lundi 22 octobre 2012

Balade littéraire dans le Paris du XVIIIè siècle (3)

Entre Saint-Roch et le Palais-Royal, plusieurs adresses méritent d'être mentionnées.

 Faisant face à la Place du Palais-Royal, on trouve tout d'abord le célèbre café de la Régence (en 1, près de l'angle de la rue St Thomas du Louvre et de la rue St-Honoré). Fréquenté par Rousseau et Diderot, il était le rendez-vous préféré des joueurs d'échecs.
La rue de Richelieu (2-3-4-5-7), qui longe le Palais-Royal, a elle aussi hébergé d'illustres personnages. C'est là que vécut le fermier général La Polinière, célèbre mécène de Rameau. Moins connu peut-être (mais lointain ancêtre de mon éditeur !), le receveur général Watelet habitait au nord du Palais, à l'angle de la rue de Richelieu et de la rue Neuve St-Augustin. Donnant sur la Palais, au n°46, se situait le café de Foy, lui aussi fréquenté par les Encyclopédistes. Enfin, au n°39 (7 sur ce document), la maison où mourut Diderot en 1784. 

Non loin de là (8), rue des Moulins, habitait d'Holbach (qu'on croise dans le tome 1 : la comédie des masques).

Un peu plus à l'ouest, rue Sainte-Anne (9), se trouvait l'hôtel particulier du philosophe et fermier général Helvétius.

Rousseau et Thérèse ont vécu quelque temps (vers 1745) rue Neuve des Petits Champs (10).

Toujours rue Sainte-Anne se trouve une maison (11) appartenant au marquis de Girardin, qui accueillera Jean-Jacques dans son château d'Ermenonville (en 1778).

Beaucoup plus haut dans la rue de Richelieu a disparu un hôtel ayant appartenu à Voltaire (12) et dans lequel sa nièce Mme Denis vécut jusqu'en 1790.

De l'autre côté du Palais-Royal (13), on croise la maison dans laquelle mourut le navigateur Bougainville.

Enfin, dans la future rue de Valois (14, vers l'actuelle Banque de France), Voltaire vécut durant deux années dans l'hôtel de Fontaine-Martel avec la baronne de Fontaine-Martel, alors âgée de plus de 70 ans. 

jeudi 18 octobre 2012

Balade littéraire dans le Paris du XVIIIè siècle (2)

Les grands salons parisiens, généralement tenus par la haute bourgeoisie financière, se concentrent dans le Faubourg Saint-Honoré et le Faubourg Saint-Germain. Dans sa description historique de la ville de Paris, Piganiol de la Force explique : "Jamais on n'a tant bâti dans Paris et dans ses faubourgs que pendant la minorité de Louis XV". En 1715, sur 20000 maisons qui sont à front de rue, il y en 4000 qui comportent une porte cochère. Elles se situent le plus souvent dans ce "Paris neuf des classes oisives et de leur domesticité"(Daniel Roche).

Ainsi, dans la rue Saint-Honoré, célèbre artère qui borde la Palais-Royal, les Tuileries, Saint-Roch et la place Vendôme (voir zone hachurée), on trouve tout d'abord l'Hôtel des Lalive (qui hébergèrent leur fils Denis d'Epinay et son épouse Louise). Il se situe à côté de la Place Vendôme, en face de l'entrée du couvent des Capucins. Lorsque Denis d'Epinay est rayé de la liste des fermiers généraux (en 1762), son épouse Louise s'installe dans la rue Sainte-Anne.
Un peu plus à l'ouest, en face du Couvent des Filles de l'Assomption (reconnaissable à sa coupole), se situe l'Hôtel de Madame Geoffrin. C'est ici, qu'à partir de 1750 (après la mort de son initiatrice Mme de Tencin), elle tint ses célèbres dîners du lundi et du mercredi.
rue Saint-Honoré, rive droite
 Précisons au demeurant que cette même Place Vendôme héberge alors des habitants extrêmement fortunés. Si les Dupin l'ont quittée en 1740 (pour la rue Plâtrière), on y croise d'autres fermiers généraux tels qu'Olivier de Montluçon ou Nicolas de la Garde, des receveurs des finances et même le chancelier d'Aguesseau.

Moins prestigieuse, la rive gauche accueille pourtant deux célèbres salonnières du XVIIIè siècle. En 1746, Mme du Deffand vient loger dans un grand appartement du couvent de Saint Joseph. Sur le plan de Turgot (au bas de l'image, rue Saint-Dominique), on distingue un vaste bâtiment ramassé autour de deux grands cours. Une partie de ce couvent était indépendante de celle où vivaient les soeurs et bénéficiait d'une entrée séparée sur la rue Saint-Dominique. On y louait des logements à des femmes seules, veuves ou séparées.
rue Saint-Dominique, rive gauche

 Une centaine de mètres plus haut, au coin de la rue Saint-Dominique et de la rue de Bellechasse, on trouve la maison que loue Mademoiselle de Lespinasse après sa rupture avec Madame du Deffand en 1764 (cf croix sur le plan). Elle loue les deuxième et troisième étages pour un loyer annuel de 950 livres. Au deuxième se trouvent le salon, une chambre à coucher, un salon de toilette et la chambre du personnel. Au troisième, la cuisine ainsi qu'une autre chambre. C'est ici que s'installe d'Alembert en 1765. C'est ce lieu modeste qui deviendra le centre intellectuel de Paris jusqu'à la mort de Louis XV. 
 (à suivre)

 

dimanche 14 octobre 2012

Balade littéraire dans le Paris du XVIIIè siècle (1)

L'Almanach Royal constitue évidemment une source de renseignements indispensable pour qui veut effectuer ce voyage dans le temps.
Rousseau connut de nombreux logements au cours de ses différents séjours à Paris. Les plus marquants demeureront :

-l'Hôtel St Quentin, situé rue des Cordiers, près de la Sorbonne. C'est ici qu'il rencontrera Thérèse Levasseur à son retour de Venise en 1744.

-Il déménage en 1747 et vient s'installer dans l'Hôtel Saint-Esprit, rue Plâtrière. Il est alors secrétaire de Mme Dupin, dont l'hôtel particulier se trouve dans la même rue (à côté de la communauté des Filles de Saint-Agnès et en face de l'Hôtel des Postes). C'est au cours de cette période qu'ont lieu les dîners hebdomadaires au Panier Fleuri, rue des Augustins, en compagnie de Diderot et Condillac.

-Début 1750, Rousseau se met en ménage avec Thérèse à l'Hôtel du Languedoc, rue de Grenelle Saint-Honoré. Il y demeure jusqu'en avril 1756, date à laquelle il emménage à l'ermitage de Montmorency.

Rousseau va rester absent de la capitale durant quatorze ans. Après cette longue période d'errance, il revient à Paris le 24 juin 1770. Il s'installe dans le même hôtel qu'en 1747, rue Plâtrière. A la fin de la même année, il emménage dans un deux pièces de cette même rue (au n°60 ?). Son adresse est alors "rue plâtrière proche l'Hôtel des Postes". C'est là que Bernardin de Saint-Pierre viendra lui rendre ses visites  à partir de 1772. 
la rue plâtrière, non loin de la place des Victoires et du Palais-Royal


mercredi 10 octobre 2012

samedi 6 octobre 2012

Le château de la Chevrette (3)

L'achat du château de la Chevrette par Monsieur Lalive de Bellegarde (1731) illustre la volonté de ce financier issu de la roture d'imiter le mode de vie des aristocrates versaillais. A l'instar de Claude Dupin à Chenonceau, Monsieur Lalive est avant tout en quête d'honorabilité. Pendant les vingt ans où il y demeurera, Monsieur de Bellegarde n'aura de cesse d'embellir cet édifice déjà centenaire. Il commence par l'ajout d'un pavillon à droite de la cour d'honneur, où il fait probablement installer ses appartements.
A sa mort en 1751, son fils Denis poursuit les travaux en faisant construire un bâtiment en avant-corps au centre de la façade, puis un nouveau pavillon à l'extrémité gauche du château. Vers 1757, la Chevrette forme enfin ce E majuscule (et majestueux) qu'on lui connaît.
Dans ce nouveau pavillon se trouvent deux appartements : le premier, composé d'un petit salon particulier, d'un cabinet de toilette, d'une chambre à coucher et d'un boudoir fut vraisemblablement occupé par Louise d'Epinay. Le second appartement, composé d'une antichambre et d'une chambre à coucher accueillit certainement Grimm, l'amant de Louise. A toutes fins utiles, rappelons que Denis occupait alors l'ancien appartement de son père dans le pavillon de droite. 
A l'intérieur, mentionnons l'immense salon de réception. Parqueté, lambrissé sur tout le pourtour, il est éclairé par deux grandes croisées et une porte croisée qui donnent sur le parc. Au milieu du salon, par un jeu de contrepoids, on peut abaisser des panneaux qui séparent la pièce en deux. Gageons que l'effet produit devait être spectaculaire.
C'est en ce lieu que se noua le psychodrame (en 1756-57) qui fait le sujet de "la comédie des masques". C'est de ce même lieu que je vous écris aujourd'hui, même s'il est détruit depuis plus de deux siècles...

jeudi 20 septembre 2012

Starobinski et Rousseau (2)

Dans la revue Europe datée de novembre 1961, parlant de Rousseau, Jean Starobinski écrivait ceci
"Quand, au moment de sa réforme, Rousseau utilise le succès littéraire pour afficher ostensiblement son indépendance et sa pauvreté, son but n'est pas seulement d'attirer l'attention sur sa personne. Cette démonstration de vertu à la manière stoïcienne (ou cynique) revendique une signification et une portée générales. L'individu Rousseau, en se singularisant au vu de tous, cherche à donner une leçon de morale universelle.(...) Tandis que Jean-Jacques offre l'exemple de la véritable norme, toute grandeur, toute supériorité matérielle se voit contrainte de se connaître elle-même sous une forme accusatrice : l'opulence et le pouvoir qui en découle sont usurpation. Cet homme célèbre qui ne veut pas être autre chose que copiste rend sensible ce que la richesse a d'abusif et d'injustifié. Il proclame l'alliance permanente, le lien nécessaire de l'infériorité sociale et de la supériorité morale."

Jean Starobinski
Développée plus longuement dans l'excellent essai intitulé "La transparence et l'obstacle", cette réflexion permet de comprendre le parcours du Genevois entre son premier succès littéraire (le Discours sur les Sciences et les Arts en 1750) jusqu'à la fin de son existence en 1778. 
Oui, Rousseau a voulu afficher "ostensiblement sa pauvreté", en déposant notamment la montre et l'épée (les atours incontournables du mondain), puis  en renonçant à son "faux emploi" de secrétaire auprès de Madame Dupin pour devenir copiste de musique à quelques sous la page.
Oui, il a ainsi donné une leçon de "vertu" et d'"indépendance" aux hommes de lettres de son temps. Certains s'étonnent encore que ni Diderot ni d'Alembert ne se soient offusqués de tels propos. Pourquoi l'auraient-ils fait, alors qu'en tant qu'Encyclopédistes, leur cri de ralliement était alors "liberté, vérité, pauvreté"? Au moment du premier discours, la diatribe de Rousseau ne leur était vraisemblablement pas destinée ! Elle visait essentiellement les plumitifs de second ordre, journalistes et autres écrivaillons prêts à toutes les infamies pour obtenir une place dans une gazette sous contrôle royal. Aux yeux de Rousseau, si la richesse de l'intellectuel est suspecte, c'est qu'elle correspond toujours à un renoncement. La "supériorité morale" (donc la liberté de protester contre le puissant) va toujours de pair avec "l'infériorité sociale" (puisque l'intellectuel est souvent à la solde du puissant).
Pour d'Alembert et Diderot, la parole de Rousseau ne deviendra "accusatrice" qu'à partir des années 1760, lorsqu'ils auront à leur tour renoncé à leurs anciens idéaux. Quémandant les honneurs, s'agenouillant devant les monarques (Catherine II, Frédéric II), acceptant les compromissions qu'ils dénonçaient autrefois, ils se rapprochent peu à peu des cercles de pouvoir et se métamorphosent bientôt en ce que le XXè siècle appellera des intellectuels bourgeois
Un tel rappel n'est pas innocent : il permet du moins de poser un regard plus avisé sur notre propre intelligentsia. 
Sur ceux que le pouvoir a cooptés et qui paradent constamment sur le devant de la scène, mais également sur les autres, les dissidents, condamnés aux coulisses même quand ils clament la vérité.

jeudi 13 septembre 2012

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (3)

(lire le début ici)

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'offensive des apologistes chrétiens contre les Encyclopédistes ne se réduit pas à l'anathème ou à l'intimidation. On recense au cours du XVIIIè siècle près de 800 ouvrages apologétiques destinés à raffermir la Foi du chrétien ébranlé par les nouvelles théories.
Fénelon
Ainsi, le recours à la beauté et à la perfection du monde (impliquant l'existence d'un créateur) constitue un argument maintes fois asséné dans les traités religieux de la 1ère moitié du siècle. Plus tard, des auteurs tels que B. de Saint-Pierre (Paul et Virginie) puis Chateaubriand (Génie du Christianisme) reprendront ce thème à leur compte. Aujourd'hui encore, les tenant du "dessein intelligent" (intelligent design) s'inscrivent dans la lignée d'apologistes du XVIIIè tels que Fénelon ou Pluche. Si ces providentialistes ont été raillés par Voltaire dans Candide (souvenons-nous du "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes", leitmotiv du précepteur Pangloss), il faut bien reconnaître que certains de leurs discours apparaissent aujourd'hui d'une naïveté confondante : "Quant aux océans," prétend l'abbé Pluche dans Le Spectacle de la nature, "on sait qu'ils ont été créés tout exprès pour permettre la navigation et donc favoriser le rapprochement des peuples ! Dieu n'a-t-il pas créé la terre en position droite pour que nous puissions avoir un printemps éternel ? La nature contribue à la civilisation."
abbé Pluche
La 2nde moitié du siècle va voir s'infléchir les positions des apologistes chrétiens : la plupart renoncent progressivement aux références à l'Ecriture sainte ou encore aux preuves métaphysiques de l'existence de Dieu ; d'autres tentent même de montrer que la religion constitue la meilleur voie pour atteindre le bonheur individuel et social (alors que les Encyclopédistes leur reprochent de privilégier un au-delà douteux). Dans un difficile exercice d'équilibriste, certains théologiens parviennent bientôt à concilier la quête d'un bonheur dans l'au-delà et celle du bien-être terrestre. Ainsi, l'abbé Yvon écrit : "Si de quelque côté qu'on envisage la Religion chrétienne, on en voit sortir des rayons de lumière qui en démontrent la vérité, pour peu qu'on la presse par les mêmes endroits, il est facile d'en extraire un suc délicieux qui fait désirer de recueillir les fruits qu'on goûte en son sein." Alors qu'on l'accuse souvent d'être contraignante, la pratique religieuse devient ici source de plaisir immédiat et même de désir !
A la fin du siècle, l'aspiration de l'homme à un bonheur terrestre est devenue légitime dans la plupart des traités religieux. On ne fait plus le bien pour obéir aux impératifs des Evangiles, mais parce que l'acte vertueux profite à tous et qu'il favorise la sociabilité ! En déplaçant leur argumentaire sur le terrain de leurs adversaires (les valeurs mondaines) et en délaissant la notion de l'absolu divin, les apologistes chrétiens reconnaissent déjà leur défaite
(à suivre)

dimanche 9 septembre 2012

Le discours antiphilosophique

Aujourd'hui oublié, le discours antiphilosophique du XVIIIè siècle ne se résume pas à la thématique jésuitique. Voici quelques passages extraits de pamphlets écrits par des opposants littéraires ou encore politiques.


Jean-Antoine Rigoley de Juvigny (1709-1788)
De la décadence des lettres et des mœurs (publié en 1787)   

L’esprit destructeur qui domine aujourd’hui, n’a plus rien qui l’arrête. Le philosophisme a pénétré partout, a tout corrompu, les Lettres, les Sciences et les Arts. La suite de cette affligeante révolution a été la dépravation générale des mœurs. Eh ! Comment se seraient-elles conservées pures, quand un luxe dévorant creuse à chaque instant l’abîme de la misère et concourt de jour en jour à les corrompre ? Quand tout respire un esprit d’indépendance et de liberté qui nous porte à briser les liens qui nous attachent à l’Etat et à la Société, et fait de nous des égoïstes également indifférents au mal comme au bien, à la vertu comme au vice ? Quand une ingrate et fausse philosophie cherche à éteindre dans nos cœurs la piété filiale, l’amour que nous apportons, en naissant, pour nos Rois et l’attachement que nous devons à notre patrie ? Quand le mérite timide et le savoir modeste ne sont ni protégés ni récompensés, tandis que l’ignorance intrigante et présomptueuse trouve partout des protecteurs qui lui ressemblent ? Quand, en un mot, on a perdu toute idée de devoir, tout principe, toute règle de conduite et tout sentiment de religion ?




Baron Pierre-Victor de Benseval (1721-1791, Mémoires sur la cour de France, (publié en 1987)

Il y a, je le sais, des choses à réformer ; mais la pire est la licence des philosophes, espèce d’hommes qui, joignant des études sérieuses à des bouffées d’indépendance et de rébellion, apportent dans la société l’abus des connaissances. L’orgueil fait la base de leur caractère, et l’égoïsme est leur maxime fondamentale. Voltaire est leur patriarche et les dédaigne. Ils ont adopté le mépris qu’il affiche de tous les principes ; mais n’ayant pas sa grâce pour colorer leur doctrine, ils ne sont que des pédants fort dangereux. Ils attaquent la religion parce qu’elle est un frein, et l’autorité des rois, pour la même raison. Ils prêchent l’égalité des conditions pour niveler tout ce qui s’élève au-dessus d’eux ; enfin, ils opèrent par leurs écrits ce qu’on faisait, dans les jours d’ignorance, par les conjurations, par le poison et le fer. Les rois s’endorment là-dessus ; l’Eglise lance des foudres perdues ; le Parlement brule un livre, pour le multiplier ; l’avenir est menacé des terribles effets de cette insouciance ; elle sera le germe de grands malheurs. 




Vicomte Louis de Bonald (1754-1840), article paru dans le Mercure de France (publié en 1806)
 « Voltaire, me dira le philosophe de ce siècle le plus profond en doctrine révolutionnaire, Voltaire a fait tout ce que nous voyons » et je ne sais si aux yeux du juge suprême, qui pèse au poids du sanctuaire nos erreurs et nos vertus,  Voltaire peut être absous du bien qu’il a fait par le mal qu’il a occasionné. Il observait si l’on veut, la petite morale ; mais il bouleversait la grande ; et en bâtissant un village, il démolissait l’Europe. JJ Rousseau, autre écrivain qui eut aussi l’ambition d’être le précepteur du genre humain, n’a pas laissé grâce à ses Confessions, la même ressource à ses admirateurs ; et il est difficile de justifier les erreurs de ses écrits par la sagesse de sa conduite. Il est même quelques actions de sa vie qu’on essaierait vainement de rejeter sur l’indépendance un peu sauvage de son génie, et qu’on ne peut charitablement attribuer qu’au désordre prouvé de sa raison. (…) Mais en vérité, lorsque l’on voit des écrivains doués, quelques-uns, des plus rares talents, et qui, tous ensemble, ont pris un si haut ascendant sur leur siècle, traiter la philosophe par hyperboles, publier sur les objets les plus importants, leurs conceptions hardies qu’on ne doit pas prendre à la rigueur, et faire ainsi, avec une inconcevable témérité, de l’esprit sur les lois, les mœurs, la religion, l’autorité politique, au milieu de la société, et en présence de toutes les passions ; on ne peut s’empêcher de les comparer à des enfants qui, dans leurs jeux imprudents, tranquilles sur des dangers qu’ils ne soupçonnent même pas, s’amuseraient à tirer des feux d’artifice dans un magasin à poudre.

jeudi 30 août 2012

Je pense donc je doute !

Si la sortie du "Voile déchiré" au mois de juin dernier marque la fin de ma période d'"intimité" avec Rousseau, elle n'a fait que renforcer mon goût pour cette époque passionnante qu'est le XVIIIè siècle. Oserais-je l'avouer, cette longue période d'immersion dans la correspondance du Genevois, dans celle de ses ennemis également, me laisse un goût d'inachevé. J'aurais tant aimé acquérir une certitude sur l'homme, sur ses motivations, sur les raisons qui l'ont conduit au drame de l'Ermitage, évoqué dans "la Comédie des Masques", puis à une rupture définitive avec ses anciens amis encyclopédistes. J'ai longuement écouté ce qui se disait du Genevois lors des cérémonies du tricentenaire, et pour ne rien vous cacher, j'ai envié l'assurance dont faisaient preuve certains intervenants lorsqu'ils abordent le cas Rousseau. Pour ma part, même si on m'a souvent soumis cette idée, je me serais senti incapable de rédiger une biographie ou un essai, c'est-à-dire d'assumer autre chose que mes doutes. D'emblée, le choix de la forme romanesque s'est donc imposé à moi comme une évidence. "Au lecteur de trancher" disait récemment un critique à propos du Rousseau que j'ai mis en scène dans le "Voile déchiré". Oui, bien sûr... D'ailleurs, Rousseau n'a-t-il pas tout fait pour qu'on n'arrive jamais à lui ? N'est-ce pas lui qui, le premier, reconnaît s'être peint "de profil" dans ses écrits autobiographiques ? Et dans ce cas, quel crédit peut-on accorder au personnage Rousseau évoqué dans les "Confessions", les "Rêveries", les "Lettres à Malesherbes"... Concernant l'illumination de Vincennes, des biographes aussi sérieux que Trousson et Eigeldinger rapportent scrupuleusement la version rousseauiste de cette journée décisive. Et au passage, ils taisent ce qu'en disent Diderot et Grimm... Qui détient donc la vérité désormais, sinon les historiens chargés de nous la transmettre ? On pourrait en dire autant d'autres figures tutélaires des Lumières telles que Voltaire, Diderot ou d'Alembert, dont on oublie qu'ils ont été des hommes, avec leurs bassesses et leurs forfaitures, avant de devenir les immenses auteurs que l'on connaît.
Mon prochain roman leur redonnera vie, aux êtres de chair davantage qu'aux écrivains, et nous aurons alors l'occasion d'en reparler. Pour l'heure, j'aimerais remercier celles et ceux qui m'ont suivi tout au long de cette première aventure. Quant aux autres, si "le Voile déchiré" est provisoirement épuisé, qu'ils ne désespèrent pas ! Les librairies devraient très prochainement être réapprovisionnées !
A bientôt, OM

mercredi 29 août 2012

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (2)

Jean-Martin de Prades
(lire le début ici)

Avec l'affaire de l'abbé de Prades,  les Encyclopédistes vont subir leur première attaque en règle de la part des Jésuites et des Jansénistes. En novembre 1751, ce jeune théologien soutient  devant les docteurs de la Sorbonne sa thèse de fin d'études. Les huit membres du jury lui accordent leur approbation, et voilà l'abbé promu docteur sans que personne ne trouve à y redire. Pourtant, quelques jours plus tard, deux autres théologiens de la Sorbonne font part de leur indignation auprès des Jésuites. De Prades aurait non seulement remis en cause les miracles de Jésus-Christ, mais il aurait également prétendu que le peuple chinois était présent sur terre avant le Déluge !
Aussitôt, Jansénistes et Philosophes sautent sur l'occasion pour accabler de leurs sarcasmes la faculté de théologie. Les uns se moquent de ces querelles qu'ils jugent dépassées, les autres dénoncent le laxisme grandissant de la faculté. Alerté, le pouvoir royal ordonne de soumettre la thèse au Parlement, qui demande aussitôt à la Sorbonne de sévir. En janvier 1752, dix propositions soutenues par l'abbé sont déclarées hérétiques et contraires aux bonnes moeurs. 
De l'impiété de l'abbé de Prades à celle de ses amis Encyclopédistes, il n'y a qu'un pas que Jansénistes et Jésuites s'empressent de franchir pour s'en prendre au dictionnaire. Si le périodique jésuite pointe du doigt ses insuffisances (erreurs, plagiat) et certaines des positions soutenues par les co-directeurs d'Alembert et Diderot, le journal janséniste évoque pour sa part une dangereuse entreprise de subversion.
Sous la pression, le pouvoir royal rend alors un arrêt (février 1752) qui interdit d'imprimer et de vendre de nouveaux exemplaires sous peine d'une amende de mille livres. L'abbé de Prades est quant à lui décrété de prise de corps. Il trouvera son salut dans la fuite en gagnant la Hollande, puis Berlin, où Frédéric II le nomme aussitôt lecteur.
Malesherbes
Il faudra que le jeune Malesherbes (directeur de la Librairie depuis 1750) et Mme de Pompadour unissent leurs efforts pour que le privilège de publication soit finalement maintenu, et que les tomes suivants puissent paraître.
Si Diderot ressort meurtri et épuisé de ce combat, d'Alembert envisage pour sa part d'abandonner l'entreprise. Ayant obtenu quelques assurances en haut lieu, notamment celle de ne plus avoir à subir les attaques des Jésuites, il se remet pourtant au travail au cours de cette même année 1752.
L'Encyclopédie est momentanément sauvée. Pour autant, les ennemis des philosophes sont loin d'avoir rendu les armes.
(à suivre ici)

lundi 27 août 2012

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (1)

Puisque les deux conférences de Marion Sigaut abordent longuement la question, on peut rappeler quelques dates du mano a mano qui a opposé les Jansénistes aux Jésuites.
blason de la Compagnie des Jésuites
Au XVIIIè siècle, tout commence en 1713, avec la célèbre bulle Unigenitus, dans laquelle le Pape Clément XI condamne sévèrement 101 propositions jansénistes sur la grâce et la lecture de l'Ecriture Sainte. Si de nombreux évêques se montrent favorables à ces décrets, les milieux parlementaires (essentiellement jansénistes) vont refuser de les appliquer. Ainsi, en 1749, l'Archevêque C. de Beaumont prétend imposer aux fidèles l'obligation de présenter un billet de confession signé par un directeur de conscience favorable à la bulle. Ceux qui refuseraient sont menacés d'être privés des derniers sacrements, et partant, d'une inhumation en terre chrétienne. On imagine l'immense tollé que cette ordonnance a provoqué dans les milieux jansénistes !
Contrairement à une opinion largement répandue, les Jésuites sont pourtant loin d'apparaître comme des esprits sectaires opposés à toute nouveauté. Les Jansénistes leur reprochent même d'inculquer aux élèves des collèges une morale de plus en plus relâchée.
Pour comprendre l'hostilité à venir contre le mouvement philosophique (à partir de 1751), il faut imaginer qu'à travers les Encyclopédistes, chaque camp (Jansénistes et Jésuites) cherche avant tout à nuire à son adversaire. Deux périodiques rendent parfaitement compte du combat qui va les opposer jusqu'en 1763, date à laquelle les Jésuites vont être chassés du royaume : pour ces derniers, le Journal de Trévoux, dirigé par le Père Berthier ; pour les Jansénistes, les Nouvelles Ecclésiastiques, avec à leur tête le curé Jacques Fontaine de la Roche.
Voilà le décor planté. Deux ennemis qui se vouent une haine féroce, un pouvoir royal qui tente le plus souvent de calmer le jeu. C'est dans ce contexte que se crée (vers 1749-1750) le parti des philosophes, réuni autour de Diderot et d'Alembert. 
Les douze années qui vont suivre donneront lieu à une lutte sans concessions, dans laquelle tous les coups seront permis. 
Nous y reviendrons  ici...

mercredi 8 août 2012

Hommage à Benoît Mély (2)

Autant La comédie des masques que Le voile déchiré doivent beaucoup à Benoît Mély, dont l'ouvrage "JJ Rousseau, un intellectuel en rupture" (éd. Minerve) a très largement nourri mon propre travail.
Dans un précédent article (cf février 2011), je rapportais le point de vue de Mély sur la rupture entre Rousseau et les Encyclopédistes.  Selon lui, la nature du conflit était avant tout sociale, Rousseau dénonçant l'embourgeoisement de ses anciens amis. Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, le Genevois nous conforte dans cette approche : "En écoutant les gens à qui on permet de parler, j'ai compris qu'ils n'osent ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent, et que payés par le fort pour prêcher le faible, ils ne savent parler au dernier que de ses devoirs, et à l'autre que de ses droits... Pourquoi serais-je complice de ces gens-là ?". Si les deux premiers discours du Genevois n'alarment guère les philosophes (celui sur les Sciences et les Arts, celui sur l'Inégalité), c'est son refus obstiné de toute soumission aux grands du Royaume qui va provoquer la colère de ses anciens amis. A commencer par Voltaire qui ironise bientôt à son sujet : "...du fond de son tonneau, il s'avise d'aboyer contre nous".
Comme l'explique B. Mély, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il existait bel et bien une connivence tacite entre les Encyclopédistes, les grands financiers et même une fraction de l'aristocratie de cour : "les philosophes rendent service aux princes en détruisant la superstition, qui est toujours l'ennemie des princes", écrit Voltaire dès 1750. De fait, certains hauts dignitaires ne voyaient pas d'un mauvais oeil le combat mené par les philosophes contre la trop puissante Eglise. Ainsi, D'Argenson et Conti (soit deux des hommes les plus puissants du royaume) ont beaucoup oeuvré pour protéger la liberté d'expression de ces mêmes philosophes. Conscients de l'affaiblissement de l'autorité monarchique, ils étaient résignés à sacrifier certains de leurs privilèges, et même leurs anciens alliés, plutôt que de tout perdre. "Les prêtres sont trop dangereux" écrivait déjà Mme de Pompadour en 1753. Plus tard, l'expulsion des Jésuites sera même saluée par le premier ministre Choiseul.
Contrairement à ce qu'on entend souvent ânonner dans nos salles de classe, les intérêts des philosophes (souvenons-nous du mot d'ordre: écraser "l'Infâme") pouvaient effectivement coïncider avec ceux des.puissants. En dénonçant cette collusion, Rousseau rappelle aux philosophes qu'ils ont renoncé à leur idéal, autrefois clamé par d'Alembert : liberté, vérité, pauvreté

La pauvreté, parce qu'ils acceptent désormais la pratique du mécénat. 
La liberté, parce qu'ils sont inévitablement liés à ceux qui les paient.
La vérité, parce qu'ils ne sauraient se brouiller avec leurs bienfaiteurs.

 A l'aube des années 1770, si l'on prend en compte la situation financière des philosophes les plus célèbres (Voltaire, Diderot, d'Alembert, Rousseau...), il n'en est qu'un qui soit resté pauvre pendant que les autres avaient amassé une fortune.