », qui va dominer
tout le XIXe siècle. On considérait auparavant la catastrophe naturelle comme
inscrite dans un plan divin ; l'accident, lui, est un choc, une rencontre
aléatoire et injustifiable. Selon cette définition, le séisme de Lisbonne est
le premier « accident » moderne. De mémoire d'homme, aucune ville européenne de
la taille de Lisbonne n'avait été détruite dans le passé par un tremblement de
terre ; et Lisbonne n'était pas particulièrement menacée. Rien ne pouvait
laisser prévoir ce drame. Une épidémie de peste mortelle, un incendie
gigantesque auraient assurément moins ébranlé les contemporains.
L'accident, fruit du hasard et
non d'une « colère divine », est imprévisible. Ce qui engendre une plus grande
inquiétude. Mais également une plus grande liberté. Une tension apparaît entre,
d'un côté, la nécessité d'essayer de prévenir les événements funestes, de
l'autre, la conscience de ne jamais pouvoir définitivement réduire la part de
l'imprévisible.
Ce sont donc à la fois des doutes
et une confiance nouvelle dans les capacités des hommes à anticiper et à
surmonter les catastrophes naturelles qui s'expriment au lendemain du séisme de
Lisbonne. « Il ne serait peut-être [pas] impossible de découvrir quelque signe
de l'arrivée des tremblements de terre, mais ce n'est point dans ce siècle
qu'on pourrait jouir de cette découverte » , explique un participant au
concours de Rouen en 1756.
(à suivre)